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12 août 2014 2 12 /08 /août /2014 01:00

Comme cela était attendu, Recep Tayyip Erdoğan (notez que, en turc, le ğ ne se prononce pas mais allonge la voyelle précédente : prononcez donc « erdo-ann ») a été élu le 10 août président de la république turque dès le premier tour avec 52% des suffrages exprimés, contre 38% à son principal adversaire, Ekmeleddin Mehmet İhsanoğlu, et 10% à Selahattin Demirtaş. La participation électorale a été de 73%.

1/ Le score d’Erdoğan est inférieur à ce que prédisaient les sondages. Cela est dû à une participation en baisse par rapport aux élections antérieures, notamment chez les 3 millions de Turcs résidant à l’étranger et inscrits sur les listes consulaires dont moins de 10% se sont déplacés.

Le résultat marque ainsi une certaine érosion de sa popularité, ce qui est attribué aux scandales de corruption qui ont récemment affecté l’entourage du premier ministre et à la forte contestation qui a agité les milieux ouvriers et étudiants dans le courant de 2013, en particulier à Istanbul.

L’opposition, comme l’Organisation de la Sécurité et de la Coopération en Europe (OSCE), qui avait des observateurs sur le terrain, n’ont pas dénoncé de fraudes massives directes mais ont noté une forte inégalité dans la campagne entre les candidats, M. Erdoğan ayant disposé de moyens financiers considérablement supérieurs à ceux de ses deux opposants et ayant largement bénéficié de la logistique de l’appareil d’Etat.

On note en outre que la victoire d’Erdoğan n’est pas complète sur l’ensemble de la Turquie : M, İhsanoğlu, candidat commun des socio-démocrates et des nationalistes laïques, est arrivé en tête dans toutes les provinces du littoral égéen et méditerranéen (sauf le Grand Istanbul où le candidat du parti islamiste l’emporte de peu), soit les régions de l’Ouest et du Sud, les plus modernes et les moins conservatrices, tandis que M. Demirtaş, candidat kurde, arrive en tête dans les région du Sud-Est, majoritairement peuplées de Kurdes (environ 15 millions de personnes). Les meilleurs scores de M. Erdoğan ont, en revanche, été réalisés dans la Turquie intérieure d’Asie, sur ce plateau anatolien « gardien » des traditions et du culte, qui n’avait accepté les changements radicaux d’Atatürk, fondateur de la république, tels l’abandon de l’alphabet arabe et du voile et l’instauration d’une laïcité calquée sur le modèle français, que contraint et forcé.      

2/ La nette victoire de l’actuel premier ministre doit néanmoins être soulignée. L’homme fort de Turquie, au pouvoir depuis 2003, a, depuis cette date, gagné, souvent largement, tous les scrutins, tant nationaux que locaux.

La personnalité du vainqueur a nettement surpassé celle de ses concurrents. M. Erdoğan, qui est âgé de 60 ans, domine la vie politique de son pays depuis plus d’une décennie. Cet islamiste pragmatique (très conservateur en matière religieuse et de mœurs mais qui a su composer jusqu’à présent avec ceux, longtemps hégémoniques dans ce pays officiellement laïque, qui ne le sont pas).

Né à Istanbul, métropole économique de plus de 10 millions d’habitants, il commença sa carrière comme maire de cette ville entre 1994 et 1998 (ce n’était pourtant pas le terrain le plus propice à son idéologie, ce qui montre son habileté), devint le porte-drapeau de la contestation islamiste au pouvoir civil laïque soutenu par l’armée en récitant une prière en public et dans l’exercice de ses fonctions, ce qui lui valut plusieurs mois de prison et, pendant un temps, l’inéligibilité. Fondateur de l’AKP (parti de la Justice et du Développement), dont il est toujours Secrétaire Général, il remporta haut la main les législatives de 2002 et règne depuis sans partage sur la Turquie.

Cette victoire de l’islamisme turc sur la laïcité fondée par Atatürk est le phénomène majeur de la Turquie contemporaine. Ce n’était pourtant pas gagné d’avance. Il y a en effet deux sociétés turques qui s’opposent et même s’affrontent.

D’un côté, les conservateurs, héritiers de l’empire ottoman, forts dans les régions à tradition rurale (même si la population y est devenue majoritairement urbaine) du plateau anatolien, fief de l’islam sunnite, majoritaire en Turquie.

De l’autre, la Turquie « européenne », qui correspond à la Turquie d’Europe, autour d’Istanbul, mais aussi aux régions littorales d’Izmir, autrefois peuplées de Grecs, et d’Antalya. Cette Turquie laïque et moderne est celle aussi de la minorité alevi (de l’ordre de 20% de la population turque), qui était niée et brimée sous les Ottomans. Les Alevis sont une branche du chiisme très attachée à la laïcité (le culte est discret et les femmes ne sont pas voilées) ; les Alevis sont proches des Bektashi, majoritaires en Albanie (ce qui explique le succès du communisme laïque dans ce pays), et des Alaouites, qui constituent l’ossature du régime syrien de Bachar-el-Assad (lui aussi laïque) ; ils ont aussi quelques points communs avec les Mozabites algériens de Ghardaïa (où, ces derniers mois des affrontements ont eu lieu avec les musulmans sunnites intégristes), aujourd’hui nombreux en France.

Autre minorité traditionnellement en opposition avec l’islamisme, les Kurdes, majoritaires dans le Sud-Est de la Turquie (et présents, aussi, en Irak, en Iran et en Syrie). Erdoğan a plutôt bien géré la question kurde depuis son accession au pouvoir. Des droits linguistiques leur ont été donnés (médias, enseignement) et l’insurrection armée a cessé (pour le moment). La question est loin d’être réglée mais le dossier est moins chand.

Dans sa lutte contre la laïcité, Erdoğan a marqué des points. Par petites touches, il est revenu sur plusieurs lois ou règlements instaurés par Atatürk et ses successeurs. Il a ainsi mis fin à l’interdiction de porter le voile à l’université. Profitant de la corruption fréquente régnant dans la haute hiérarchie militaire, Erdoğan a mis plusieurs généraux en procès, ce qui aurait été impensable il y a vingt ans. Aujourd’hui, l’armée est rentrée dans le rang. Son droit de véto sur les gouvernements et les lois a, en pratique, disparu. Toutefois, les islamistes turcs restent prudents. Ils savent jusqu’où aller ou ne pas aller. Hors de question, ainsi, d’introduire la charia dans le droit ou de sanctionner le non-respect du jeûne en public pendant le mois du ramadan.

3/ Dans cette élection présidentielle, les deux autres candidats n’ont visiblement pas fait le poids face au leader de l’AKP. 

İhsanoğlu, 70 ans, n’est pas un politique. Issu d’une famille turque du Caire, il n’a presque jamais vécu en Turquie. Universitaire renommé, il a aussi été un grand diplomate. Depuis 2004, il était Secrétaire Général de l’Organisation de la Coopération Islamique (OCI, une cinquantaine de pays-membres). Fonction prestigieuse, mais cette casquette n’a pas été du goût de nombreux milieux laïques. Candidat de compromis de plusieurs partis ayant peu de points communs si ce n’est l’opposition à Erdoğan, İhsanoğlu non seulement n’a pas fait l’unanimité mais ceux qui s’y sont ralliés l’ont fait sans enthousiasme. Il n’a donc pas fait le plein chez les opposants. Les étudiants contestataires d’Istanbul, plus proche des « indignés » que des politiciens plus classiques ne se sont pas reconnus en lui.

Quant à Demirtaş, jeune avocat de 42 ans, député et successivement membre de plusieurs partis interdits pour cause de séparatisme, il a été un candidat kurde de témoignage.

4/ Cette élection présidentielle a été la première au suffrage universel. Dans la constitution actuelle, de type parlementaire, le pouvoir appartient au premier ministre, issu de la majorité parlementaire. Il est dans les intentions du président élu de la modifier pour lui donner un caractère plus présidentiel (peut-être du type français). En attendant, le premier ministre sera son homme lige et, de fait, Erdoğan restera le « patron ».

5/ Pourquoi cette domination sans partage d’Erdoğan et de l’AKP ?

Un peu du fait de sa base sociale et de l’hégémonie de l’islamisme militant. C’est dans l’air du temps dans la plupart des pays de tradition musulmane.

Mais beaucoup, assurément, grâce aux bons résultats économiques de la Turquie.

La Turquie est, à nouveau, un pays qui compte. A nouveau, parce que ce fut le cas entre les seizième et dix-neuvième siècles lorsque l’empire ottoman s’étendait sur la trentaine de pays actuels qui couvrent la plus grande partie du Moyen Orient, les Balkans et la plus grande partie de l’Afrique septentrionale. De Byzance, du temps des Grecs (dont les Ottomans ont repris la plus grande partie de la civilisation) à Istanbul, en passant par Constantinople, cette cité a représenté longtemps l’un des phares de la civilisation.

L’histoire est souvent un éternel recommencement. C’est le cas pour la Turquie, longtemps « homme malade » de l’Europe et du Moyen Orient. Atatük montra la voie du renouveau, mais son pays restait pauvre et donc marginal.

Aujourd’hui, la Turquie est en pleine expansion. Avec 77 millions d’habitants, elle est une puissance démographique importante et ce pays est stratégiquement bien situé : à cheval sur l’Europe et l’Asie, gardien des détroits du Bosphore et des Dardanelles, il occupe l’une des positions clé du monde.

La puissance économique n’est pas en reste. Avec des taux de croissance qui dépassent le plus souvent 5% par an, la Turquie est un pays « émergent » à niveau de vie intermédiaire et avec un PIB global, compte tenu de ce niveau et de la population, qui est en passe d’entrer dans le « club » des plus fortes économies mondiales. Le PIB de la Turquie a été de 822 milliards de dollars en 2013, 17ème rang mondial (7ème rang européen, si on considère la Turquie comme européenne, et premier rang du Moyen Orient, dépassant notamment l’Arabie Saoudite et l’Iran).

6/ Qu’attendre de la présidence Erdoğan ?

Probablement la continuité, ce qui n’exclura pas certaines inflexions.

Sur le plan intérieur, un islamisme « modéré », non par idéologie mais par pragmatisme. De nouveaux gestes de bonne volonté vers les Kurdes (d’autant que les Kurdes d’Irak ne sont pas à négliger), mais aussi vers les Alevis (ils sont annoncés. Seront-ils faits ? L’alévisme continue d’être, de fait, proscrit, d’autant plus facilement que la Turquie « laïque » ne reconnait aucune religion).

L’attitude vis-à-vis des secteurs les plus allergiques à l’islamisme risque d’être moins flexible. Ce sont clairement ses ennemis, en fait ses « empêcheurs de tourner en rond ». Il est clair que la société rêvée par Erdoğan et ses soutiens est la Turquie de l’ancien régime, pas celle d’Atatürk. L’affrontement entre les deux Turquie est dans l’ordre des choses. La mise au pas de l’armée et la répression de la contestation de 2013 ont laissé des traces. Les antagonistes ne se feront pas de cadeaux. Le grand affrontement mondial entre l’islamisme et ceux qui veulent son reflux risque de traverser la Turquie.  

Sur le plan économique, la continuité. Le marché intérieur est vaste et en pleine expansion. De grandes infrastructures continueront à être créées. Le tourisme, qui attire des millions de visiteurs grâce aux prix bas, devrait continuer à bien se porter dans la mesure où la situation dans les pays voisins et l’agitation sociale (le « gâteau » croit mais il est inégalement réparti) n’effrayeront pas les visiteurs.

7/ La Turquie est appelée à jouer un rôle accru sur la scène internationale.

Son positionnement est original : le pays est membre de l’OTAN (son armée est l’une des plus fortes de la région), mais il est loin d’être aligné sur les Etats-Unis. Lorsque les Américains ont envahi l’Irak en 2003, la Turquie a interdit le survol de son territoire par les avions de l’US Air Force.

Les relations avec la Russie sont plutôt bonnes. Il en va de même avec l’Iran.

Ces relations s’étaient toutefois refroidies en relation avec le conflit syrien. Erdoğan a pris un parti sans nuance pour l’opposition armée à Bachar. Cela a correspondu à la fois à un islamisme militant et à une conjonction stratégique avec Washington.

Cela devrait changer maintenant compte tenu de l’ « émigration » de la rébellion islamiste vers l’Irak (« Etat islamique d’Irak et du Levant ») et, surtout, de la barbarie des djihadistes, désormais moins « présentables », et même plus du tout présentables. Le changement d’attitude à leur égard, tant d’Ankara que de Washington, devrait déboucher assez rapidement vers une normalisation des relations avec Damas et, par voie de conséquence, la disparition de motifs de divergences avec Moscou et Téhéran. Avec Moscou, il y a de nombreux intérêts économiques (notamment le tourisme russe en Turquie et les placements de capitaux). Avec Téhéran, il a à la fois des intérêts économiques et une convergence avec le virage américain.

Ankara devrait continuer avec des relations étroites avec l’Arabie Saoudite et le Qatar, pivots de l’internationale islamiste, mais aussi partenaires économiques.

Toutefois, le vent a tourné au Moyen Orient. Désormais, l’islamisme suscite méfiance et même rejet. Les Frères Musulmans ont été balayés d’Egypte, marginalisés en Tunisie, surveillés en Jordanie, au Maroc et en Algérie. Washington devient circonspect vis-à-vis des monarchies du Golfe. Le grand amour appartient déjà au passé. Il pourrait se transformer en hostilité. On peut prédire que, désormais, l’islamisme international de la Turquie sera moins militant. La grande coopération de tradition ottomane (qui a plutôt laissé de bons souvenirs, y compris dans un pays aussi éloigné que l’Algérie) devrait y être substituée. Moins religieuse et idéologique, plus politique, économique et culturelle (l’enseignement du turc progresse partout dans les pays arabes et dans les Balkans).

L’axe Turquie-monde arabe devrait se concrétiser dans une hostilité accrue envers la politique du gouvernement israélien. Traditionnellement, il y avait une coopération politique, économique et militaire de la Turquie avec Israël. C’était la face « OTAN » de la Turquie. Depuis qu’Erdoğan est aux affaires, la critique envers Israël a grossi. Des bateaux turcs ont essayé de forcer le blocus de Gaza (ils s’apprêtent à recommencer), Erdoğan a comparé l’attitude d’Israël à celle d’Hitler. Cela est populaire dans le monde arabe. Cela devrait s’intensifier.

Quelle sera l’attitude de la Turquie vis-à-vis de Kurdistan irakien ?

Jusqu’à présent, Ankara faisait savoir qu’une déclaration unilatérale d’indépendance serait un casus belli et que les troupes turques pourraient intervenir. Cette attitude a déjà commencé à évoluer. Un consulat général turc a été ouvert à Erbil et un oléoduc achemine désormais directement le pétrole kurde vers la Turquie avec un accord qui est quasiment un accord d’Etat à Etat. Erdoğan commence à entrevoir le parti qu’il pourrait tirer d’un Kurdistan du Sud indépendant (les Américains sont sur la même longueur d’onde ; ils ne se font plus beaucoup d’illusion sur la viabilité d’un Irak uni), y compris pour leurs propres Kurdes que cela motiverait peut-être à collaborer avec le pouvoir central.

Et les autres voisins ?

Le génocide arménien de 1915 n’est pas encore reconnu mais des progrès ont été faits dans la  reconnaissance de « crimes de guerre de masse ». Erdoğan s’en remet à une commission d’historiens, ce qui lui permet de gagner du temps. En attendant, la normalisation avec la république d’Arménie est en voie d’être une réalité. Il y a eu des échanges de visites officielles à haut niveau.

Avec la Grèce, ça va beaucoup mieux aussi. Les relations d’Etat à Etat, sans être excellentes, sont pacifiques (cela n’a pas toujours été le cas). Il est vrai que la Grèce, en pleine déliquescence économique, a d’autres priorités. Le dossier chypriote, lui, n’a pas beaucoup avancé. Mais tout le monde s’accorde à estimer que c’est la faute des Chypriotes grecs peu enclins au compromis (d’autant que, lorsqu’on en était proche, l’Union européenne a stupidement admis Chypre grec sans condition, ce qui a encouragé la partie grecque de l’île à l’intransigeance).

XXX

Globalement, donc, une situation qui devrait accroitre le rôle international de la Turquie. Mais, sur le plan intérieur, le ciel n’est pas exempt de nuages : le clivage religieux-laïques peut tourner à tout instant à l’affrontement ; le respect des droits de l’homme en Turquie continue à poser problème (assassinats de journalistes, condamnations à des peines de prison pour contestation ou, tout simplement, langage public non conforme aux « valeurs » turques) ; sur le plan économique, une bulle immobilière en préparation, beaucoup de spéculation, de corruption, des banques faibles, l’évasion fiscale, le chômage, etc.

La Turquie a déjà fait beaucoup, mais, certainement, peut mieux faire. Ses insuffisances lui ont, pour le moment, barré l’entrée dans l’Union européenne. Il est vrai que celle-ci est tellement mal en point, que la Turquie ne s’en porte pas plus mal, pour ne pas dire mieux (elle a au moins une politique économique indépendante, ce qui ne serait pas le cas si elle était dedans).

 

Yves Barelli, 12 août 2014     

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1 août 2014 5 01 /08 /août /2014 11:01

Les évènements tragiques de la bande de Gaza où l’armée israélienne se rend coupable de crimes de guerre (voir mon article du 9 juillet : « Nouvelle escalade de violence israélo-palestinienne ») ont des répercussions inquiétantes en France.

1/ Le communiqué de l’Elysée d’il y a dix jours (au début des évènements actuels) est scandaleux par sa partialité : le président de la république française se déclare solidaire d’Israël, « menacé » dans sa sécurité par les tirs de roquettes du Hamas sur diverses localités du pays (1 mort, dégâts matériels limités grâce au bouclier anti-missiles qui protège le territoire de telles attaques). Pas un mot sur les victimes palestiniennes (plus de 500 morts à ce jour, en grande majorité femmes et enfants) dans la bande de Gaza, en nombre sans commune mesure avec les pertes israéliennes (moins de 20, presque tous militaires), pas un mot non plus sur le refus d’Israël d’évacuer les territoires occupés, sur son refus d’entamer de véritables négociations de paix, sur son refus d’arrêter les implantations de colonies en Cisjordanie et sur son refus de desserrer le blocus de la bande de Gaza.

