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12 août 2014 2 12 /08 /août /2014 01:00

Comme cela était attendu, Recep Tayyip Erdoğan (notez que, en turc, le ğ ne se prononce pas mais allonge la voyelle précédente : prononcez donc « erdo-ann ») a été élu le 10 août président de la république turque dès le premier tour avec 52% des suffrages exprimés, contre 38% à son principal adversaire, Ekmeleddin Mehmet İhsanoğlu, et 10% à Selahattin Demirtaş. La participation électorale a été de 73%.

1/ Le score d’Erdoğan est inférieur à ce que prédisaient les sondages. Cela est dû à une participation en baisse par rapport aux élections antérieures, notamment chez les 3 millions de Turcs résidant à l’étranger et inscrits sur les listes consulaires dont moins de 10% se sont déplacés.

Le résultat marque ainsi une certaine érosion de sa popularité, ce qui est attribué aux scandales de corruption qui ont récemment affecté l’entourage du premier ministre et à la forte contestation qui a agité les milieux ouvriers et étudiants dans le courant de 2013, en particulier à Istanbul.

L’opposition, comme l’Organisation de la Sécurité et de la Coopération en Europe (OSCE), qui avait des observateurs sur le terrain, n’ont pas dénoncé de fraudes massives directes mais ont noté une forte inégalité dans la campagne entre les candidats, M. Erdoğan ayant disposé de moyens financiers considérablement supérieurs à ceux de ses deux opposants et ayant largement bénéficié de la logistique de l’appareil d’Etat.

On note en outre que la victoire d’Erdoğan n’est pas complète sur l’ensemble de la Turquie : M, İhsanoğlu, candidat commun des socio-démocrates et des nationalistes laïques, est arrivé en tête dans toutes les provinces du littoral égéen et méditerranéen (sauf le Grand Istanbul où le candidat du parti islamiste l’emporte de peu), soit les régions de l’Ouest et du Sud, les plus modernes et les moins conservatrices, tandis que M. Demirtaş, candidat kurde, arrive en tête dans les région du Sud-Est, majoritairement peuplées de Kurdes (environ 15 millions de personnes). Les meilleurs scores de M. Erdoğan ont, en revanche, été réalisés dans la Turquie intérieure d’Asie, sur ce plateau anatolien « gardien » des traditions et du culte, qui n’avait accepté les changements radicaux d’Atatürk, fondateur de la république, tels l’abandon de l’alphabet arabe et du voile et l’instauration d’une laïcité calquée sur le modèle français, que contraint et forcé.      

2/ La nette victoire de l’actuel premier ministre doit néanmoins être soulignée. L’homme fort de Turquie, au pouvoir depuis 2003, a, depuis cette date, gagné, souvent largement, tous les scrutins, tant nationaux que locaux.

La personnalité du vainqueur a nettement surpassé celle de ses concurrents. M. Erdoğan, qui est âgé de 60 ans, domine la vie politique de son pays depuis plus d’une décennie. Cet islamiste pragmatique (très conservateur en matière religieuse et de mœurs mais qui a su composer jusqu’à présent avec ceux, longtemps hégémoniques dans ce pays officiellement laïque, qui ne le sont pas).

Né à Istanbul, métropole économique de plus de 10 millions d’habitants, il commença sa carrière comme maire de cette ville entre 1994 et 1998 (ce n’était pourtant pas le terrain le plus propice à son idéologie, ce qui montre son habileté), devint le porte-drapeau de la contestation islamiste au pouvoir civil laïque soutenu par l’armée en récitant une prière en public et dans l’exercice de ses fonctions, ce qui lui valut plusieurs mois de prison et, pendant un temps, l’inéligibilité. Fondateur de l’AKP (parti de la Justice et du Développement), dont il est toujours Secrétaire Général, il remporta haut la main les législatives de 2002 et règne depuis sans partage sur la Turquie.

Cette victoire de l’islamisme turc sur la laïcité fondée par Atatürk est le phénomène majeur de la Turquie contemporaine. Ce n’était pourtant pas gagné d’avance. Il y a en effet deux sociétés turques qui s’opposent et même s’affrontent.

D’un côté, les conservateurs, héritiers de l’empire ottoman, forts dans les régions à tradition rurale (même si la population y est devenue majoritairement urbaine) du plateau anatolien, fief de l’islam sunnite, majoritaire en Turquie.