Cette attitude tranche avec la politique constante de la France depuis des décennies : reconnaissance et sécurité d’Israël assortie, conformément aux résolutions pertinentes du Conseil de Sécurité, de l’évacuation des territoires occupés et de la reconnaissance d’un Etat palestinien.

Même si le « tir » a été légèrement modifié à la suite de l’intervention du Quai d’Orsay, on a retenu un inquiétant infléchissement de la position française, désormais ouvertement pro-israélienne. Ce n’est hélas pas le seul changement dans la politique étrangère de la France depuis l’accession à la présidence de François Hollande. Désormais, la France est alignée sur les Etats-Unis et elle va même parfois au-delà des positions de Washington sur quasiment tous les dossiers : Syrie, Iran, Ukraine, et maintenant Palestine. Ce positionnement n’est pas une erreur ou une bavure. Il correspond aux convictions de Hollande. Ainsi lorsque l’Etat palestinien a été admis en 2012 à l’ONU en tant qu’observateur, la France a failli s’abstenir alors que, sous la présidence de Sarkozy, elle avait voté en faveur de l’admission de l’Etat palestinien à l’UNESCO. Seul un « forcing » du ministère des affaires étrangères avait permis d’émettre un vote davantage en accord avec les attentes des amis de la France dans le tiers-monde et davantage en accord avec le sens de la justice et de la mesure, qualités traditionnelles de la diplomatie française. Mais ce vote du bout des lèvres n’avait été assorti d’aucune campagne internationale : la preuve est que des pays comme Andorre ou Monaco, facilement alignés d’habitude sur la France, se sont abstenus (voir mon article du 28 novembre 2012 : « l’Etat palestinien à l’ONU »).

2/ Les autorités françaises ont singulièrement aggravé leur cas en interdisant le 19 juillet une manifestation à Paris de soutien au peuple palestinien, puis un autre rassemblement, de moindre envergure, dans la localité de Sarcelle, proche de la capitale. Dans les deux cas, les manifestants se sont tout de même rassemblés et des heurts violents avec la police ont eu lieu. Quelques groupes minoritaires s’en sont pris à des synagogues et à des magasins tenus par des Juifs. On remarque, en sens inverse, que là où les manifestations ont été autorisées, aucun incident ne s’est produit. Ce fut notamment le cas à Marseille où plusieurs milliers de personnes se sont rassemblées sur le Vieux Port. Du coup, devant le tollé et probablement conscient que les interdictions avaient l’effet contraire à celui recherché, la prochaine manifestation à Paris, prévue le 23 juillet, est autorisée.

3/ Alors que le monde entier s’émeut des crimes de guerre perpétrés par les Israéliens à Gaza, le gouvernement français ne semble préoccupé que par « la montée de l’antisémitisme » en France.

Dans ce contexte, Hollande et son gouvernement déploient les grands moyens pour plaire à la « communauté » juive : le 20 juillet, le premier ministre Manuel Valls, a célébré en grande pompe le 42ème anniversaire de la « rafle du Vel d’Hiv » au cours de laquelle la police du régime de Vichy avait rassemblé des milliers de citoyens juifs avant de les livrer aux Allemands ; le même jour, le président Hollande a décoré deux représentants de la « communauté » juive devant toutes les télévisions conviées au palais de l’Elysée ; le 21 juillet, le même président Hollande a invité à l’Elysée les représentants des principales religions de France, y compris donc l’israélite et la musulmane (en l’occurrence le recteur de la mosquée de Paris) pour discuter de ce grand thème d’actualité selon Hollande, non l’agression israélienne à Gaza mais l’antisémitisme en France : désormais, la lutte contre l’antisémitisme est déclarée « grande cause nationale ».

Dans ce pays, on nage désormais en pleine paranoïa. On ne peut certes nier qu’il existe des manifestations d’antisémitisme de la part d’une partie des islamistes présents en France et, plus généralement, qu’il existe un sentiment fort de méfiance et même d’hostilité vis-à-vis des Juifs dans certaines cités populaires peuplées de personnes d’origine maghrébine. Mais il serait plus juste de s’émouvoir de la montée globale de l’islamisme dans ces cités : cet islamisme militant n’est pas seulement tourné contre les Juifs, il l’est aussi contre les Maghrébins qui refusent l’islamisme (on semble oublier qu’il y a eu 100 000 morts dans la décennie 1990 en Algérie et que, s’il y a des Algériens islamistes, il y en a aussi beaucoup qui sont laïques et qui entendent le rester), contre les Chrétiens et autres « mécréants » et même contre la France. C’est un phénomène que j’ai personnellement dénoncé à plusieurs reprises sur ce blog (la dernière fois le 20 juin à propos de l’Irak : « que se passe-t-il en Irak ? »). Réduire le problème de l’islamisme à l’antisémitisme est non seulement contraire à la vérité mais est dangereux dans la mesure où cela revient à désigner à la vindicte islamiste nos compatriotes de confession juive.

Le gouvernement français serait bien inspiré, plutôt que ces rengaines un peu ridicules de la victimisation des Juifs, de dénoncer plus systématiquement l’islamisme, de refuser toute concession à leurs revendications et de mettre la politique étrangère de la France en accord avec cette dénonciation, notamment s’agissant de nos relations avec l’Arabie saoudite et surtout le Qatar, premier pourvoyeur de l’aide à la subversion islamiste mondiale et cependant érigé en meilleur ami de la France, tant par Sarkozy que par Hollande.

4/ Je refuse, et fort heureusement je suis loin d’être les seul, d’assimiler la question israélo-palestinienne à des soit disant rapports intercommunautaires, les Juifs d’un côté, les Arabes et autres « musulmans » de l’autre. Cela est indigne de notre république laïque et des valeurs de la France. Je ne suis ni arabe ni musulman et je défends le droit du peuple palestinien à avoir son Etat et, sans être antisémite (j’ai pas mal d’amis, dont certains sont Juifs, mais le fait qu’ils le soient n’a rien à voir avec mon amitié, ni en pour ni en contre : je refuse de mettre des étiquettes « communautaires » sur les gens), je condamne l’agression d’Israël contre ce peuple qui dure depuis plusieurs décennies. Je connais des Français de confession ou de tradition juive qui ont exactement la même position que moi : oui, on peut être Juif et dénoncer les crimes d’Israël. Assez de cette honteuse assimilation du sionisme et de l’Etat d’Israël avec les Juifs. On peut (et on doit) être antisioniste et dénoncer les crimes d’Israël sans être antisémite.

A cet égard, célébrer ostensiblement la Shoa et tout ce qui tourne autour de cette page honteuse de l’histoire de l’Europe au moment où les descendants des victimes de cette Shoa se rendent coupables de crimes de guerre, me parait non seulement inopportun, mais contreproductif : attention que l’attitude non dénoncée de l’Etat terroriste israélien ne provoque en retour des sentiments antisémites par assimilation des Juifs d’hier à ceux d’aujourd’hui. L’utilisation systématique du génocide de la seconde guerre mondiale par l’Etat d’Israël et par toutes les associations de la diaspora qui soutiennent sans nuance cet Etat est scandaleuse car elle me parait un sale coup porté à la mémoire des 6 millions de Juifs assassinés par le régime nazi.

5/ On peut comprendre que certaines personnes de tradition juive aient quelques scrupules à condamner les agissements de l’Etat d’Israël. Pour eux, l’existence de cet Etat est une garantie de la pérennité non seulement de la religion hébraïque et de la culture juive mais aussi de la mémoire des victimes de la Shoa. Mais ils auraient tort de chercher « couvrir » les agissements les plus criminels de cet Etat. Ceux qui le font ne travaillent pas au service des valeurs qu’ils prétendent incarner. Seul un Etat israélien irréprochable vis-à-vis de ses voisins, acceptant un Etat palestinien dans les frontières de 1997, aura une chance de s’implanter durablement au Moyen-Orient. Pour le moment, il y est vu comme un corps étranger. Ce n’est pas en bombardant aveuglément des femmes et des enfants dans la bande de Gaza qu’Israël sera accepté, au contraire. Les plus lucides des Juifs de la diaspora l’ont compris, quelques-uns osent le dire. Il faut aider les autres à ouvrir les yeux. Ce n’est pas en couvrant sans nuances les crimes israéliens, comme hélas la France le fait actuellement, qu’on rendra service aux Juifs d’Israël. Ce n’est pas non plus en affolant les Juifs de France en montant en épingle quelques cas isolés d’antisémitisme qu’on les protégera. Plus on parle d’antisémitisme, plus on provoque ce sentiment dans une partie de la population, notamment chez ceux de tradition ou de confession musulmane.

6/ Revenons à des positions plus justes et plus intelligentes.

Sur le plan international, par une politique plus équilibrée. C’est évidemment en ne tolérant pas les crimes israéliens qu’on aura une chance d’obliger Israël à changer de politique. Les excuser sous prétexte qu’il y a eu la Shoa il y a soixante-et-dix ans est aussi injuste que choquant et grotesque. Ne retenir de la seconde guerre mondiale que la Shoa est également injuste : à titre d’exemple 20 millions de morts en Russie, les deux-tiers du clergé catholique polonais assassinés par les nazis, sans même parler de l’élimination des Tsiganes, éternels oubliés de la mémoire collective.

Sur le plan intérieur, il convient absolument d’éviter tout ce qui peut s’apparenter au communautarisme, surtout à base religieuse. Cette invitation à l’Elysée des représentants des cultes de France partait peut-être d’un bon sentiment mais elle est contraire au principe de la laïcité et me procure un malaise : les Français, quels qu’ils soient, ne sauraient être représentés par des religieux, aussi respectables soient-ils. Faut-il être israélite pratiquant pour être de tradition juive ? Les Juifs laïques ne manquent pas, en France comme en Israël. Faut-il être représenté par le recteur de la mosquée de Paris pour être Français de tradition maghrébine ? Et qu’a voulu montrer le président Hollande en recevant les représentants des cultes ? Que les Juifs, tous les Juifs, sont derrière Israël ? Que tous ceux qui manifestent leur soutien aux Palestiniens sont des Arabes musulmans, et donc qu’il faudrait « réconcilier » ces Français, séparés, répertoriés, « communautarisés » ? Croyez-vous, Monsieur Hollande, que les « Juifs » ont besoin de rabbins, les « Musulmans » d’imans et les « Chrétiens » de prêtres pour exister et pour s’exprimer? L’immense majorité le refuse.     

Si c’est cela, notre président n’a décidément rien compris et j’ai honte d’être représenté au plus haut niveau par un tel personnage. C’est ce type de politique qui crée les affrontements « intercommunautaires » qu’il prétend combattre. Dans l’Etat laïque français, ceux qui désignent des « Juifs » et des « Musulmans » prennent une lourde responsabilité. Dans un pays laïque, les croyances religieuses ou autres ou les non croyances devraient rester du domaine strictement privé. Il ne saurait y avoir en France des musulmans, des israélites, des chrétiens ou des bouddhistes, mais seulement des citoyens qui, tous, doivent respecter les lois et les règlements. Si parmi eux, il y a des casseurs, ils doivent être sanctionnés, mais gardons-nous de désigner telle ou telle « communauté ».

7/ Il appartient à tous de dénoncer les intégrismes religieux, tous les intégrismes religieux. Mais la première responsabilité de la dénonciation doit revenir à ceux pour lesquels les intégristes prétendent parler en leur nom. Il appartient ainsi en premier lieu à ceux qui sont de foi musulmane de dénoncer l’islamisme, perversion de l’islam, et il appartient à ceux qui se considèrent comme Juifs de dénoncer le sionisme militant et les crimes de l’Etat d’Israël. Sans quoi, leur silence sera interprété comme de la complicité.

 

Il n’est pas trop tard pour redresser une situation qui part dans la mauvaise direction. Mais c’est urgent !                Yves Barelli, 22 juillet 2014                                         

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1 août 2014 5 01 /08 /août /2014 10:54

Le crash du Boeing 777 de la Malaysia Airlines le 18 juillet en Ukraine Orientale, qui a fait 298 morts, est un drame particulièrement horrible qui, au-delà de l’émotion du moment, mérite réflexion.

Il semble (mais restons prudents !) avéré que cet avion a été détruit en vol par un missile sol-air de grande capacité puisque l’aéronef volait probablement à une altitude de 10 000 mètres. Pour toucher une telle cible, il faut du matériel perfectionné servi par une équipe de techniciens compétents.

Il semble aussi que le missile a été tiré depuis une zone tenue par les séparatistes de la République de Donetsk.

C’est du moins ce que les Américains affirment. Cela semble plausible mais il convient d’attendre les conclusions d’une enquête indépendante, si jamais elle peut être menée à bien, pour en être certain. Washington nous a habitués à ce type de preuves « irréfutables »  présentées sans nuance à l’opinion publique internationale. On se souvient par exemple de ces « preuves » de présence d’armes de destruction massive exhibées à l’ONU par le secrétaire américain à la défense pour justifier l’agression contre l’Irak de Saddam Hussein qui se sont révélées être des faux grossiers. On ne saurait donc prendre pour argent comptant les affirmations des autorités américaines, y compris du président Obama.

Les Américains, qui soutiennent le pouvoir de Kiev dans sa guerre contre la République de Donetsk, ne sont en effet pas neutres dans ce conflit. Eux, comme les autres pays occidentaux, ont la fâcheuse tendance à accuser les séparatistes et leurs soutiens russes de tous les maux avant même de chercher à s’informer de la situation. Il est vrai qu’en sens inverse, les Russes sont tout aussi prompts à faire porter la responsabilité sur le pouvoir de Kiev.

Il sera donc bien difficile, pour ne pas dire quasiment impossible, de connaitre un jour la vérité sur ce drame. L’impression prévaut néanmoins que c’est bien un missile séparatiste, voire russe (en tout cas tiré avec l’aide de militaires russes), qui est responsable de la mort de 298 innocents.

Quel que soit le contexte, il me parait moralement condamnable qu’un individu puisse prendre la responsabilité de tirer un missile sur un avion sans même savoir qui se trouve à l’intérieur. Quand bien même cet avion aurait été un avion ukrainien transportant des troupes, rien ne pouvait justifier qu’on le détruise de manière délibérée. Cela est un assassinat impardonnable.

On peut certes dire qu’il s’agit d’une guerre et qu’une guerre, par définition, c’est inhumain. Mais, même dans une guerre, tout n’est pas permis. Le fait que la région de Donetsk soit bombardée par des raids criminels de l’aviation ukrainienne n’est pas en soi une excuse. Jusqu’à présent, il y a eu des tirs hélas aveugles de cette aviation. Ils ont fait de nombreuses victimes civiles et on comprend que les séparatistes veuillent détruire ceux qui leur tirent dessus. Mais, c’est une chose de tirer à vue sur un avion de chasse ou un hélicoptère, c’est autre chose d’envoyer un missile sur un avion volant à haute altitude sans être sûr qu’il s’agit d’un avion ennemi.

J’estime donc que les séparatistes est-ukrainiens ont probablement une responsabilité dans cet assassinat de masse. Le gouvernement autoproclamé de la République de Donetsk serait donc bien inspiré de faire la lumière sur ce qui s’est passé, plutôt que de faire porter, de manière peu convaincante, la responsabilité sur le camp adverse.

Mais, au-delà de celui, ou ceux, qui ont appuyé sur la « gâchette », qui est responsable ?

1/ Le pouvoir de Kiev porte une lourde responsabilité. Issu d’un « putsch » qui a renversé un président, ce pouvoir, confirmé par une élection présidentielle tenue dans des conditions incompatibles avec celles qui doivent normalement prévaloir dans un pays démocratique (situation de guerre, les 10 millions d’habitants de la région séparatiste qui n’ont pas pris part au vote, abstention ailleurs importante, aucune liste hostile aux putschistes n’a pu se présenter : cette élection n’est pas plus représentative de la volonté des Ukrainiens que la réélection de Bachar el Assad en Syrie ne l’est de celle des Syriens), s’est lancé dans une opération de reconquête militaire de la région sécessionniste du Donbass sans même chercher à négocier.

Pendant que les enquêteurs internationaux arrivent sur les lieux du crash du vol MH17, les combats continuent à quelques kilomètres. Les troupes du régime de Kiev continuent de bombarder aveuglement des habitations civiles, faisant de nombreuses victimes. Déjà, 200 000 personnes ont fui les combats et se sont réfugiées en Russie. On comprend, dans ces conditions, la nervosité des combattants séparatistes montrée par les télévisions ces dernières heures. On comprend leur méfiance vis-à-vis d’une « communauté internationale » qui refuse de discuter avec eux et qui ne dit rien sur les crimes de guerre (bombarder sans raison des civils est un crime de guerre).

2/ Cette « communauté internationale » a aussi une lourde responsabilité. Lorsqu’on parle de « communauté internationale », de quoi s’agit-il ? En fait des Etats-Unis, de leurs alliés et satellites qui sont les seuls à s’exprimer et, parce qu’ils ont l’argent et les moyens, « tiennent » des organisations internationales techniques qui devraient être neutres dans les conflits et qui, en fait, ne le sont pas.

Les Etats-Unis et autres « Occidentaux » ont soutenu depuis le début les insurgés de la place Maidan à Kiev lorsqu’ils ont tenté, et réussi, de renverser le pouvoir légitime (voir mes articles sur ce blog de janvier, février, mars et avril 2014). Ils ont ensuite soutenu le nouveau pouvoir de Kiev. Ils se sont prêtés à la mascarade électorale qui a porté au pouvoir le président ukrainien actuel.

Pis, les Etats-Unis et leurs alliés soutiennent les autorités de Kiev dans leur tentative de reconquête militaire de l’Est ukrainien. Ils ferment les yeux sur les bombardements aveugles de populations civiles. Au lieu de tenter de modérer leurs nouveaux protégés, ils les encouragent à persévérer dans cette option militaire absurde (absurde autant que criminelle car il n’y a aucune chance de régler le problème de cette manière). A toute action de Kiev, ils en rajoutent dans les menaces de sanctions économiques envers Moscou. Voilà des gens qui sont attaqués, on leur reproche de ne pas plier et on s’en prend à la seule puissance, Moscou, qui les soutient.

3/ On a voulu faire un silence complice sur le « nettoyage » de l’Est ukrainien par le régime de Kiev. On a tellement fermé les yeux sur les bombardements aveugles des populations civiles de cette zone, qu’on en a même nié le fait que des combats s’y produisaient. Les organisations techniques de l’aviation civile sont tombées, volontairement, sans doute, ou, en tout cas, au moins involontairement, dans le panneau. Elles sont allées jusqu’à interdire le survol par les aéronefs civils de la Crimée alors qu’il n’y a jamais eu de combats sur place et que le ciel de ce territoire est parfaitement sûr depuis son rattachement à la Russie. En revanche, le survol de l’Ukraine orientale a continué à être permis. Tout juste a-t-on recommandé aux avions de ne pas voler trop bas. Ni les nouvelles autorités de Kiev, ni les Occidentaux n’ont considéré qu’il était dangereux de survoler cette région.

Il n’était pourtant pas difficile de prendre une mesure de précaution minimale en demandant aux compagnies de ne plus survoler une zone de guerre (mais, pour des raisons purement politiques, on n’a pas voulu dire que c’était une zone de guerre ; on escomptait que les bombardiers et les tanks du régime de Kiev termineraient rapidement le « travail » pour reprendre le contrôle de cette zone « ukrainienne »). Cette région est en effet petite. La contourner par le nord ou par le sud n’impliquait que quelques minutes supplémentaires de vol. D’ailleurs, plusieurs compagnies ont pris l’initiative de ne plus survoler la zone en dépit du feu vert international. Malheureusement, d’autres ont continué. C’est le cas de Malaysia Airlines, mais aussi de quelques autres compagnies dont Air France. Ces compagnies ne sont pas les responsables principales, bien sûr, de cet état de fait, mais elles ont pris un risque inconsidéré en se fiant trop aux recommandations internationales. Le principe de précaution devrait être plus systématiquement appliqué.

4/ Quelle est la responsabilité de la Russie ? Bien difficile à savoir. Moscou a-t-il livré le matériel aux séparatistes ? Peut-être, mais il est aussi possible que les séparatistes se soient servi sur place dans les dépôts militaires ukrainiens. Les Russes ont-ils aidé les séparatistes à se servir des missiles ? Là aussi, c’est possible mais pas certain. La république séparatiste de Donetsk a des forces militaires issues de l’armée ukrainienne et celle-ci est elle-même issue de l’ancienne armée rouge soviétique. Aucun camp ne manque de moyens matériels, d’armes perfectionnées et de personnels capables de les utiliser. Lorsqu’on remarque que les armes des séparatistes sont de « fabrication russe », c’est enfoncer une porte ouverte. Toutes les armes de la région le sont, y compris, évidemment, celles du régime de Kiev.

Les Russes contrôlent-ils les séparatistes ? Ils ont une influence sur eux, c’est évident, mais les séparatistes, qui espéraient une intervention russe pour les protéger des agissements de Kiev sont déçus que celle-ci ne se soit pas produite et il n’est plus sûr qu’ils obéissent aux « ordres » de Moscou, si tant est qu’il y en ait.

La non intervention directe de la Russie interpelle d’ailleurs. Que veut Moscou ? Son veux initial aurait été que l’Ukraine conserve un régime allié ou, au moins, non hostile. C’est parce qu’un régime hostile soutenu par les Occidentaux s’est installé à Kiev que Poutine a décidé de récupérer la Crimée, absurdement rattachée à l’Ukraine du temps de l’URSS alors qu’elle est peuplée de Russes. Cette récupération a sécurisé la base militaire de Sébastopol et l’accès stratégique de la Russie à la mer noire. Annexer l’Ukraine orientale ne présentait en revanche aucun intérêt pour la Russie. Il s’agit d’une vieille région industrielle en crise avec 10 millions d’habitants. L’annexer entrainerait de gros problèmes pour la Russie, pas seulement en termes de réactions internationales, mais aussi et surtout en dépenses sociales et autres (il y a déjà suffisamment en faire avec la Russie !).

Poutine est en réalité en face d’un dilemme. Intervenir militairement en Ukraine orientale serait populaire dans l’opinion russe mais serait financièrement et diplomatiquement coûteux. Ne rien faire et laisser Kiev réoccuper le Donbass serait une perte de face pour Poutine et sa popularité, actuellement très élevée, en Russie en serait affectée sans aucun bénéfice diplomatique.

J’estime personnellement que la Russie aurait dû intervenir militairement en Ukraine en annonçant qu’elle n’avait aucune visée territoriale et en mettant en avant la protection des populations civiles dans l’attente d’un règlement du problème. Des « sanctions » plus fortes des Américains en auraient sans doute été la conséquence, mais, d’une part, de telles sanctions sont à double sens, ceux qui les mettent en œuvre étant autant touchés que ceux qui les subissent, d’autre part, ces sanctions sont, de toute façon, probables, dans les conditions actuelles, avec ou sans intervention directe russe.

5/ Le drame du MH17 montre qu’il est urgent de trouver une vraie solution au conflit ukrainien. Cette solution ne saurait être militaire pour la bonne raison que l’armée ukrainienne a les capacités de détruire beaucoup d’habitations civiles et de tuer beaucoup de gens, mais pas de reconquérir l’Ukraine orientale. Les séparatistes ne manquent pas d’armes et ils ont le soutien de la population.

L’Ukraine est un pays fracturé en deux (voir mes articles antérieurs). Il est illusoire de penser que l’un des camps, en l’occurrence le « pro-occidental », puisse durablement imposer son pouvoir à l’autre camp. Il serait donc sage et réaliste d’imposer aux belligérants une véritable négociation en vue d’aboutir à un bon compromis. Ce compromis devrait sans doute consister en une Ukraine internationalement neutre et intérieurement très décentralisée avec une autonomie, en son sein, de sa partie orientale.

6/ Pourquoi cet acharnement antirusse des Occidentaux qui rappelle la guerre froide et la confrontation entre OTAN et Pacte de Varsovie alors que le mur de Berlin est tombé en 1990, que le pacte de Varsovie n’existe plus, que ses membres, en dehors de la Russie, ont été absorbés par l’OTAN et que le communisme n’existe plus en Russie?

Sans doute pour une raison simple. L’hégémonie américaine est presque totale dans le monde (du moins tant que la Chine n’aura pas acquis une puissance suffisante pour équilibrer celle des Etats-Unis : il faudra attendre encore quelques décennies), l’OTAN est plus fort que jamais et la suprématie américaine, économique, politique, militaire, mais aussi culturelle, s’étend à l’ensemble de la planète.

Cette suprématie entraine une situation internationale où la force tend à primer sur le droit. En économie, c’est ce qu’on appellerait un abus de position dominante : le leader impose son prix et ses normes. C’est la même chose en matière de relations internationales. Nous sommes dans le domaine des décisions unilatérales, de la mauvaise foi, de l’hypocrisie et du cynisme. Lorsque les Américains décident, ils ont automatiquement (sauf rares exceptions, comme le refus français dans l’intervention américaine en Irak) le soutien de l’OTAN et autres alliés. Les autres, trop faibles pour braver Washington, préfèrent se taire. Cela est vrai pour le conflit ukrainien. Cela l’est davantage encore en ce moment à Gaza où Washington « couvre » totalement les crimes de guerre israéliens. Même les Arabes n’osent rien dire.

En matière par exemple d’aspiration à l’indépendance de régions séparatistes, l’unilatéralisme et le diktat américains sont particulièrement visibles. Ainsi, le Kosovo avait, pour eux, droit à l’indépendance, le Soudan du Sud, aussi. Mais pas la république serbe de Bosnie, pas non plus les Catalans et les Basques, pas davantage l’Ukraine orientale.

Quant à l’attitude vis-à-vis des principes démocratiques, l’hypocrisie est encore plus grande : Pour les Américains, Cuba est une dictature infréquentable soumise à embargo, mais Singapour, qui bat le record mondial des peines de mort, où existe la censure et où le même parti est au pouvoir depuis l’indépendance, est fréquentable. L’Iran est une dictature théocratique infréquentable (au moins jusqu’à il y a quelques mois) qui viole les droits de l’homme (ce qui est vrai), mais l’Arabie Saoudite et le Qatar, qui ont des régimes encore pires, sont des alliés de Washington.   

Par quelle logique ? Aucune. Seulement le fait du prince.

Dans les relations entre l’OTAN et la Russie, il n’y a rigoureusement aucun conflit idéologique. La Russie est désormais un pays capitaliste. Il n’y a même pas de conflit d’intérêts économiques ou de partages de zones d’influence (la Russie est presque seule !). Ce que Washington reproche à Poutine, c’est de ne pas être resté dans la ligne de son prédécesseur Ieltsine qui a vendu son pays au capital étranger, occidental donc, et qui a laisser faire l’extension de l’OTAN à l’Est, y compris au sein de l’ancienne Union soviétique (l’entrée des pays baltes dans l’OTAN a été vécue comme une humiliation par les Russes, sauf par Ieltsine et ses acolytes). Poutine a redressé la Russie, a rendu aux Russes la fierté d’être russes (on peut certes critiquer certaines de ses méthodes, mais elles ne sont pas pires que du temps de son prédécesseur qui, lui, était considéré comme un « démocrate » et un « libéral »). Il veut redonner à son pays la place internationale qu’il mérite.

C’est cela que Washington n’admet pas. C’est pourquoi, en fait, les Etats-Unis veulent punir Poutine de ne pas baisser la tête et de ne pas s’aligner, comme les autres, sur l’hyperpuissance américaine. Pour la Maison Blanche, seuls les gouvernements qui s’alignent sur lui sont dignes de respect. Les autres, on les « mate ». Comme on ne peut le faire militairement avec la Russie, on tente de le faire économiquement et, j’ajoute, médiatiquement. Ce dernier aspect est important : on assiste à une véritable opération de désinformation sur la Russie comme sur l’Ukraine.                                               

7/ Cela devrait ouvrir les yeux : ce qu’on appelle la « communauté internationale » est la résultante d’un rapport de forces. La suprématie américaine est due à la puissance des Etats-Unis. Il est vrai qu’elle est écrasante. Elle est due aussi à la faiblesse ou à la peur des autres. Un pays comme la France n’a certes pas les moyens, seul, de s’opposer à la suprématie américaine. Mais, lorsqu’elle le veut, elle peut s’en démarquer et en tirer des bénéfices politiques. C’est ce que fit le général de Gaulle lorsqu’il décida de quitter la composante militaire de l’OTAN. C’est ce que fit aussi le président Chirac lors du conflit irakien.

Les grands pays capables d’assumer une indépendance envers les Etats-Unis sont peu nombreux. La Russie en fait partie grâce à son arme nucléaire et à son pétrole. La Chine aussi, bien sûr. L’Inde est également peu sensible aux pressions américaines grâce à sa masse démographique, à son arme nucléaire et, paradoxalement, à sa pauvreté (avec une économie moins dépendante). Le Brésil est aussi en position de relative indépendance par sa taille, son économie protégée et son éloignement par rapport aux Etats-Unis (il lui manque encore l’arme nucléaire, mais, pour le moment, il y aurait pour lui plus d’inconvénients que d’avantages de tenter de l’acquérir ; mais ce ne sera pas éternel).

La France et d’autres pays européens, mais aussi extra-européens (Afrique, Amérique latine) peuvent s’appuyer sur des alliances conjoncturelles ou plus stratégiques pour contrer la domination américaine. On peut certes, et on doit, me semble-t-il, avoir une coopération avec les Etats-Unis. Nul ne devrait être considéré comme l’ « ennemi », pas plus les Etats-Unis que quiconque d’autre. Mais nous ne sommes pas obligés non plus de nous aligner. J’ajoute que refuser l’alignement, c’est, en définitive, rendre service aux Américains eux-mêmes : si davantage de leurs « alliés » avaient fait comme la France de Chirac, peut-être ne se seraient-ils pas fourvoyés dans leur intervention en Irak où ils ont beaucoup perdu.   

Or, actuellement, la France est alignée sur Washington (et parfois même sur les faucons qui vont au-delà des positions d’Obama : c’est le cas s’agissant de la Syrie, de l’Iran et même de l’Ukraine). Ce n’est pas dans l’intérêt de la France. Cela ne correspond pas à l’idée que je me fais de mon pays : la France des droits de l’homme et de la justice universelle (même si cela n’a pas toujours été le cas).

C’est pourquoi je le déplore. Sur le dossier ukrainien comme sur les autres.

                                               Yves Barelli, 21 juillet 2014

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22 avril 2014 2 22 /04 /avril /2014 00:40

L’Ukraine est au centre de l’actualité internationale depuis quelques mois. J’ai écrit plusieurs articles dans ce blog (les derniers les 2, 7 et 18 mars) pour exposer ma position sur le conflit latent qui divise la société ukrainienne entre « pro-Russes » et « pro-Européens ». 

Si j’ai commencé à écrire sur ce pays dès le 4 janvier, c’est que j’ai été choqué par la vision unilatérale et de parti-pris dictée soit par dogmatisme, soit par méconnaissance de ce pays, ou par les deux à la fois.

On se souvient en effet de cet engouement totalement déplacé pour les « révolutionnaires » de la place Maidan, pour ce peuple « unanime » luttant contre un « dictateur » présenté comme une marionnette russe, et voulant rejoindre la « Liberté », c’est-à-dire l’Union européenne.

Il y a fallu quelques semaines pour qu’au moins une partie des médias s’aperçoive que, en réalité, il y avait deux Ukraine, une tournée vers la Russie et l’autre vers l’Ouest, et que ces deux Ukraine étaient à peu près d’importances égales. Certains de ces médias, mais peu, ont même rappelé que le président si contesté de ce pays avait été élu démocratiquement moins de deux ans auparavant. Ces médias ont donc, enfin, commencé à se dire, et à nous dire, que les choses étaient moins simples que ce qu’ils imaginaient au départ.

Depuis quelques temps, on montre à la télévision les « russophones » de l’Est et leurs aspirations à rejoindre la Russie, comme vient de le faire la Crimée. Une fois de plus ils simplifient outrancièrement. Si presque tout le monde ne parle que russe dans l’Est du pays et s’il y a des barrages d’indépendantistes sur les routes, cela ne signifie pas pour autant que tous les Ukrainiens de l’Est le soient.

En fait, tant qu’il n’y a pas d’élections libres, on ne sait pas qui est majoritaire, tant à l’Ouest qu’à l’Est. Et pour que les conditions d’un vote serein soient réunies, il faudrait, d’une part, que le gouvernement de fait de Kiev (qui n’a aucune légitimité démocratique) donne une image moins extrémiste et dogmatique et que, d’autre part, les pays étrangers, Russie, mais aussi ceux de l’OTAN, arrêtent de jeter de l’huile sur le feu.

Ce n’est pas encore le cas.

Je ne veux pas ici revenir sur les évènements actuels. Je renvoie le lecteur à mes articles précédents qui restent d’actualité.

Je voudrais seulement faire un petit rappel historique et ethnolinguistique sur l’Ukraine. Il me parait utile car je constate en parlant autour de moi que bien peu connaissent ce pays. Parmi ceux qui sont honnêtes (je ne parle pas de ceux qui ont de tels aprioris qu’ils ne voient les choses qu’à travers un miroir déformant), beaucoup me disent qu’ils ne comprennent pas grand-chose à ce qui se passe là-bas et que, donc, ils sont bien obligés de se fier aux médias, même s’ils sont conscients de leurs idées préconçues et de leurs incohérences.

Le berceau des langues slaves

Commençons par des généralités sur le monde slave. Les langues slaves forment l’un des trois grands groupes linguistiques européens (les deux autres étant le latin et le germanique). Il se trouve que, par mon histoire personnelle et ma carrière diplomatique, j’ai passé beaucoup de temps dans les pays slaves, ce qui m’a permis d’apprendre le tchèque, le polonais, le serbo-croate et de me débrouiller, plus ou moins, en russe.

Ces langues sont issues d’un tronc commun dont le berceau est situé à peu près à la jonction des frontières russe, ukrainienne et biélorusse actuelles, ce qu’on appelle le « pays ruthène » ou encore, d’un terme générique, le « Rous ». Au cours des premiers siècles de notre ère, les tribus slaves (il n’y avait pas encore d’Etats) se sont dispersées vers l’Est (future Russie), vers l’Ouest (elles sont devenues plus tard Polonais, Tchèques et Slovaques) et vers le Sud (futures Yougoslavie et Bulgarie).

A l‘Ouest, c’est vers le 6ème siècle que les tribus slaves, arrivées dans le sillage des invasions « barbares » des peuples germaniques, se fixent sur les bassins de la Vistule, de l’Elbe, de l’Odra et du Danube moyen. Les Polanes, les Mazoviens, les Poméraniens, les Silésiens et quelques autres sont unifiés quatre siècles plus tard dans le premier royaume de Pologne. Au même moment, un puissant royaume de Bohème se constitue. Ces deux Etats, en même temps qu’ils se forment,  entrent dans la modernité en se convertissant au christianisme.