De l’autre, la Turquie « européenne », qui correspond à la Turquie d’Europe, autour d’Istanbul, mais aussi aux régions littorales d’Izmir, autrefois peuplées de Grecs, et d’Antalya. Cette Turquie laïque et moderne est celle aussi de la minorité alevi (de l’ordre de 20% de la population turque), qui était niée et brimée sous les Ottomans. Les Alevis sont une branche du chiisme très attachée à la laïcité (le culte est discret et les femmes ne sont pas voilées) ; les Alevis sont proches des Bektashi, majoritaires en Albanie (ce qui explique le succès du communisme laïque dans ce pays), et des Alaouites, qui constituent l’ossature du régime syrien de Bachar-el-Assad (lui aussi laïque) ; ils ont aussi quelques points communs avec les Mozabites algériens de Ghardaïa (où, ces derniers mois des affrontements ont eu lieu avec les musulmans sunnites intégristes), aujourd’hui nombreux en France.

Autre minorité traditionnellement en opposition avec l’islamisme, les Kurdes, majoritaires dans le Sud-Est de la Turquie (et présents, aussi, en Irak, en Iran et en Syrie). Erdoğan a plutôt bien géré la question kurde depuis son accession au pouvoir. Des droits linguistiques leur ont été donnés (médias, enseignement) et l’insurrection armée a cessé (pour le moment). La question est loin d’être réglée mais le dossier est moins chand.

Dans sa lutte contre la laïcité, Erdoğan a marqué des points. Par petites touches, il est revenu sur plusieurs lois ou règlements instaurés par Atatürk et ses successeurs. Il a ainsi mis fin à l’interdiction de porter le voile à l’université. Profitant de la corruption fréquente régnant dans la haute hiérarchie militaire, Erdoğan a mis plusieurs généraux en procès, ce qui aurait été impensable il y a vingt ans. Aujourd’hui, l’armée est rentrée dans le rang. Son droit de véto sur les gouvernements et les lois a, en pratique, disparu. Toutefois, les islamistes turcs restent prudents. Ils savent jusqu’où aller ou ne pas aller. Hors de question, ainsi, d’introduire la charia dans le droit ou de sanctionner le non-respect du jeûne en public pendant le mois du ramadan.

3/ Dans cette élection présidentielle, les deux autres candidats n’ont visiblement pas fait le poids face au leader de l’AKP. 

İhsanoğlu, 70 ans, n’est pas un politique. Issu d’une famille turque du Caire, il n’a presque jamais vécu en Turquie. Universitaire renommé, il a aussi été un grand diplomate. Depuis 2004, il était Secrétaire Général de l’Organisation de la Coopération Islamique (OCI, une cinquantaine de pays-membres). Fonction prestigieuse, mais cette casquette n’a pas été du goût de nombreux milieux laïques. Candidat de compromis de plusieurs partis ayant peu de points communs si ce n’est l’opposition à Erdoğan, İhsanoğlu non seulement n’a pas fait l’unanimité mais ceux qui s’y sont ralliés l’ont fait sans enthousiasme. Il n’a donc pas fait le plein chez les opposants. Les étudiants contestataires d’Istanbul, plus proche des « indignés » que des politiciens plus classiques ne se sont pas reconnus en lui.

Quant à Demirtaş, jeune avocat de 42 ans, député et successivement membre de plusieurs partis interdits pour cause de séparatisme, il a été un candidat kurde de témoignage.

4/ Cette élection présidentielle a été la première au suffrage universel. Dans la constitution actuelle, de type parlementaire, le pouvoir appartient au premier ministre, issu de la majorité parlementaire. Il est dans les intentions du président élu de la modifier pour lui donner un caractère plus présidentiel (peut-être du type français). En attendant, le premier ministre sera son homme lige et, de fait, Erdoğan restera le « patron ».

5/ Pourquoi cette domination sans partage d’Erdoğan et de l’AKP ?

Un peu du fait de sa base sociale et de l’hégémonie de l’islamisme militant. C’est dans l’air du temps dans la plupart des pays de tradition musulmane.

Mais beaucoup, assurément, grâce aux bons résultats économiques de la Turquie.

La Turquie est, à nouveau, un pays qui compte. A nouveau, parce que ce fut le cas entre les seizième et dix-neuvième siècles lorsque l’empire ottoman s’étendait sur la trentaine de pays actuels qui couvrent la plus grande partie du Moyen Orient, les Balkans et la plus grande partie de l’Afrique septentrionale. De Byzance, du temps des Grecs (dont les Ottomans ont repris la plus grande partie de la civilisation) à Istanbul, en passant par Constantinople, cette cité a représenté longtemps l’un des phares de la civilisation.