A l’Est, il fallut attendre un peu plus. Ce n’est qu’entre les 12ème et 14ème siècles que les Slaves de l’Est commencent à se différencier entre « Grands Russes », « Petits Russes » (futurs Ukrainiens) et « Russes Blancs » (Biélorusses – « bielo » signifiant « blanc ». Pourquoi cette couleur ? Je n’en sais rien).  Avant cette différenciation, un embryon d’Etat se forma dès 988, le « Rous de Kiev », parfois appelé aussi la « principauté de Kiev ». Ses frontières étaient assez floues et mouvantes. Mais il faut surtout retenir que Kiev fut évangélisé par deux moines, Cyrille et Méthode, qui utilisèrent une « koiné » (langage commun formé à partir de dialectes divers) que les linguistes appellent « vieux slavon » (longtemps resté langue liturgique) pour lesquels ils inventèrent, formé à partir du grec, un alphabet spécifique, connu aujourd’hui sous le nom d’alphabet cyrillique. La différenciation entre Slaves de l’Est et de l’Ouest était née : aujourd’hui encore Polonais, Tchèques, Slovaques, mais aussi Slovènes et Croates (Slaves du Sud) utilisent l’alphabet latin (le nôtre) et sont restés fidèles au pape (catholiques). Ceux de l’Est utilisent toujours le cyrillique (y compris dans les Balkans : Serbes et Bulgares) et, après le grand schisme, sont devenus orthodoxes.

Russes et Ukrainiens revendiquent tous deux la paternité de cette principauté de Kiev et donc l’antériorité dans l’émergence en tant que nation. Les deux ont tort et raison parce que, à cette époque, on ne faisait pas encore la différence entre ces peuples. [D’autres aires linguistiques ont connu ce genre de situation ; exemples : entre Allemands et Hollandais, entre langues ibériques ou entre occitan et catalan].

La principauté de Kiev tomba au 13ème siècle sous les coups des invasions tatars et mongoles (ces peuples menacèrent aussi la Pologne, en particulier Cracovie, sa capitale).

La reconquête commence au siècle suivant. Entre temps, deux Etats puissants se sont créés : le royaume de Pologne (qui se constitue en Etat encore plus fort après sa fusion avec celui de Lituanie) et la principauté de Moscovie qui, par absorptions successives des autres terres russes, va devenir l’empire de Russie.

Les Polonais s’étendent sur l’Ukraine actuelle occidentale et prennent Kiev en 1362. De leur côté, les Russes conquièrent l’Ukraine orientale. Ils vont ensuite progresser au Sud par une institution originale, celle des Cosaques, sorte d’ordre militaro-religieux [sans doute calqué sur les « Chevaliers Teutoniques » par lesquels l’Allemagne s’étendit loin vers l’Est le long de la Baltique]. Les Cosaques ont joué un rôle important au service de l’empire russe dans son expansion territoriale vers la mer noire et le Caucase. Ces Cosaques étaient formés tant de « grands Russes » (Russes) que de « Petits Russes » (Ukrainiens). La Russie de Poutine réanime l’institution des Cosaques. Vous les avez peut-être vus à la télévision en Crimée. Ils défendent Dieu et la Russie.      

Le conflit entre Pologne et Russie ne pouvait qu’éclater. En 1594, les cosaques battent les Polonais, refoulés vers l’Ouest et poussent les Turcs (héritiers des Mongols et des Tatars) vers la mer noire. La zone « cosaque », qui s’étend désormais sur tout le sud de l’Ukraine est rattachée à l’empire russe en 1654.

De son côté, la Pologne va décliner jusqu’à complètement disparaitre en 1795 par son partage entre Prusse, Autriche et Russie.

La plus grande partie de l’Ukraine est désormais russe, mais sa partie occidentale, après avoir été polonaise passe dans le giron de l’empire des Habsbourg. Ce fut une chance pour la langue et la culture ukrainienne. Niée dans l’empire russe (on parlait alors de dialectes petit-russes du Sud), la langue ukrainienne a droit de cité dans la Galicie autrichienne (bien que Vienne y privilégia le polonais). Le 19ème siècle, période du réveil des nationalités en Europe, vit un début d’émergence de l’ukrainien en tant que langue distincte reconnue.

Il faudra pourtant encore du temps avant que l’Ukraine émerge comme entité et comme nation. Le nom même d’Ukraine, qu’on n’emploie qu’à partir du 19ème siècle, est révélateur. Il signifie « marche » ou « frontière » (dans les langues slaves « krai » est le pays et « u » signifie « à côté » : l’Ukraine était donc cette bordure de pays, cette zone de conquête, « à côté du pays », sur les Turcs où les Cosaques installaient une administration russe au fur et à mesure de leur progression. [Ce type de pays de marche a des équivalents ailleurs : l’Autriche a été une « marche » germanique et la Catalogne une « marche » franque ; la province française de « Marche », au nord du Limousin, était, au moyen-âge, une marche occitane].

L’ukrainien était la langue des paysans et le russe celle des villes

Pendant toute la période de l’empire russe, l’ukrainien était, dans l’Ukraine actuelle, la langue des paysans et le russe, celle des villes. En 1917, selon les recensements russes, on parlait russe à 94% à Odessa, alors la plus grande ville d’Ukraine, et à 85% à Kiev. Par contre, les campagnes de l’Est, aujourd’hui très majoritairement russophones, parlaient presque uniquement « petit russe ». Fait intéressant, la province russe actuelle du Kouban (région de Krasnodar, située le long de la mer noire entre le Don et le Caucase) parlait à 60% « petit russe », ceci pour une raison simple : la conquête sur les Turcs et sur les peuples autochtones du Caucase, opérée au 19ème siècle, l’avait été par des Cosaques ukrainiens (ceci amena en 1918 les nationalistes ukrainiens à revendiquer aussi le Kouban, mais sans succès).

Cette interférence entre Russes et Ukrainiens (qui ne prirent conscience de leur spécificité que tardivement) fit qu’il fut bien difficile de fixer en 1918, après la chute de l’empire russe,  la limite entre Russie et Ukraine. Une zone de parlers intermédiaires existait en effet au Nord [les parlers difficilement classables sont monnaie courante en linguistique : ce sont souvent les frontières politiques qui les classent après coup. Exemple : les parlers de la région de Monaco-Menton-Vintimille-Tende sont intermédiaires entre l’occitan niçart et l’italien ligure, c’est surtout l’histoire qui les a différenciés de part et d’autre de l’actuelle frontière] et il y avait continuité linguistique avec les régions de Rostov et du Kouban.

Après quelques velléités d’indépendance en 1918, l’Ukraine devint l’une des républiques d’URSS. La politique linguistique du nouveau pouvoir changea plusieurs fois : favorable à l’ukrainien au début, soumise à une brutale répression sous Staline, plus ou moins tolérante ensuite : le russe était la seule « langue des communications interethniques », mais chaque république pouvait instaurer sa propre langue comme co-langue officielle, ce qui fut fait en Ukraine. Les familles eurent alors le choix entre l’enseignement en ukrainien et en russe. Le premier n’eut vraiment de succès qu’en Ukraine occidentale, qui, après avoir été à nouveau polonaise en 1918, ne fut rattachée à l’URSS qu’en 1945.

Le recul de l’ukrainien s’amplifia dans les années 1970 et 1980. L’ukrainien était toujours considéré comme la langue des paysans peu éduqués tandis que le russe, plus prestigieux, et surtout plus utile pour des carrières professionnelles, fut choisi par un nombre accru d’Ukrainiens qui, souvent, en vinrent à ne plus transmettre la langue aux enfants. La situation linguistique contemporaine en est le résultat : le russe est la langue quotidienne majoritaire de Kiev, de l’Est et du Sud. Contrairement ce qui est dit par erreur par beaucoup de médias, les habitants de l’Est ukrainien ne sont que très minoritairement des immigrants russes. Il s’agît en grande majorité d’Ukrainiens qui parlent russe.[cet état de chose n’est pas extraordinaire : en Provence, on parle maintenant beaucoup plus français que provençal, ce n’est pas, pour l’essentiel, par immigration mais parce que les Provençaux ont parlé de plus en plus français depuis le début du 20ème siècle, d’abord dans les villes, puis les villages, à un point tel que les parents n’ont plus parlé provençal à leurs enfants].

La récupération linguistique

Lorsque l’Ukraine est devenue indépendante en 1991, y avait-il un mouvement irrédentiste en Ukraine orientale ? En fait non, le référendum qui a créé l’Etat indépendant a été voté à 90%, tant à l’Est qu’à l’Ouest. Dans leur immense majorité, les Ukrainiens russophones se considéraient aussi Ukrainiens que les autres.

Mais le nouveau pouvoir ukrainien commit une erreur. Dans un souci, certes louable, de récupération de la langue, l’ukrainien fut imposé comme seule langue officielle et comme seule langue d’enseignement. Ceux qui avaient le russe pour langue maternelle se sentirent exclus. Les excès de la « Révolution orange » creusèrent encore plus le fossé. A l’hégémonie linguistique, qui aurait été acceptée si elle avait été menée de façon plus intelligente [un bon exemple est le Pays valencien, en Espagne : le valencien, forme de catalan, n’est langue d’enseignement que dans les zones où il est traditionnellement parlé – les deux-tiers de la région - ; dans la montagne valencienne, où l’on ne parle que castillan, le valencien n’est pas langue d’enseignement, mais, partout, la promotion du valencien fait l’unanimité], s’est ajoutée une volonté politique de rupture avec la Russie et, au contraire, une volonté de rejoindre l’OTAN. Cet excès à base dogmatique entraina, aux élections suivantes, une majorité prorusse au parlement.

C’est par un coup de force des activistes de la place Maidan que le pouvoir a encore changé de main. Mais, cette fois, les gens de l’Est ne se sont pas laissé faire. La situation actuelle est celle de l’arroseur arrosé.

La situation est évidemment d’autant plus compliquée que les puissances extérieures s’immiscent dans les affaires ukrainiennes. L’Occident a pris une très lourde responsabilité en donnant sa caution et ses encouragements aux putschistes de Kiev. On a singulièrement sous-estimé deux facteurs. Le premier est la résistance des Ukrainiens orientaux, dont certains en viennent à rêver de rejoindre la Russie, comme l’a fait la Crimée (qui avait toujours été russe et qui n’était devenue ukrainienne que par accident historique). Si les Orientaux résistent, c’est qu’ils y sont contraints par la politique irresponsable du nouveau pouvoir de fait de Kiev. Ceux qui demandent le rattachement à la Russie sont d’authentiques Ukrainiens qui, rappelons-le, avaient voté pour l’Ukraine en 1991. Le second facteur sous-estimé est la détermination russe. Après la chute du communisme, la Russie fut tellement affaiblie, que les Américains purent faire ce qu’ils ont voulu, y compris humilier les Russes, communistes comme anti-communistes, en absorbant les Pays baltes dans l’OTAN. Le fait nouveau est que la Russie de Poutine est redevenue une grande puissance. Comme toute grande puissance, elle ne peut tolérer sans réagir qu’un pouvoir hostile s’installe à sa porte, surtout quand ce pouvoir est poussé depuis l’étranger.

L’Ukraine est donc coupée en deux. En simplifiant, de part et d’autre du fleuve Dniepr qui la traverse du Nord au Sud. L’Ouest regarde vers l’Europe occidentale, l’Est vers la Russie. Cette fracture recoupe à peu près les limites des régions libérées des Turcs il y a bien longtemps, d’un côté par la Pologne, de l’autre par la Russie. Dès les premières élections libres, après 1991, cette limite fut, et reste, celle qui sépare un vote de droite et un vote de gauche. L’Ukraine occidentale a une tradition cléricale farouchement anti-communiste ; elle est un prolongement de la Petite Pologne (région de Cracovie), elle aussi cléricale (elle a donné le pape Jean-Paul II) et ancrée à droite. L’Ukraine orientale, au contraire, est plus laïque et le communisme y reste populaire.

L’intelligence voudrait qu’un compromis soit recherché, et trouvé. La suprématie de l’une des deux Ukraine est devenue impossible : si c’est l’Ouest qui l’emporte, ceux de l’Est veulent faire sécession et ils sont soutenus par la Russie ; si c’est l’Est, il y aura un nouveau « Maidan », avec le soutien occidental.

Une fédéralisation du pays serait la seule solution logique et acceptable. Chaque entité pourrait alors faire ses propres choix linguistiques.

Par ailleurs, il serait irréaliste de penser que l’Ukraine puisse rester un pays hostile à la Russie. La coopération entre les deux pays est non seulement écrite dans l’histoire et la géographie, mais aussi dans l’économie. La Russie est le principal marché pour les produits ukrainiens et l’Ukraine dépend étroitement du gaz russe. Vouloir s’affranchir de ces contraintes est un non sens, d’autant qu’il y a une forte volonté des populations de l’Est ukrainien de conserver des relations fortes avec le voisin du Nord et de l’Est.

En sens inverse, les relations entre l’Ukraine occidentale et la Pologne ont toujours été très étroites. Sociologiquement, l’Ukraine occidentale et toutes les régions polonaises frontalières de l’Ukraine sont semblables. Là comme ailleurs, l’Union européenne, cette construction artificielle dont on s’aperçoit chaque jour un peu plus qu’elle est artificielle, n’a pas facilité les choses. Lorsque la Pologne a été intégrée à l’UE et à Schengen, on l’a obligée à construire ce qui ressemble au « rideau de fer » tant décrié d’autrefois (Schengen a sa logique, mais, comme il faut une limite, cette limite devient un obstacle pour ceux qui sont dehors) : un barrage électrifié a en effet été construit à grands frais et les Ukrainiens qui, autrefois, se déplaçaient librement d’un pays à l’autre, ont maintenant besoin d’un visa pour se rendre en Pologne (ceci n’est pas étranger au « désir » d’Europe chez certains d’entre eux).

Une Europe de coopération entre tous les pays du continent est la seule solution, à long terme, pour assurer la viabilité sans guerre de notre continent. Le général de Gaulle, qui parlait de l’Europe de l’Atlantique à l’Oural, l’avait parfaitement compris. Dommage que ses successeurs l’aient oublié.

 

La question linguistique en Ukraine : un faux problème

Un dernier mot, pour terminer, sur la question linguistique, faux problème par excellence. Opposer « russophones » et « ukrainophones » est ridicule parce qu’il montre, de la part de ceux qui en parlent, une méconnaissance des réalités.

Le russe et l’ukrainien sont suffisamment proches pour être mutuellement intelligibles. Ceux qui parlent ukrainien, de toute façon, sont tous bilingues parce que, depuis que l’Ukraine existe, ses habitants ont toujours été en contact avec la langue russe, à l’école mais aussi dans la vie de tous les jours [Il y a bien d’autres exemples de pays, de fait ou de droit, bilingues : la Catalogne ou l’Algérie, notamment]. Quant aux russophones de l’Est, il leur faut vraiment beaucoup de mauvaise volonté pour dire qu’ils ne comprennent pas l’ukrainien : c’est plus une position politique que linguistique [idem en Espagne lorsqu’un Castillan prétend ne rien comprendre au catalan]. Chez eux, l’hostilité à l’ukrainien est à la fois dictée par les vieux préjugés (« l’ukrainien, une langue de paysans qui ne sert à rien ») et par une réaction de défense vis-à-vis des nationalistes de la capitale qui prétendent tout régir depuis leurs ministères. L’acceptation de la co-officialité du russe et la présence, obligatoire, des deux langues dans l’enseignement serait la solution (comme cela se passe, par exemple, en Catalogne, au Pays Valencien et au Pays Basque où, même les non-Basques acceptent sans rechigner les cours en basque, pourtant langue difficile).

D’après le recensement de 2001, les 2/3 des Ukrainiens déclaraient l’ukrainien comme langue maternelle, ce qui sans doute correspondait davantage à un attachement sentimental (on peut être attaché à une langue sans la parler : cas de la majorité des Bretons) qu’à une réalité.  En revanche, 52% d’entre eux utilisent surtout le russe, 32% les deux et 18% surtout l’ukrainien. Grâce à l’enseignement obligatoire, l’ukrainien est en train de progresser. Personnellement, je m’en félicite. 

Quant aux différences entre ukrainien et russe, ramenons-les à de plus justes proportions. Toutes les langues slaves sont suffisamment proches pour permettre à deux interlocuteurs de langues différentes de communiquer (parfois facilement : par exemple tchèque et slovaque sont presque pareils, d’autres fois avec plus de difficultés : Tchèques et Polonais se comprennent, plus ou moins, avec malheureusement de nombreux mots identiques mais avec des sens très différents, ce qui crée des malentendus. Exemples : « sklep » est la cave en tchèque et le magasin en polonais, « laska », l’amour pour les premiers, un bâton pour les autres, « zachod », l’ouest pour les Polonais mais les toilettes chez les Tchèques, « godina » est une heure à Varsovie, mais une année en Yougoslavie, etc, etc. Je m’étais amusé à rédiger un dictionnaire des faux amis tchèque/polonais ; c’est souvent savoureux).

Selon une étude linguistique citée par l’encyclopédie en ligne « Wikipédia », l’ukrainien a 84% de son vocabulaire commun avec le biélorusse, 70% avec le polonais, 68% avec le serbe, 66% avec le slovaque et 62% avec le russe (on ne dit pas si c’est avec les mêmes sens ou avec des faux amis : si on les écarte, les pourcentages baissent). Les grammaires sont très voisines. Quant on parle l’une de ces langues, on a vraiment la conviction que toutes appartiennent à la même famille. Si on a appris ces langues, comme moi, l’intercompréhension n’est que partielle ; quand on en a une pour langue maternelle, souvent le mot courant dans l’autre langue est un mot rare ou désuet dans la sienne, ce qui permet de comprendre (exemple dans les langues latines : « hablar » espagnol rappelle le français « hableur » ou encore l’«amassada », assemblée en occitan, est composée de gens qui s’y amassent. Nous avons, aussi, nos faux amis : le « burro » espagnol, qui désigne l’âne, n’est pas le même que le « burro » italien, commun à notre beurre !).      

L’ukrainien est en général considéré comme faisant partie, avec le biélorusse et le russe,  du groupe des langues slaves de l’Est. Le polonais est en revanche réputé appartenir, avec le tchèque et le slovaque, au groupe de l’Ouest. Mais la vérité est que l’ukrainien, comme le polonais, sont en fait des langues intermédiaires entre ces deux groupes. En tout cas Polonais et Ukrainiens se comprennent très bien. Une anecdote : je me suis un jour trouvé à Kiev lorsque quelqu’un s’est adressé à moi. Je lui ai répondu dans mon mauvais russe (langue que je maitrise mal), comme je le fais quand je suis dans l’ancienne Union soviétique. Ma technique est simple : quand je ne connais pas le mot en russe, je mets le mot polonais ou tchèque que je connais. Ça marche souvent. J’ai donc répondu dans mon russe mélangé de polonais et de tchèque. Mon interlocuteur m’a regardé, étonné et visiblement satisfait et m’a dit « ah, mais vous parlez ukrainien ? ». Comme Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, je découvrais que, le temps d’une courte phrase, je parlais ukrainien ! A la seconde phrase, il a évidemment vu que je n’étais pas Ukrainien.

Alors, assez des faux problèmes. L’Ukraine existe. C’est un pays attachant dont la diversité devrait être une richesse. Elle continuera à exister à condition que les idéologues dogmatiques et irresponsables ne la tuent pas. Les fous de la place Maidan ont commencé sa mise à mort.

Les empêchera-t-on de parachever leur « œuvre » ?

                                                                                                          Yves Barelli, 21 avril 2014    

                                 

 

  

 

 

         

 

                                                                                                        La fracture ukrainienne (source Bing.com)

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18 mars 2014 2 18 /03 /mars /2014 11:02

Ainsi, la Crimée retourne à la Russie après soixante-et-dix ans d’absence !  Cette péninsule majoritairement peuplée de Russes depuis des siècles, reliée à l’Ukraine par une étroite bande de terre, mais aussi à la Russie par un bras de mer tout aussi étroit (sur lequel un pont sera bientôt construit), avait été rattachée à l’Ukraine par le président ukrainien de l’URSS, sans conséquence pratique à l’époque puisque la Russie et l’Ukraine faisaient toutes deux parties de l’Union soviétique et que le russe était resté, grâce à un statut spécial d’autonomie, langue officielle et d’usage de la Crimée.

Avec le référendum tenu dimanche 16 mars, une anomalie a été corrigée. Les Criméens ont voté à 96% pour le rattachement à la Russie. On aurait certes souhaité une consultation davantage en accord avec les pratiques habituelles des pays démocratiques : moins de précipitation, une campagne électorale plus équitable avec égal accès aux médias des pour et des contre et une meilleure supervision par des observateurs étrangers. Mais la réalité de la volonté massivement majoritaire des Criméens de rejoindre la « mère-patrie » ne fait aucun doute. D’ailleurs, aucun média occidental présent dans la péninsule, même lorsqu’ils soulignent le caractère illégal, aux yeux des pays de l’OTAN, de la consultation, ne conteste la netteté du résultat.

La situation de cette terre au combien symbolique (on s’est souvent battu pour le contrôle de la base navale de Sébastopol et c’est à Yalta que l’après seconde guerre mondiale fut dessiné) est désormais en voie d’être normalisée. On ne peut que s’en féliciter, même si, je le répète, on eut souhaité que cela se fît dans d’autres conditions.

Mais si ces conditions sont hors de la pratique normale de l’exercice du droit démocratique des peuples à disposer d’eux-mêmes et de la bonne conduite des relations internationales, l’auto-proclamée « communauté internationale », qui se réduit en fait aux Etats-Unis et à leurs fidèles caniches de l’Union européenne, ne doit s’en prendre qu’à elle.

En soutenant sans retenue et sans vergogne les activistes de la place Maidan de Kiev, au sein desquels les groupes fascisants et même, pour une minorité certes, mais sans que personne ne la dénonce, les héritiers des « collabos » de la tentative d’expansion de l’Allemagne nazie vers l’Est (qui fit plusieurs dizaines de millions de morts en Russie et dont la seule évocation a poussé les Criméens vers les urnes), les pays de l’OTAN ont ouvert une boite de Pandore qu’ils sont incapables de refermer.

En faisant semblant de croire que les putschistes de la place Maidan étaient l’émanation de  de tous les Ukrainiens, alors que, au maximum, ils en représentent la moitié, ils ont provoqué la réaction, qui s’amplifie désormais, de l’autre moitié, ces « pro-Russes » qui ne veulent pas entendre parler d’une incorporation de l’Ukraine dans le « camp » occidental. En soutenant un processus de renversement par la force d’un président démocratiquement élu deux ans auparavant, en cautionnant des activistes armés (qui ont délibérément tué dix policiers) et, surtout, en exerçant une pression diplomatique sur le gouvernement légal ukrainien (allant jusqu’à « exiger » qu’il fasse toutes les concessions aux opposant, c’est-à-dire, qu’il leur remette le pouvoir), puis, en apportant un soutien sans nuance aux nouvelles autorités de fait, les Occidentaux se sont privés du droit moral d’exiger que la légalité internationale soit respectée en Crimée, et ailleurs.

Lorsqu’on prétend être les gardiens de la « démocratie » et du « droit international », encore faudrait-il qu’on respecte soi-même ces valeurs. Ce n’est hélas pas le cas. Les Kosovars ont eu le droit de s’autodéterminer (pour les y « aider », l’OTAN a honteusement bombardé Belgrade pendant trois mois), alors que le Kosovo était une partie intégrante, en droit international, de la Serbie et, qui plus est, le berceau historique de la nation serbe. Les Soudanais du Sud ont eu le même droit. Il y a vingt ans, les Slovènes, les Croates et les Bosniens également. En revanche, les Criméens, comme, aussi, les Serbes de Bosnie, ou, et on va bientôt en parler, les Catalans et les Basques, n’auraient pas ce droit.

Selon quelle logique ? Pourquoi ce droit à géométrie variable ? Pourquoi cette politique aussi absurde qu’hypocrite du « deux poids, deux mesures » ? En fait, les amis de l’OTAN auraient tous les droits, ceux qui ne se reconnaissent pas dans ses « valeurs », aucun. Les masques sont en train de tomber, comme d’ailleurs en Syrie. Ce manichéisme porté par des professeurs de bons sentiments (Bernard Henri Lévy, Laurent Fabius, François Hollande et quelques autres) avec des trémolos dans la voix peut, à l’aide des grands médias, tromper encore quelques temps les foules, mais ces soi-disant certitudes commencent à se lézarder.

A force d’employer le mot « liberté » à tort et à travers, on finit hélas par le dévoyer et le démonétiser. Cette « liberté », qui serait un monopole de l’OTAN et de ses amis, ressemble pourtant trop souvent, par les temps qui courent, à celle du renard dans le poulailler, c’est-à-dire la liberté pour le fort de dévorer le faible, la liberté pour les tenants du capital de le faire encore davantage fructifier, la liberté, en revanche, pour les chômeurs, de chômer, pour les SDF, de vivre dans la rue, pour les peuples de l’Union européenne d’endurer les plans d’austérité et, pour tous, mais surtout pour les plus faibles, la liberté de se faire agresser ou injurier dans nos rues par des loubards et des asociaux qui sont libres de ne rien respecter ni personne (et dont madame Taubira ne veut même plus leur infliger de peines, symboliques, de prison).

Certes, le monde est rarement tout blanc ou tout noir. Si je dénonce l’hypocrisie de l’Ouest, ce n’est pas pour approuver benoitement le système Poutine qui n’est pas exempt, c’est un euphémisme de le dire, de défauts. Si je donne l’impression de soutenir le nationalisme russe, c’est parce que celui-ci a besoin, dans la période actuelle, de l’être. La disparition de l’Union soviétique a laissé un énorme traumatisme dans la population russe. Alors que les Russes, comme les Polonais, les Tchèques et tous les autres ex-communistes, aspiraient à davantage de liberté et davantage de moralité dans la conduite de leurs nations, le FMI, les tenants de l’école de Chicago (groupe d’économistes théoriciens de la « révolution » reaganienne) et les donneurs de leçons de l’Union européenne leur ont infligé un système encore plus immoral que le communisme bureaucratique et dévoyé de Brejnev, avec, pour nouveaux « héros », les oligarques, ces mafieux enrichis sur le dos du peuple. On a remplacé la « dictature du prolétariat » par celle du capital. Le résultat a été, pour le plus grand nombre, moins de droits, notamment sociaux, un niveau de vie en chute libre, pas plus de liberté qu’avant. La  dictature de Ieltsine a été la même dictature que celle du temps du communisme, la sécurité sociale et la fierté d’être une grande puissance respectée en moins. Humiliation suprême, on a dépecé l’Union soviétique contre la volonté majoritaire de ses peuples et on est allé jusqu’à intégrer dans l’OTAN, ses anciennes républiques baltes. Poutine, lui, a redonné espoir et fierté aux Russes. C’est fondamental pour comprendre sa popularité actuelle dans son pays.

Cela ne l’exonère en rien des défauts du système russe fondé sur une liberté surveillée, donc incomplète, sur l’exacerbation de « valeurs » contestables telles la « virilité », notamment à l’encontre des homosexuels, et le culte de relents d’un passé médiéval (la Russie des tsars a été un « modèle » d’inhumanité et de barbarie). La relative inefficacité économique est un autre défaut. S’il n’y avait le pétrole, la Russie serait un pays sous-développé et, s’il n’y avait l’arme nucléaire, un géant aux pieds d’argile.

Je n’oublie pas non plus l’hypocrisie russe dans les relations internationales. Pour Moscou, la Crimée, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud ont droit à l’autodétermination. Pas la Tchétchénie dont les velléités d’indépendance ont été noyées dans le sang.

Hélas, les relations internationales ne sont que partiellement le domaine du droit. C’est surtout une jungle où ce sont les rapports de force qui comptent, de fait, le plus.

Mais lorsque la force se drape dans les habits des bons sentiments et dans ceux du droit international, et lorsque ceux qui l’utilisent ne s’appliquent pas à eux ce qu’ils prétendent imposer aux autres, on touche au cynisme.

Nos valeurs démocratiques, conquises de haute lutte depuis deux siècles, sont un bien précieux qu’il est légitime de vouloir étendre à la terre entière (à condition que ce soit sur une base volontaire). Mais lorsqu’on parle démocratie, liberté et morale, encore faut-il être exemplaire pour être crédible. Ce n’est malheureusement pas le cas pour nos pays occidentaux qui, dans l’affaire ukrainienne, sont retombés dans leurs vieux travers, ceux de l’anti-russisme (après l’antisoviétisme) et l’anticommunisme (même s’il n’y a plus de communistes au pouvoir nulle part en Europe) primaires, ceux aussi des tentatives hégémoniques sur l’ensemble de la planète. L’OTAN a été créée pour « protéger » l’Europe de la « menace » soviétique. Elle est devenue un outil de conquête du monde.  

Il serait temps de se ressaisir, d’autant que, en l’occurrence, il n’est pas sûr que l’Ouest sorte, ici, vainqueur de sa confrontation avec la Russie. La Crimée est, d’ores et déjà, à nouveau russe. Quant aux sanctions économiques, désormais brandies à tout bout de champ, elles risquent de nous faire, si elles sont appliquées, autant de mal qu’à ceux auxquelles elles sont destinée (va-t-on renoncer aux contrats juteux avec la Russie des navires de guerre Mistral fabriqués dans les chantiers de Saint-Nazaire dont ils sont les seuls clients ?). Si, dans cette affaire, certains, comme la France de Hollande, crient très fort, au final, il est douteux que quoi que ce soit de sérieux soit entrepris. Il y a trop d’intérêts économiques en jeu (notamment en Allemagne, principal importateur de gaz russe) et trop de risques militaires pour qu’une nouvelle guerre froide soit durablement entreprise (on aura quelques sanctions symboliques et une mauvaise humeur affectée pendant quelques temps). L’OTAN n’a pas levé le petit doigt pour voler aux secours des Hongrois et des Tchécoslovaques, envahis par les chars soviétiques respectivement en 1956 et en 1968. Va-t-on le faire pour « défendre » malgré eux des Criméens qui ont massivement choisi le « camp » russe ? Il est vrai que depuis la chute du communisme et le triomphe sans partage du grand capital international, celui-ci se croit tout permis. Mais si ce capital est fort, il a aussi sa faiblesse : vouloir, en toutes circonstances, que la machine à fric continue de fonctionner. On peut en conséquence raisonnablement penser que le « business » avec la Russie va continuer « as usual ».

L’Ukraine est, malheureusement pour ses habitants, un jeu d’échecs. L’Occident y a mené une offensive en poussant ses pions de la place Maidan et y a obtenu une avancée stratégique. Le roi en face n’a jamais été menacé (ce n’était pas le but, la stratégie aux échecs ne se joue pas sur un seul coup). Maintenant, l’adversaire est à la contre-offensive. Poutine vient de marquer un point en Crimée. Quel sera le prochain coup ? Chaque joueur a plus d’un tour dans son sac. Mais ils connaissent les règles du jeu. Poutine et Obama vont les respecter. Eux, ils sont responsables. Ils laissent leurs chiens aboyer. Mais ils sont tenus en laisse…

 

                                                       Yves Barelli, 18 mars 2014                                                          

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7 mars 2014 5 07 /03 /mars /2014 14:21

Plusieurs de mes amis s’étonnent de ma posture « pro-russe » dans l’affaire ukrainienne. Ceux qui me connaissent bien y voient une contradiction avec ma propre histoire personnelle et les liens que j’ai eus, et que je continue d’avoir, avec l’ancienne Tchécoslovaquie (voir notamment mes articles des 18 et 20 décembre 2011 dans ce blog au moment de la disparition de Vaclav Havel. Voir aussi mon livre « la Révolution de velours en Tchécoslovaquie », édition de l’Aube, 1990). J’étais en effet présent à Prague lors de l’invasion de ce pays en 1968 par les troupes soviétiques et j’ai participé sur place à la « Révolution de Velours » qui a mis fin en 1989 à la domination soviétique en Europe Centrale. C’est dire que, s’il y en a un qui ne peut être accusé de « crypto-soviétique » ou de nostalgique du communiste bureaucratique à la mode brejnévienne, c’est bien moi. Si c’était à refaire, je redescendrais sur la place Venceslas de Prague pour y lutter contre l’oppression.

Cela étant, je n’ai jamais été anti-communiste. Je continue de penser qu’il s’agit d’un idéal moralement (je reste dans la tradition tchèque qui, de Masaryk à Havel, en passant par Dubček, a toujours insisté sur l’importance de la morale en politique, comme dans toute autre activité humaine) supérieur au capitalisme, même si cet idéal a souvent été dévoyé (mais on peut en dire autant du capitalisme) par des gens qui avaient totalement oublié cet idéal. C’est pourquoi j’ai soutenu la tentative, avec le Printemps de Prague et Dubček, de créer un « socialisme à visage humain ». Les circonstances n’ont pas permis de mettre en œuvre cette nouvelle, et vraie, forme de communisme. Du coup, il n’y a plus de communisme du tout en Europe. On peut le regretter, mais il est inutile de revenir sur le passé, sauf pour en tirer les leçons. Essayons, au contraire, de construire le monde du futur qui, pour moi et quelques autres, ne devrait ressembler ni au capitalisme immonde et hypocrite que nous subissons, ni au communisme, souvent criminel et en outre économiquement inefficace, qui a été celui de l’Union soviétique (globalement un système plutôt mauvais, mais qui avait quand même pas mal de points positifs).

Et pour construire le monde du futur, il ne faut oublier ni le présent, ni le passé. C’est particulièrement vrai dans cette partie de l’Europe où le passé reste extraordinairement prégnant.

Connaitre ce passé est important pour comprendre la situation en Ukraine et les sentiments russes, pas seulement du pouvoir de Poutine, mais aussi du peuple russe qui, dans cette affaire, soutient massivement la politique de son président. 

Trois éléments doivent être pris en considération : 1/ la tentative d’encerclement par les Occidentaux de l’Union soviétique après la Révolution d’octobre en 1917, à tel point que, obnubilés par le soit disant « danger communiste », les démocraties occidentales n’ont pas vu venir le péril, bien plus grand, la suite l’a montré, représenté par l’établissement des régimes nazi en Allemagne et fascistes ailleurs, y compris en Espagne où la République a été lâchement abandonnée. Le résultat a été catastrophique avec notamment l’alliance conjoncturelle (je n’ai jamais dit que Staline était « moralement » intègre) de Staline et d’Hitler pour desserrer l’étreinte. 2/ La Russie a payé un très lourd tribut à sa libération de l’occupation allemande : plusieurs dizaines de millions de morts. Si nous sommes redevables à l’Amérique de nous avoir libérés, nous le sommes aussi à la Russie, on l’oublie trop souvent. Personnellement, je n’oublie pas que l’Union soviétique et la France ont combattu dans le même camp. Dans cette guerre, il y a eu, comme en France, des « collabos ». Certains groupes ukrainiens et une bonne part des Tatars de Crimée en faisaient partie. On comprend les sentiments d’indignation et de profonde injustice qui sont ceux des Russes aujourd’hui de voir que les Occidentaux ont contribué à mettre au pouvoir à Kiev les activistes de la place Maidan, jamais élu par personne à la différence du président déposé, parmi lesquels les groupes à tendance fasciste et nostalgiques de Hitler (je ne dis pas qu’ils sont majoritaires, mais ils sont présents et, apparemment, cela ne gêne pas nos « démocrates ») sont en force. 3/ Les Russes, même les anti-communistes, n’ont pas encore « digéré » que l’OTAN ait profité de l’affaiblissement, et même le délitement de la Russie de Eltsine (vendu aux oligarques qui ont mis la main sur le pays avec l’appui des Occidentaux), pour étendre son emprise à l’Est, en incorporant tous les anciens pays communistes d’Europe orientale dans l’OTAN, y compris les républiques baltes ex-soviétiques, et en essayant d’y adjoindre aussi l’Ukraine (la soit disant « Révolution orange »), le Caucase et l’Asie centrale, encerclant à nouveau la Russie, comme en 1917.

Seuls ceux qui ne connaissent rien à l’histoire, à la géographie ou qui sont de mauvaise foi (souvent les mêmes) peuvent s’étonner aujourd’hui des réactions russes face à ce qu’ils qualifient de nouvelle « agression » occidentale.

Une amie me fait passer de temps en temps (je l’en remercie) des extraits d’articles publiés sur un site internet qui s’appelle « résistance 71. com ». Je ne partage pas totalement les analyses qui y sont développées, tant à propos de l’Ukraine que de la Syrie, mais elles ont l’avantage de nous changer un peu de cette « pensée unique » qui monopolise nos moyens d’information. Selon ces analyses, il y aussi un complot fomenté par la grande finance américaine visant à écarter tous les « empêcheurs de tourner en rond » et de faire du fric de la grande finance internationale. Chavez, l’Iran, Bachar el Assad et Poutine feraient partie de ces empêcheurs. En Ukraine, ils auraient été en concurrence, par l’intermédiaire de Gazprom,  avec les « majors » pétroliers nord-américains qui auraient des visées sur des gisements potentiellement importants d’Ukraine.

Je ne crois pas à la théorie du complot. C’est prêter aux intéressés le sens de la stratégie à long terme qu’ils n’ont pas (ils veulent plutôt gagner de l’argent très vite, quitte à s’acoquiner, parfois, avec le diable et même avec des communistes, donc le diable, par exemple en collaborant avec la Chine). Je crois plutôt qu’il y a les vieux réflexes anti-communistes et antisoviétiques (beaucoup n’ont pas compris que la Russie n’est plus un pays communiste, mais ils continuent comme avant ; il est peut-être intellectuellement confortable de s’inventer des ennemis) qui perdurent, les pratique antérieures aussi (la CIA et d’autres « services », plus ou moins contrôlables, n’ont peut-être pas tellement évolué : le successeur du KGB est toujours l’ennemi, le Mossad israélien encore l’ami). Je ne crois pas non plus qu’il y ait des réunions secrètes, au Pentagone ou ailleurs, pour préparer concrètement ce genre de complot. Je n’ai jamais exercé le pouvoir politique, mais je l’ai suffisamment approché de très près pour savoir que ça ne se passe pas comme cela. Il n’y a pas non plus de « désinformation » concertée. Disons plutôt une influence réelle dans les médias et, surtout, le conformisme navrant tant de nos journalistes que de nos hommes politiques qui répètent les mêmes contrevérités sans même que ce soit conscient, convaincus qu’ils sont que le bon droit, la vérité, la démocratie, la « communauté internationale », c’est toujours du même côté, le leur, et que de l’autre, c’est le contraire. Alors, pour eux, il n’y a pas d’hésitation : les bons, c’est la place Maidan de Kiev, les méchants, c’est Poutine. Facile !

Le plus étonnant, c’est que ces gens-là ne s’interrogent même pas sur les contradictions de leurs postures. Ainsi, ils sont pour la démocratie, mais les habitants de la Crimée n’ont pas le droit de choisir leur destin. Ils étaient pour le démembrement de l’Union soviétique dont ils n’ont pas hésité à bousculer les frontières, mais ils n’acceptent pas qu’on remette en cause celles de l’Ukraine ou de la Géorgie. Ils ont créé par la guerre contre la Serbie et en violant toutes les règles du droit international un Kosovo indépendant, mais ils ne reconnaissent pas ce droit à la Crimée (pas plus, d’ailleurs, qu’à la Catalogne ou au Pays Basque). Ils sont favorables à des sanctions contre la Russie, mais ils les refusaient il y a trente ans contre l’Afrique du Sud de l’Apartheid, ils continuent de les refuser contre Israël qui viole les résolutions du Conseil de Sécurité depuis cinquante ans et ils n’envisagent pas un seul instant d’en prendre contre l’Arabie Saoudite, où continue de sévir un régime barbare médiéval, ni contre le Qatar qui se comporte en esclavagiste vis-à-vis des ouvriers qui construisent les stades du futur mondial de foot (déjà 400 morts sur les chantiers). Ils dénoncent l’antisémitisme de Dieudonné, mais ils le tolèrent lorsqu’il s’installe à Kiev ou à Doha. Etc, etc. Je pourrais encore allonger la liste des incohérences et de la mauvaise foi.

Je terminerai cet article en soulignant une dernière incohérence, celle de l’Union européenne. Je ne parle pas de sa « politique étrangère ». Elle n’en a pas, si ce n’est d’être une annexe de l’OTAN. Je ne parle pas de ses « sanctions » contre la Russie. Simple poudre aux yeux pour la simple raison que l’Allemagne n’en veut pas car elle a des intérêts majeurs avec la Russie. Je me limiterai à l’ « aide » à l’Ukraine (ou du moins aux fachos de Kiev qui désormais la gouvernent) : il n’y a plus d’argent en Europe pour quoi que ce soit. On impose aux peuples de se serrer la ceinture, on n’a plus aucune politique de recherche, d’éducation, de grands travaux. Le seul mot d’ordre est « austérité-équilibres budgétaires ». Mais, par miracle, on vient de trouver 12 milliards d’euro (soit 15Mds$, comme par hasard la même somme que la Russie s’apprêtait à débloque pour l’Ukraine si elle était restée son alliée) pour le nouveau régime issu de la rue à Kiev sans que le peuple ukrainien n’ait jamais été consulté dans les urnes. Si cette somme est effectivement débloquée, c’est cher. Mais, il s’agit peut-être d’un simple effet d’annonce. Ce ne serait pas la première fois.  

Le plus cocasse, si on choisit de rire plutôt que de pleurer, est que dans cette affaire, comme dans celle du Kosovo, les rôles sont parfaitement répartis entre Washington et Bruxelles. Washington décide, tire les ficelles, le cas échéant accepte des compromis sans en référer à ses satellites. L’ « Europe » exécute, envoie des soldats ou des policiers sur place (Kosovo par exemple ; les Américains, pas fous, n’avaient personne, sauf aux postes de commandements) et, surtout, sort son carnet de chèque.

Mais peut-être que, à force d’en faire trop, les gens finiront par comprendre. On a ainsi enfin compris que la soit disant révolte des Syriens contre Assad était en fait une opération qataro-saoudienne servant des intérêts conjoncturels de Washington (d’ailleurs bien plus prudent que Paris).

Sur l’Ukraine, je ne suis pas très inquiet. Il y a un « jeu » de grandes puissances entre Washington et Moscou. Nul ne veut aller jusqu’à la guerre. Washington a poussé ses pions à Kiev, Moscou a agité les siens en Crimée. Un nouvel équilibre va s’installer, jusqu’au prochain « coup ». Les grands discours ne sont que pour la galerie.

Quant à la Crimée, elle restera russe (de droit ou de fait) pour deux raisons. Elle est stratégiquement essentielle pour la Russie et parce que ses habitants sont russes et pas ukrainiens. Il y a une anomalie de l’histoire à corriger. En 1954, Nikita Khrouchtchev était à la tête de l’URSS. Il était ukrainien. Pour faire plaisir à ses compatriotes, il a rattaché la république autonome de Crimée à l’Ukraine et non plus à la Russie. Cela n’a eu aucune conséquence pratique parce que son autonomie était grande et que l’URSS était forte. Dépendre de Kiev ou directement de Moscou, c’était pareil, puisque le vrai pouvoir était au Kremlin de Moscou.

La même erreur a été faite pour la petite république arménienne du Haut Karabagh. Au lieu de la rattacher, ce qui aurait logique, à l’Arménie, ou l’a incorporée à l’Azerbaïdjan, sans grande conséquence pratique (l’arménien continuait à y être langue officielle, comme le russe en Crimée).

Les problèmes sont apparus après l’éclatement de l’URSS. Les nouveaux pouvoirs dans les républiques ont découvert les joies du nationalisme primaire. Résultat : une guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan pour libérer le Haut Karabagh et le problème actuel de la Crimée.

Alors, assez de contradictions messieurs les « démocrates » ouest-européens ! Acceptez que les Criméens se rattachent à la Russie s’ils le veulent et occupez-vous plutôt de ce qui devrait être vos missions. Une prioritaire, ramener la croissance en Europe en luttant contre le chômage et en mettant fin aux politiques imbéciles d’austérité. Une autre, secondaire et conjoncturelle. Puisque vous avez l’oreille des gens de la place Maidan, conseillez-leur la sagesse et le réalisme et essayez de faire le tri entre les vrais démocrates et les nostalgiques de l’Allemagne nazie.

Et pour le reste, pour les choses sérieuses, puisque cette « Europe » dont on nous rebat les oreilles est un OVNI politique, laissez faire les gens sérieux, Obama et Poutine en l’occurrence. Arrêtez, Monsieur Hollande de parler sans arrêt de « sanctions » comme un instit sans autorité dont les menaces font rire les élèves ! Vous ne serez pas plus capable de les mettre en œuvre que pour la Syrie. Intéressez-vous plutôt au sort des Français. Il commence à être dramatique et votre  politique  y contribue./.

                                                          Yves Barelli, 7 mars 2014            

 

                                              

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2 mars 2014 7 02 /03 /mars /2014 01:01

Pour mes lecteurs étrangers qui ne maitrisent pas parfaitement le français, rappelons que Tartufe était un personnage de Molière qui montrait les apparences de la vertu mais qui, en réalité, avait une vie à l’opposé de ses prétentions moralisatrices. Il vivait en un siècle, le 17ème , où l’hypocrisie de la société n’avait d’égale que celle, aujourd’hui, des médias qui nous infligent à longueur de journée une vision unilatérale du monde.

La meilleure des censures est l’autocensure. Nos journalistes et nos commentateurs se partagent, pour l’essentiel (il y en a quand même quelques-uns de plus honnêtes et de plus lucides) entre les propagandistes conscients de la pensée unique et ceux qui, baignés dans cet environnement où les contrevérités ont tellement les apparences de la vérité, qu’elles en sont devenues à leurs yeux des vérités si bien révélées qu’on ne s’interroge même plus sur elles, se contentent de répéter les « vérités » apprises et bien assimilées (il faut bien faire carrière, n’est-ce pas ?).   

Ceux d’entre vous qui ont des connaissances minimales de géopolitique et qui sont restés lucides sous les flots des vérités uniques déversées depuis le mois de novembre sur l’Ukraine, ont probablement été aussi choqués que moi par la manière dont l’information est traitée par la plupart des médias occidentaux.

Pour eux, c’est très simple : il y avait en Ukraine « le » peuple qui, assoiffé de liberté, de démocratie et d’Europe (pour les médias, ce sont des synonymes) s’est courageusement révolté, malgré la rigueur de l’hiver continental, contre le « régime » (c’est l’expression désormais employée lorsqu’on parle des pouvoirs « ennemis » auquel on ne reconnait aucune légitimité même lorsqu’ils ont été élu démocratiquement, ce qui était le cas du président ukrainien Ianoukovitch, bien sûr « corrompu » alors que, évidemment, l’ « égérie » Timochenko ne l’était pas, malgré les milliards qu’elle a détournés) ukrainien.

Maintenant que les putschistes de la place Maidan (là, c’est moi qui parle, pas les médias) ont installé le nouveau pouvoir qui n’a été élu par personne, on a désormais affaire à un « gouvernement » (c’est moi qui met les guillemets, pas eux). Bizarre ! Parle-t-on dans ces médias du « régime » de Hollande ou d’Obama. Non, ce terme péjoratif est réservé à l’Ukraine de Ianoukovitch, à la Russie, au Venezuela, à Cuba ou à l’Iran. On ne l’emploie ni pour Israël qui viole toutes les résolutions de l’ONU, ni pour l’Arabie saoudite ou le Qatar, où il n’y a jamais eu d’élection.

Depuis trois jours, il y a quand même un léger progrès dans le traitement médiatique de l’Ukraine. On a enfin découvert qu’à côté des « pro-européens », il y avait aussi des « pro-russes » et que le nouveau pouvoir de fait à Kiev ne faisait peut-être pas autant l’unanimité que ce qui avait été dit. On a mis trois mois pour enfin voir qu’il y avait deux Ukraine. C’est déjà mieux que pour la Syrie où un autre « peuple » se révoltait contre un autre « régime » et où il a fallu trois ans pour s’apercevoir que ce « régime » était quand même soutenu par une fraction importante, peut-être majoritaire, de la population.

En revanche, ce qui n’a pas changé c’est la vision qui nous est offerte de Poutine, un sorte de nouveau Staline, et de la Russie, en fait une nouvelle appellation de la méchante et éternelle Union Soviétique, ennemi que tous les grands « démocrates » se sont juré de combattre depuis 1917.

Les chaines de TV nous servent en permanence les mêmes déclarations ou communiqués de Hollande, de Barroso, d’Ashton (la soit disant « chef » de la soit disant diplomatie européenne), de Merkel, d’Obama et de quelques autres, tous du même « camp » occidental. On tourne en rond et on présente ce concert en stéréo comme la « communauté internationale ». Moi qui ai mauvais esprit, j’aimerais qu’on fasse parler quelques commentateurs brésiliens, algériens, sénégalais, indiens ou chinois pour savoir ce qu’on pense dans leurs pays. Il est vrai que, aux yeux de nos médias, ces gens-là ne sont que des sous-développés, des marxistes ou, pis, des « populistes ». La « communauté internationale », c’est connu, c’est nous ouest-européens et nord-américains. Les autres, ça n’existe pas.

Je m’en tiendrai aujourd’hui à ces quelques réflexions sur la machine de propagande qui est à l’œuvre dans nos pays, parait-il, « libres ».

Je vous soumets ma réflexion. Je ne demande pas à tout le monde de partager ma vision de l’Ukraine, de la Syrie ou de l’Union européenne. Mais je demande, c’est bien le moins, l’honnêteté. Présenter « une » vision des choses comme la seule possible est malhonnête. Se draper dans le voile de la vertu pour présenter ceux qui ne partagent pas la même opinion comme des idiots ou des criminels est malhonnête. Ne présenter qu’un aspect des choses, toujours le même, l’est aussi. Jouer à saute-mouton avec les faits, présentant des faits analogues comme bien ou mal seulement en fonction des auteurs ou selon que cela cadre ou non avec la pensée unique est la pire des malhonnêtetés.

Sur ce dernier point, je prends l’exemple de la Crimée : pour nos commentateurs occidentaux, ses velléités de sécession sont scandaleuses et, d’ailleurs, la « communauté internationale » ne laissera pas faire. En revanche, lorsqu’on a arraché le Kosovo de la Serbie, dont elle était le berceau historique, par la force après trois mois de bombardements scandaleux de Belgrade, pour la livrer aux mafias albanaises, cela était légitime. Pourquoi une telle différence de traitement ? Il y aurait des peuples « méritants » qui auraient droit à l’indépendance : le Kosovo, le Soudan du Sud, le Tibet. Par contre, d’autres n’auraient pas ce droit : la république serbe de Bosnie, l’Ossétie du Sud, la Crimée, mais aussi la Catalogne ou le Pays Basque.

Assez de ces hypocrisies, assez de ces tartuferies, assez du mépris de ceux qui ne pensent pas comme eux.

Et le pire dans tout cela, c’est lorsque le fait de jeter de l’huile sur le feu ne rapporte rien à ceux qui le font. Parfois, un arroseur reçoit en pleine figure l’eau qu’il a imprudemment jetée sur l’autre.

C’est ce qui se passe pour l’Ukraine. Tous nos bons démocrates ont voulu rééditer la « révolution orange » (qui s’est pourtant terminée en fiasco), ils ont encouragé les putschistes de la place Maidan. Mais que leur proposaient-ils ? L’Union européenne, embourbée dans sa crise économique, n’a pas le premier euro à mettre à Kiev et est dans l’incapacité absolue d’accueillir l’Ukraine en son sein. Il est criminel de donner de faux espoirs aux gens (à côté de nazillons, il y avait aussi des gens honnêtes sur la place Maidan).

Tout le monde savait, au moins ceux qui ont quelques notions de géostratégie, que la Russie ne se laisserait pas déposséder de l’Ukraine, et surtout pas de sa base navale de Sébastopol. Pourquoi avoir fait comme si. L’OTAN a pu s’étendre impunément loin à l’est et a pu créer au Kosovo un Etat croupion en profitant de la faiblesse passagère de la Russie. C’était un mauvais calcul sur le long terme car il y a toujours, un jour, un retour de manivelle. Elle a cru « libérer » l’Ukraine du « joug » russe. Calcul absurde qui montre dans quel mépris le système tient tous ceux qui n’en sont pas.

Alors, si Poutine l’ « impérialiste » met à exécution ses plans « diaboliques », tout le monde sait que personne ne pourra et ne voudra s’y opposer. Comme en Géorgie il y a trois ans. Il restera BFM-TV pour s’indigner de l’usage du véto par la Russie à l’ONU. Quel scandale ! Au fait, les Etats-Unis, combien de vétos après chaque crime israélien en Palestine ? Et combien d’actions militaires unilatérales des Occidentaux depuis dix ans ?

Je ne dis pas que le système chinois ou le russe sont meilleurs que le nôtre. Mais le nôtre, il a quelque chose de pire que ceux-là, c’est son hypocrisie insupportable. Dans un système dominé par la finance sans frein, par les paradis fiscaux, par les exilés fiscaux, par la richesse insolente qui côtoie la misère, la précarité et, de plus en plus, le désespoir de la grande masse, ce système-là, qui, de la connivence avec Franco et Pinochet à celle avec les wahhabites saoudiens et qatari, des opérations coloniales ou néocoloniales aux invasions de l’Irak et de la Libye, a-t-il moralement le droit de donner aux autres des leçons de morale?

Je ne le crois pas.

Quant à mon analyse de fond sur l’évolution de la situation en Ukraine, relisez ce que j’ai écrit il y a trois jours sur ce même blog. Ça reste d’actualité.

                                   Yves Barelli, 1er mars 2014                                      

 

 

 

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27 février 2014 4 27 /02 /février /2014 11:41

L’Ukraine est en train de s’enfoncer dans le chaos et l’ingérence des pays occidentaux, en jetant de l’huile sur le feu et en soutenant des rebelles armés qui ne respectent pas le suffrage universel, n’arrange pas une situation déjà passablement compliquée.

Apparemment, les « pro-européens » viennent de gagner à Kiev, du moins une première manche (qui s’ajoute à quelques autres, remportées alternativement par les deux camps, depuis l’indépendance du pays, en 1991. Voir mon article du 4 janvier sur ce blog : « affrontements en Ukraine »).

Le président régulièrement élu en 2010, Viktor Ianoukovitch, a été mis en fuite (il serait en lieu sûr dans la partie du pays qui lui est restée favorable), un gouvernement provisoire, réputé « pro-européen », à la légitimité douteuse, a pris, de fait, le pouvoir. Le nouveau « premier ministre » est un proche de l’ancienne chef du gouvernement, Timochenko, qui, lors de son bref passage au pouvoir, battit tous les records de corruption, et qui fut, à ce titre et de façon justifiée, condamnée à la prison (il est scandaleux que l’ « Occident » en ait fait son héroïne ! Quand on prétend imposer à la terre entière son système réputé « moral », on devrait mieux choisir ses relais). D’ailleurs, cette « nomination » n’a pas été du goût de tous les occupants de la place du Maidan ; certains ont sifflé le nouveau « premier ministre ».

Le nouveau pouvoir est chargé d’organiser une nouvelle élection présidentielle, prévue pour le 25 mai prochain. On se demande déjà si cette élection pourra effectivement avoir lieu. Après l’insurrection d’une partie de l’Ouest « pro-européen », c’est au tour de l’Est et de la Crimée, « pro-russes » d’entrer en quasi-rébellion contre le nouveau pouvoir de fait.

On ne sait pas grand-chose des intentions du nouveau pouvoir, si ce n’est de prendre le contrepied de l’ancien, ni surtout des équilibres internes entre les diverses composantes, parfois antagonistes, qui ont animé la contestation et l’occupation de la place de l’Indépendance.

Ce nouveau pouvoir de fait veut certes relancer la négociation avec l’Union européenne et le FMI en vue d’un éventuel accord d’association et, surtout, d’une aide urgente compte tenu de la situation dramatique de l’économie, au bord de la banqueroute. Il faudrait injecter 30 milliards de dollars pour remettre l’économie sur pied. Mais, si aide il y a, elle sera certainement assortie d’obligations de « réformes » et d’un plan d’austérité. A la lumière des soit disant « plans de sauvetage » appliqués en Grèce, en Italie ou en Espagne, on peut être sceptique sur ce qui va se passer en Ukraine. Le remède risque d’être pire que le mal et risque d’échauder sur place plus d’un « pro-européen ». La Russie, en revanche, qui était prête à mettre 15 milliards de dollars sur la table, attend des jours meilleurs pour réitérer son offre.

Nous verrons le 25 mai, si élection il y a, qui, cette fois, l’emporte : les « pro-européens » ou les pro-russes ».

La fin de cette première manche appelle de ma part les commentaires suivants :

1/ L’Ukraine n’a pas de tradition démocratique bien ancrée. Deux camps apparemment irréconciliables s’y affrontent (voir mon analyse du 4 janvier). Les élections ne sont qu’un moyen parmi d’autres de gagner. La rue, la violence, la corruption, tous les coups bas en sont d’autres.

Ce qui vient de se passer depuis le mois de novembre n’a rien à voir avec un affrontement démocratique. Imaginez qu’une « manif pour tous » ou toute autre contestation en France se soit terminée par l’installation de milliers de contestataires sur la place de la Concorde avec des groupes organisés armés et que ces contestataires aient décidé de rester sur place jusqu’au départ du président de la République, qu’ils aient occupé plusieurs bâtiments publics et qu’ils aient eu l’intention d’envahir l’Assemblé Nationale. C’est ce qui s’est passé à Kiev.  Rien à voir avec mai 1968 où nul, ni dans la police ni chez les manifestants, n’a utilisé des armes de guerre, où le mouvement ne s’est pas limité au Quartier latin, où les grèves dans les facs et dans les usines ont été décidées par des votes et où, in fine, il y a eu des élections dans le cadre constitutionnel.

2/ Il est curieux, et même choquant, que les pays de l’Union européenne et les Etats-Unis aient fait porter sur le seul gouvernement ukrainien la responsabilité des affrontements alors que ceux-ci ont été initiés par des groupes armés présents sur la place de l’Indépendance. Aurait-on accepté sans réagir à Paris, à Berlin ou à Washington que de tels groupes s’emparent du centre des capitales ? Certainement pas.

3/ Cela étant, au-delà de cette prise de position illégitime, force est de reconnaitre que, dans l’ensemble, il y a eu de la retenue chez la plupart des protagonistes étrangers. La Russie n’est pas intervenue (alors qu’elle a des troupes présentes en Ukraine, du fait d’accords passé au moment de l’indépendance). Le président Obama n’est pas allé au-delà d’une condamnation de principe du pouvoir ukrainien et il a maintenu un dialogue constant avec le président Poutine. C’est ce qu’a fait également Madame Merkel. Le principal va-t’en guerre a été, hélas, et une fois de plus (comme pour la Syrie et l’Iran), le président français. Hollande a en effet été le premier à demander fort et sans nuance des sanctions contre le gouvernement ukrainien au moment où les autres appelaient au dialogue. Cette attitude est incompréhensible.

Les « sanctions » adoptées par l’Union européenne ont été, malgré la France, symboliques. Elles se sont limitées à envisager de ne pas vendre à l’Ukraine (qui de toute façon n’en achetait pas) du matériel anti-émeutes (par exemple des canons à eau), ainsi que des interdictions de visas et des confiscations d’avoirs financiers pour un nombre très limité de responsables de la « répression », parmi lesquels ne figurait même pas le président Ianoukovitch. Avant le changement de pouvoir à Kiev, ces « sanctions » n’avaient reçu aucun début d’application effective.  

4/ Si l’opposition a eu la plus grande part de responsabilité dans les évènements et si l’attitude occidentale a été critiquable, la responsabilité du président Ianoukovitch est, elle aussi, évidente. Ce personnage, aussi corrompu que la plupart des autres dirigeants du pays (ceux qui viennent d’être renversés, mais aussi les amis de l’Occident qui les avaient précédés), a surtout été un piètre politique. En alternant de façon incompréhensible la répression et les reculs, il a mécontenté tout le monde, ses partisans comme les autres. Il a une lourde responsabilité dans le bilan dramatique des victimes (au moins 80 morts, dont plus de 10 policiers tués par balles par les insurgés). Il est clair qu’il aurait dû faire évacuer la place de l’Indépendance dès les premiers jours avant que les opposants ne s’y installent durablement. Cela aurait dû être un préalable au dialogue nécessaire.

5/ Espérons que le réalisme finira un jour par prévaloir en Ukraine. Ce n’est hélas pas encore le cas. Chaque camp devrait comprendre qu’il ne saurait y avoir de situation durable dans laquelle une moitié du pays, quelle que soit cette moitié, imposerait ses vues à l’autre moitié sans chercher de compromis. Ou on partage l’Ukraine en deux (l’ouest avec les « pro-européens » et l’est avec les « pro-russes »), ou on la conserve entière, mais sur des positions médianes.

Le réalisme doit tenir compte aussi de l’environnement géostratégique. La Russie est une grande puissance. Elle ne peut se permettre, et ne peut permettre, d’avoir à ses frontières des pouvoirs hostiles. Les Etats-Unis ne le permettent pas (Cuba est sous embargo depuis cinquante ans). Pourquoi la Russie le devrait-elle ?

Lorsque le communisme est tombé dans l‘ancienne URSS en 1991, cela a été une erreur d’étendre de manière aussi déraisonnable et provocante l’OTAN toujours plus à l’Est, allant jusqu’à y incorporer les Pays baltes, trois anciennes républiques soviétiques très proches de l’ancienne Leningrad. Cela a été ressenti comme une humiliation par le peuple russe et si on constate aujourd’hui une résurgence de nationalisme russe, c’est en grande partie à cause de cela. Une attitude plus intelligente aurait permis d’arrimer la Russie à l’Europe (dont elle fait partie). Le « vol » des Pays baltes par l’OTAN l’en a, au contraire, éloignée. Au lieu d’être un allié, la Russie est désormais un « ennemi » de fait, successeur de l’URSS. Il est douteux que Moscou reste sans réagir à une mainmise de l’OTAN sur l’Ukraine. Le réalisme devrait inciter à en tenir compte. Ou alors, il ne faudra pas s’étonner du retour de la guerre froide et de la course aux armements en Europe.

La Russie a commencé à masser des troupes à la frontière ukrainienne. Elle a en Crimée, où la majorité de la population lui est favorable, se plus grande base navale en mer noire. Pas plus que les Américains n’abandonnent Guantanamo, à Cuba, les Russes n’abandonneront Sébastopol, quel que soit la posture du gouvernement de Kiev. Des demandes irréalistes de ce dernier aboutiraient probablement à une scission de la Crimée. Les Occidentaux n’auraient aucun moyen de s’y opposer, sauf à déclencher une troisième guerre mondiale, ce que ni Washington ni Moscou ne veulent.   

Le réalisme devrait aussi conduire l’Union européenne (entité, pour le moment, sans gouvernement et avec peu de cohésion) à reconnaitre ses propres limites. L’UE n’est pas capable de résoudre la crise économique qui la frappe, de remettre les économies du sud en ordre de marche et de donner du travail aux millions d’Européens au chômage. Ce qu’elle n’est pas capable de faire en Grèce et au Portugal, le fera-t-elle en Ukraine ? Il est aventureux et quelque peu indécent de donner de faux espoirs aux supporters des factieux (dont certains sont des nostalgiques d’Hitler) de la place de l’Indépendance de Kiev. L’adhésion de l’Ukraine à l’UE n’est pas pour demain. Et demain, ou après-demain, l’UE existera-t-elle encore ? Ce n’est même pas sûr.               

Rien, malheureusement, n’est réglé en Ukraine. Affaire à suivre.

                                                         Yves Barelli, 27 février 2014                 

 

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10 février 2014 1 10 /02 /février /2014 17:40

Les Suisses ont approuvé le 9 février par une courte majorité populaire (50,3% des voix) et une confortable majorité des cantons (17 sur 23) l’ « initiative » de l’UDC, parti catalogué à  droite mais se voulant hors système, visant à établir des quotas annuels d’arrivées d’étrangers « en fonction des intérêts économiques globaux de la Suisse et dans le respect de la préférence nationale ».

1/ Tous les partis institutionnels, les organisations représentatives des milieux économiques et la plupart des médias avaient appelé à rejeter l’ « initiative » (proposition devant recueillir 100 000 signatures, pour les initiatives fédérales, afin d’être soumise à « votation », c’est-à-dire à référendum. Pour être adoptée, une initiative doit recueillir la majorité des voix du corps électoral avec une majorité dans une majorité de cantons). La victoire de l’UDC n’en est que plus spectaculaire.

2/ La participation a été forte : près de 3 millions de citoyens se sont déplacés (il n’y a que 7 millions d’habitants en Suisse), alors que, habituellement, l’abstention est élevée au pays des Helvètes. Il y a eu 1,46M de oui contre 1,44M de non, soit un écart de moins de 20 000 voix. La mobilisation des partisans du oui s’est renforcée dans les derniers jours ; les sondages donnaient une majorité de non début janvier et prédisaient encore il y a une semaine une courte victoire du rejet. Il semble que l’attitude sans nuance de la classe politique « institutionnelle » (présente au gouvernement) et du patronat, qui ont tenté d’effrayer les Suisses en prédisant une catastrophe économique en cas de victoire du oui, ait eu l’effet inverse en agaçant le corps électoral.  

3/ Une fois de plus, il y a un clivage entre deux Suisse : le oui l’a assez largement emporté en Suisse alémanique (jusqu’à 64% dans les cantons de Suisse centrale), mais aussi au Tessin italianophone (qui détient le record avec 68,2% de oui). En revanche, le non a été majoritaire dans toute la Suisse romande ainsi qu’à Zürich, Zoug et Bâle-ville. Cette opposition Suisse alémanique/Suisse romande est inquiétante pour la cohésion de la Confédération. Elle est fréquente dans les « votations » et elle marque une différence de sociologie importante. Le vote tessinois, habituellement voisin de celui des autres Latins que sont les Romans, est, cette, fois, atypique. Il s’explique par l’afflux d’Italiens, lié à la crise dans la péninsule, dans ce canton proche de Milan et de même langue.

4/ Depuis que la Suisse a passé des accords de coopération avec l’Union européenne (il y a  une dizaine d’années) et adhéré à l’espace Schengen, le nombre d’étrangers issus de l’UE qui s’installent en Suisse a fortement augmenté (multiplié par quatre). Cela concerne en premier lieu les Allemands, les Italiens, les Portugais et, dans une moindre mesure, les Français (beaucoup de Français travaillent en Suisse mais ils sont majoritairement « frontaliers », c’est-à-dire qu’ils résident en France). Tous étrangers confondus, c’est 80 000 de plus qui s’installent en Suisse chaque année (contre 40 000 il y a dix ans), ce qui est beaucoup par rapport à la population, déjà constituée à plus du quart d’originaires de l’étranger).

Bien que le chômage soit encore réduit en Suisse (mais il est en hausse), beaucoup de Suisses ont peur pour leur emploi. De plus, l’ouverture des frontières depuis l’adhésion à Schengen (il n’y a plus de contrôle aux « postes de douanes ») s’est traduit par une montée de la délinquance, autrefois très faible outre-Jura. Cela inquiète aussi.

5/ L’enseignement majeur de ce scrutin est la coupure, ici comme ailleurs, entre les « élites » et le peuple. L’idéologie de la mondialisation et de l’ouverture sans frein a profondément pénétré les partis de « système » et le patronat (mais aussi, curieusement, dans le cas de la Suisse, les syndicats, eux aussi totalement intégrés au système). Ils ne sont pas suivis par la majorité de la population.  

6/ Je n’ai pas d’informations suffisantes sur l’UDC (Union Démocratique du Centre), sans doute proche du Front National. Les partis et les médias du système qualifient un peu vite cette formation de « populiste », terme à leurs yeux péjoratif, comme si cela était une tare d’être proche du peuple. Avant de crier à la xénophobie, en Suisse, en France et ailleurs, ces partis et ces médias devraient se demander pourquoi les peuples se différencient de la sorte de leurs élites autoproclamées. Cette différenciation rappelle celle en France lorsque le non à la « constitution » européenne l’a emporté en 2005 contre tous les « leaders » (ou ceux qui se disent tels) d’opinion.

Il est clair que les gens ont besoin de valeurs partagées et de racines. Il y a un rejet non de l’étranger, comme les « bienpensants » le disent, mais un rejet de l’étranger lorsqu’il refuse de faire siennes les valeurs du pays où il s’installe et lorsqu’il prétend y importer ses propres « valeurs » et modes de vie. Oui à l’intégration, non à la soit disant diversité à base communautariste, ethnique ou nationale.

Faut-il condamner les Suisses parce qu’ils veulent rester suisses en Suisse ? Je ne le crois pas. Le discours que l’on entend depuis hier soir n’a aucun sens. On peut être soi sans être hostile aux autres. Il s’agit en l’occurrence d’une auto-défense. Faut-il en vouloir à une victime qui se défend contre une « attaque », qui prend dans ce cas l’allure de la dépossession, plus encore culturelle que matérielle?  

7/ Pour cette raison, je me félicite du vote suisse. Il devrait être un signal à tous les dirigeants qui prétendent nous imposer une soit disant « civilisation » dont  nous le voulons pas.

8/ Il est dommage que seuls les Suisses aient un système politique qui leur permet de se prononcer sur ce genre de question. Tous les sondages montrent que le vote serait analogue dans la plupart des pays de l’Union européenne, avec des scores souvent bien plus élevés. Cela interpelle, non ?

9/ Concrètement, quelles vont être les conséquences du vote suisse ?

Le « conseil fédéral » (gouvernement) de Berne va devoir présenter un projet de loi prenant en compte la décision du peuple de mieux règlementer l’immigration, y compris européenne. Cela n’entrainera aucun bouleversement majeur, en tout cas pas le chaos annoncé par les tenants du « système ». Simplement, il y aura des quotas annuels mieux en adéquation avec les besoins de l’économie et la volonté de la population de préserver son cadre de vie.

La Commission européenne « regrette » (c’est-à-dire condamne) le vote suisse. On s’en doutait. Il est clair que cette « commission » comprend mieux les intérêts et les préoccupations des banques que des peuples.

On peut s’attendre à une renégociation des accords existant entre la Suisse et l’UE. Comme l’UE est ouverte depuis longtemps aux importations de produits venant de la terre entière quasiment sans limitation, il est évident que les Suisses continueront à y vendre sans problème leurs produits, d’autant qu’ils sont le plus souvent d’excellente qualité.

La conséquence principale devrait être à terme la sortie de la Suisse de Schengen. On devrait donc bientôt revoir des douaniers et des policiers aux chapkas grises aux frontières suisses. Ce sera un petit inconvénient pour les déplacements des citoyens, mais un grand progrès pour la tranquillité et la sécurité des Suisses. Une frontière ouverte, c’est facile à passer, y compris pour les trafiquants, les délinquants, les terroristes et les clandestins. Davantage de contrôle, c’est dans l’intérêt des gens honnêtes. Après tout, n’y a-t-il pas des contrôles stricts dans les aéroports ? C’est un mal nécessaire, même si on peut en souhaiter une application plus intelligente.

10/ Au lieu de se lamenter sur la « montée des populismes », nos dirigeants et nos journaux feraient mieux de se poser la bonne question : pourquoi les peuples en ont-il assez de souffrir sous un système dont ils ne voient pas ce qu’il peut leur apporter ? S’ils ne le voient pas, ce n’est pas par myopie mais par réalisme.

La myopie est du côté des tenants du système et de leurs affidés. Ils sont si aveuglés par un dogmatisme incommensurable, qu’il faudra encore pas mal de « votations » pour qu’ils comprennent, ou du moins qu’ils soient contraints de changer, parce que, par définition, un dogme, on y croit, on ne le comprend pas.

 

                                                           Yves Barelli, 10 février 2014        

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2 décembre 2013 1 02 /12 /décembre /2013 10:54

Il est trop tôt pour savoir comment vont tourner les affrontements qui se déroulent depuis trois jours dans le centre de Kiev. Ce n’est pas la première fois qu’une telle agitation frappe la capitale ukrainienne. Les deux camps qui s’opposent se font en fait face à face, de manière presque continue, depuis que l’Ukraine est devenue indépendante en 1991 à la suite de la dissolution de l’Union soviétique.

Il me parait nécessaire de replacer les incidents actuels dans leur contexte, ce que malheureusement les chaînes occidentales de télévision d’information en continu ne font pas souvent. Pis, les informations diffusées sont souvent biaisées et partiales, involontairement par manque de recul, mais parfois aussi volontairement par à priori idéologique.

L’impression qui prévaut, en effet, au vu des reportages diffusés, est celle de l’éclatement d’une véritable révolution qui, à en croire les journalistes, serait l’expression d’une volonté unanime de la population de renverser le président élu en 2010. « Les Ukrainiens sont dans la rue », nous dit-on, « ils exigent le départ du président ». « C’est, conclue-t-on, une nouvelle Révolution orange ».

Messieurs les journalistes, vous allez bien vite en besogne. Trop vite. Décidemment, les vieux réflexes anti-communistes et antisoviétiques ont la vie dure. Dans leurs jugements manichéens, ces soit disant commentateurs, plus partisans qu’observateurs, se passionnent pour ce combat des bons « pro-Européens » contre les vilains suppôts de l’horrible Poutine, le méchant-loup des temps modernes.

Comme ils omettent une grande partie des faits susceptibles d’aider à comprendre ce qui se passe, je vais les présenter.

L’Ukraine est le deuxième pays européen, après la Russie, en superficie (600 000 km2, plus que la France) et l’un des plus peuplés (45 millions d’habitants).

Elle a une histoire et une culture intéressantes. C’est dans le nord de son territoire, aux confins de la Biélorussie, que se trouve le berceau des langues slaves qui évoluèrent par la suite en se différenciant, tout en restant proches (il y a une assez grande intercompréhension entre les locuteurs de ces langues ; par exemple, un Polonais comprend assez bien un Ukrainien). La langue ukrainienne actuelle peut être considérée comme intermédiaire entre le russe et le polonais ; elle a en effet des traits à la fois du groupe oriental (russe, biélorusse) et du groupe occidental (polonais, tchèque, slovaque). Pas étonnant que ce peuple ait toujours oscillé entre ses affinités occidentales et orientales.

L’Ukraine entre dans l’histoire au 10ème siècle, avant la Russie, avec l’émergence de la principauté de Kiev. Mais le pays subit ensuite l’invasion tatar (peuple apparenté aux Mongols). Il en sera délivré à la fois par les Polonais (dans le nord et l’ouest) et par les Russes (dans l’est et le sud), avant de tomber durablement dans l’orbite russe.

Cette dualité nord-ouest/sud-est restera une constante de l’histoire de l’Ukraine jusqu’à aujourd’hui. Elle est visible sur la carte des résultats électoraux depuis l’indépendance.

La tentative de créer une Ukraine indépendante, avec l’aide des Allemands, en 1917 (révolution léniniste en Russie) avorte rapidement. Les alliés, qui reconstituent une Pologne indépendante en 1918 (elle avait été divisée auparavant, pendant deux siècles en trois zones, russe, allemande et autrichienne), se montrent généreux avec elle, trop même, en lui donnant à l’est des terres non peuplées de Polonais, qui correspondent aux parties les plus occidentales de l’Ukraine et de la Biélorussie. Ces régions seront incorporées à l’URSS en 1945. Des maquis antisoviétiques subsisteront quelques temps dans la région de Lviv (principale ville d’Ukraine occidentale).

Lorsque l’URSS est dissoute en 1991, il existe un sentiment national ukrainien fort dans le nord et l’ouest de l’Ukraine et, au contraire, un sentiment pro-russe dans le sud et l’est. Clivage identique à celui qui prévalait au 16ème siècle.

La population actuelle de l’Ukraine est à 75% ukrainienne, mais il y a une forte minorité russe (17%), notamment installée dans le bassin minier du Donbass. La seule langue officielle est l’ukrainien. Toutefois, le russe, que tous les Ukrainiens connaissent, est davantage parlé que l’ukrainien dans l’est du pays, une bonne partie du sud et dans la ville de Kiev. C’est dans l’Ukraine occidentale, qui, autrefois, fit partie de l’empire des Habsbourg, puis de la Pologne de l’entre-deux guerres mondiales, qu’on cultive le plus la langue ukrainienne (les lecteurs de ce blog connaissent mon attachement pour les langues menacées ; je me réjouis en conséquence du combat qui a été mené en faveur de la langue ukrainienne).   

D’abord « sonné » par la fin de l’Union soviétique et l’hégémonie occidentale qui l’a suivie, le sentiment pro-russe et nostalgique de la période communiste d’une partie de la population s’exprime à nouveau depuis le début des années 2000. Il se heurte aux sentiments contraires de l’autre partie de la population, ceux qui préfèrent regarder vers l’ouest, ces « pro-européens » dont les TV nous parlent aujourd’hui, oubliant un peu vite ceux qui ne le sont pas.

Ces sentiments contradictoires se traduisent par un affrontement politique qui, depuis quelques années, s’exprime dans la plus grande confusion. En 2004, le pro-russe Viktor Ianoukovitch l’emporte de justesse, mais la cour suprême invalide le résultat et c’est finalement un pro-occidental, Iouchtchenko, qui est proclamé vainqueur. C’est le triomphe de la « Révolution orange ». Ioulia Tymochenko, aux longues tresses blondes, star des médias occidentaux, devient premier ministre. La cause semble entendue : l’Ukraine tourne définitivement le dos à la Russie, elle aspire à intégrer l’OTAN et l’Union européenne. C’est du moins ce que croient et espèrent nos commentateurs. D’ailleurs, ces mêmes commentateurs s’enthousiasment dans le même temps pour une autre « Révolution » orange, celle de Géorgie (pays que je connais assez bien car j’y ai séjourné plusieurs mois en 1999), et rêvent d’en voir éclore dans toutes les autres anciennes républiques soviétiques, laissant les Russes seuls autour de leur tombeau anachronique de Lénine.

Mais la réalité n’est pas aussi simple ni aussi belle ! Après une apogée en 2006, le soufflé des révolutions orange tombe assez vite. Une hirondelle ne fait pas le printemps et quelques blogueurs nourris au biberon des « valeurs » du capitalisme le plus débridé et maniant à peu près bien l’anglais sur la Grand-Place de Kiev devant les caméras de CNN, ne sont pas nécessairement représentatifs du peuple. La coalition « pro-occidentale » se défait et les affaires rattrapent la belle Ioulia, si sensible aux sirènes du grand capital que son patrimoine personnel se gonfla en proportion des opportunités que sa fonction lui permettait. A l’élection présidentielle de 2010, reconnue « honnête et régulière » par les observateurs internationaux, Viktor Ianoukovitch, le pro-russe, est élu. Ioulia est jugée et condamnée pour détournement de fonds et abus de pouvoir. Ceux qui, dans les pays occidentaux, continuent de crier à l’incarcération arbitraire, devraient mieux regarder le dossier de leur égérie. Il est objectivement lourd.

Quant aux « révolutions orange », elles ont été en grande partie démystifiées depuis qu’elles ont eu lieu. Elles ont probablement été moins spontanées que ce qu’il apparaissait. Les ambassades américaines et certaines officines ont joué un rôle non négligeable, tant à Kiev qu’à Tbilissi (d’ailleurs, aucune autre ville de ces pays n’a jamais été touchée par ces manifestations « spontanées », dont la capitale ukrainienne est à nouveau le théâtre aujourd’hui. Curieux, non ?).

Qui a tort, qui a raison ? Je ne veux pas défendre outre mesure les « pro-russes ». Beaucoup d’archaïsme, de passéisme, d’opportunisme leur colle à la peau. L’attachement aux droits de l’homme et à la démocratie n’est pas leur fort, à l’image du visage par toujours engageant que présente aujourd’hui la Russie de Poutine. Une seule « valeur » est partagée par nombre des dirigeants des deux camps, la corruption, hélas forte dans ce pays.  

Mais, de l’autre côté, il y a beaucoup à dire aussi. Une image résume le comportement hautain, souvent méprisant pour les faibles, des tenants des « révolutions » orange, celle qu’on vient de voir ces jours derniers à la télévision : une gigantesque malle Vuitton de cinq mètres de haut et une vingtaine de long dressée sur la Place Rouge de Moscou devant le tombeau de Lénine. Image de l’arrivisme, du bling-bling, du fric vite et mal gagné. Image aussi de l’incapacité à comprendre qu’il existe chez les peuples d’autres aspirations, d’autres valeurs que celles qu’ils se sont forgés dans leur petit monde élitiste.

Cette malle Vuitton a dû être rapidement démontée devant le tollé général à Moscou. Ailleurs, les occupants de quelques lieux stratégiques des capitales où ces révolutionnaires auto-proclamés, qui n’ont souvent d’ « orange » que leur fournisseur d’accès à internet, ont  dû plier bagage (Vuitton ?) eux aussi devant le verdict du suffrage universel. A Tbilissi, ces pro-européens viennent de subir une défaite électorale cuisante. Il est vrai que le nouveau vainqueur, un milliardaire ami des Russes, est un personnage plutôt ambigu. La démocratie, ça s’apprend et il y a encore à faire au pied du Caucase !   

Qu‘en sera-t-il à Kiev ? Je doute que le mouvement actuel aille très loin, surtout que l’hiver arrive et qu’il va faire froid sur la place de l’Indépendance. Mais je peux me tromper, tant les deux camps ont chacun des soutiens solides, tant les « orangistes » ont des moyens non négligeables et tant ceux d’en face ont aussi quelques faiblesses. A la différence des télévisions, je veux en outre rester modeste dans mon appréciation. Je n’ai pas lu les commentaires certainement pertinents de notre ambassade à Kiev et je n’ai pas d’autre information que les dépêches d’agences et les images vues à la télévision. Simplement, je connais un peu l’Ukraine, en tout cas mieux que la plupart de nos « commentateurs ». Cela peut m’aider à me faire une idée.

L’opposition vient certes de marquer un point tactique après le rassemblement de dimanche, en occupant plusieurs bâtiments publics et en obtenant le soutien des médias occidentaux, qui, de toute façon, lui étaient acquis d’avance. Si le pouvoir laisse faire, il se discréditera ; si les occupants sont délogés sans ménagement, hypothèse probable, les pro-européens joueront les martyrs. Dans tous les cas, le président Ianoukovitch devrait en sortir affaibli, d’autant que sur ce dossier, il a cherché à louvoyer, sans convaincre personne, entre rapprochement avec l’UE et loyauté vis-à-vis de la Russie. Il pourrait toutefois rebondir.  

Peut-être tentera-t-il un référendum, mais il ne le fera que s’il est sûr de le gagner. En tout cas, la présidentielle de 2015 se profile déjà à l’horizon. Elle se jouera sur la situation économique, difficile, mais aussi sur la peur de l’inconnue et sur le rejet par une grande partie de la population de ces « pro-européens » prétentieux et dogmatiques qui, à leurs yeux, ne proposent que du vent. Dans ce jeu, chaque camp joue à quitte ou double. Nul ne peut en prédire l’issue.       

Sur le fond, qu’en est-il ?

Les « pro-européens » reprochent au pouvoir ukrainien de ne pas avoir signé l’accord d’association que leur proposait l’Union européenne. Ils affirment que ce refus est un diktat de Moscou.

Mais que donnerait l’UE en échange de la signature ? Pas grand-chose. Les fonds structurels européens attribués aux zones en retard sont en chute libre, les crédits en faveur des pays en développement partenaires de l’UE (accords de Lomé) baissent aussi. Partout, en Europe, on impose aux peuples des programmes d’austérité et de recul social. En dehors des quelques rêveurs (ou intéressés, voire stipendiés) qui défient actuellement le pouvoir sur la place centrale de Kiev, il est douteux que l’Ukraine « profonde » croit que son salut passe par Bruxelles. Le seul attrait de l’UE, en fait, et il n’est pas mince, est la perspective espérée par certains de pouvoir un jour franchir les frontières sans visa. Après le plombier polonais et le camionneur roumain, bonjour le charpentier ukrainien ! Cela gonflera encore les manifestations de bonnets rouges. Mais on n’en est pas encore là !   

Aux chimères européennes, beaucoup en Ukraine préfèreront finalement les bonnes certitudes panslaves. La Russie est le premier partenaire économique de l’Ukraine. Elle lui fournit des débouchés à ses produits et la garantie de l’approvisionnement en gaz et en pétrole. Cela est tangible. Plus que les promesses, s’il y en a, de l’Union européenne.

Restera, il vrai, le problème des relations de voisinage avec la Pologne. Traditionnellement, les deux régions frontalières de Lviv, de Rzeszów et de Lublin avaient des relations étroites. Leurs habitants passaient facilement d’un pays à l’autre. J’étais en poste diplomatique en Pologne lorsque l’ « Europe », qui venait d’accueillir Varsovie en son sein, obligea la Pologne à instaurer un visa pour les Ukrainiens et, dans le même temps, finança à grands frais l’édification d’un nouveau rideau de fer entre les deux pays (une longue clôture électrifiée). Ce fut un traumatisme, non seulement en Ukraine, mais aussi en Pologne.

Etendre l’Union européenne toujours plus loin, et de manière toujours plus inconditionnée, pour des raisons dogmatiques, ne peut qu’avoir des effets néfastes. On l’a vu par exemple avec l’entrée de la Roumanie et de ses Roms dans l’UE. L’admission des pays baltes, autrefois intégrés à l’URSS, dans l’UE et, plus encore, dans l’OTAN, a été ressentie comme une provocation par les Russes.

Aujourd’hui, la donne a changé. La Russie n’est pas encore complètement remise sur pied, mais l’Etat a été restauré, l’économie va mieux et, conséquence automatique, la Russie compte à nouveau sur la scène internationale. On vient de le voir de façon spectaculaire avec les accords américano-russes sur la Syrie et sur l’Iran.

Penser qu’on pourra encore pousser vers l’est les admissions provocatrices dans le système occidental est déraisonnable. Ceux qui veulent créer un nouvel axe otanien de Kiev à Tachkent en passant par Tbilissi et Bakou sont aveuglés par leur idéologie anti-communiste et antisoviétique, devenue antirusse.

Ce qui a été possible dans les années 1990 et au début des années 2000 en profitant de l’affaiblissement passager de la Russie, n’est plus possible aujourd’hui. Non seulement parce que les Russes ne le permettent plus, mais les peuples non plus.

Comme en 1917, l’Ouest a voulu aller trop loin vers l’est, entendant circonscrire le « bloc » russe à la seule Russie.

L’Union européenne  a suffisamment à faire chez elle sans aller chercher à déstabiliser les pays qui sont à ses portes.

Comme le disait le général de Gaulle, l’Europe va de l’Atlantique à l’Oural. Elle englobe donc, aussi, la Russie. Plutôt que de tenter de la marginaliser, il vaudrait mieux établir avec elle des relations mutuellement profitables (l’Allemagne l’a compris s’agissant de l’importation de son gaz). Il vaudrait mieux aussi éviter de transformer les zones euro et Schengen en forteresses bordées de murailles, forteresses d’autant plus dérisoires que l’Union européenne est une passoire économique et que trafiquants et clandestins s’y déploient en toute impunité depuis qu’on a supprimé les frontières nationales.

En finir avec la politique des blocs, favoriser au contraire les contacts et les coopérations entre pays voisins, qu’ils soient ou non membres de l’UE. Voici la solution. Alors, les habitants de Lviv pourront reprendre le chemin de Cracovie sans entrave, tout en continuant d’emprunter aussi, celui de Minsk et de Moscou.

Si on pouvait expliquer cela aux têtes brûlées de Kiev, mais aussi à nos journalistes, on ferait une action utile.

Une dernière remarque, plus générale car elle ne s’applique pas seulement à l’Ukraine. Le droit de manifester, lorsqu’on n’en abuse pas, fait partie des libertés élémentaires. Mais l’observateur doit éviter de tirer des conclusions hâtives. 10 000, voire 50 000 ou 100 000 manifestants dans la capitale d’un pays qui compte près de 50 millions d’habitants, c’est une mobilisation qui n’est pas négligeable, mais cela n’est pas nécessairement représentatif de la majorité du peuple. Appeler cela une Révolution est abusif. Tout juste une révolte, qui n’est pas encore, si elle le devient, une insurrection. Les mots ont un sens. Ou alors, pour conserver un parallélisme, il faut dire que la Bretagne est en état d’insurrection et qu’une Révolution y est en marche parce que 10 000 « bonnets rouges » arpentent les rues de Quimper et que quelques-uns d’entre eux brûlent des pneus et lancent des projectiles sur les forces de l’ordre. Ecrivant cela, je ne porte aucun jugement de valeur sur les « bonnets rouges », pas plus d’ailleurs sur les manifestants de Kiev (bien que, pour ceux-là, j’ai ma petite idée). 

Il faut savoir raison garder lorsqu’on commente l’actualité. Les journalistes qui y dérogent commettent une faute professionnelle.          

                                                 Yves Barelli, 2 décembre 2013                                                         

 

                  

 

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