L’histoire est souvent un éternel recommencement. C’est le cas pour la Turquie, longtemps « homme malade » de l’Europe et du Moyen Orient. Atatük montra la voie du renouveau, mais son pays restait pauvre et donc marginal.

Aujourd’hui, la Turquie est en pleine expansion. Avec 77 millions d’habitants, elle est une puissance démographique importante et ce pays est stratégiquement bien situé : à cheval sur l’Europe et l’Asie, gardien des détroits du Bosphore et des Dardanelles, il occupe l’une des positions clé du monde.

La puissance économique n’est pas en reste. Avec des taux de croissance qui dépassent le plus souvent 5% par an, la Turquie est un pays « émergent » à niveau de vie intermédiaire et avec un PIB global, compte tenu de ce niveau et de la population, qui est en passe d’entrer dans le « club » des plus fortes économies mondiales. Le PIB de la Turquie a été de 822 milliards de dollars en 2013, 17ème rang mondial (7ème rang européen, si on considère la Turquie comme européenne, et premier rang du Moyen Orient, dépassant notamment l’Arabie Saoudite et l’Iran).

6/ Qu’attendre de la présidence Erdoğan ?

Probablement la continuité, ce qui n’exclura pas certaines inflexions.

Sur le plan intérieur, un islamisme « modéré », non par idéologie mais par pragmatisme. De nouveaux gestes de bonne volonté vers les Kurdes (d’autant que les Kurdes d’Irak ne sont pas à négliger), mais aussi vers les Alevis (ils sont annoncés. Seront-ils faits ? L’alévisme continue d’être, de fait, proscrit, d’autant plus facilement que la Turquie « laïque » ne reconnait aucune religion).

L’attitude vis-à-vis des secteurs les plus allergiques à l’islamisme risque d’être moins flexible. Ce sont clairement ses ennemis, en fait ses « empêcheurs de tourner en rond ». Il est clair que la société rêvée par Erdoğan et ses soutiens est la Turquie de l’ancien régime, pas celle d’Atatürk. L’affrontement entre les deux Turquie est dans l’ordre des choses. La mise au pas de l’armée et la répression de la contestation de 2013 ont laissé des traces. Les antagonistes ne se feront pas de cadeaux. Le grand affrontement mondial entre l’islamisme et ceux qui veulent son reflux risque de traverser la Turquie.  

Sur le plan économique, la continuité. Le marché intérieur est vaste et en pleine expansion. De grandes infrastructures continueront à être créées. Le tourisme, qui attire des millions de visiteurs grâce aux prix bas, devrait continuer à bien se porter dans la mesure où la situation dans les pays voisins et l’agitation sociale (le « gâteau » croit mais il est inégalement réparti) n’effrayeront pas les visiteurs.

7/ La Turquie est appelée à jouer un rôle accru sur la scène internationale.

Son positionnement est original : le pays est membre de l’OTAN (son armée est l’une des plus fortes de la région), mais il est loin d’être aligné sur les Etats-Unis. Lorsque les Américains ont envahi l’Irak en 2003, la Turquie a interdit le survol de son territoire par les avions de l’US Air Force.

Les relations avec la Russie sont plutôt bonnes. Il en va de même avec l’Iran.

Ces relations s’étaient toutefois refroidies en relation avec le conflit syrien. Erdoğan a pris un parti sans nuance pour l’opposition armée à Bachar. Cela a correspondu à la fois à un islamisme militant et à une conjonction stratégique avec Washington.

Cela devrait changer maintenant compte tenu de l’ « émigration » de la rébellion islamiste vers l’Irak (« Etat islamique d’Irak et du Levant ») et, surtout, de la barbarie des djihadistes, désormais moins « présentables », et même plus du tout présentables. Le changement d’attitude à leur égard, tant d’Ankara que de Washington, devrait déboucher assez rapidement vers une normalisation des relations avec Damas et, par voie de conséquence, la disparition de motifs de divergences avec Moscou et Téhéran. Avec Moscou, il y a de nombreux intérêts économiques (notamment le tourisme russe en Turquie et les placements de capitaux). Avec Téhéran, il a à la fois des intérêts économiques et une convergence avec le virage américain.

Ankara devrait continuer avec des relations étroites avec l’Arabie Saoudite et le Qatar, pivots de l’internationale islamiste, mais aussi partenaires économiques.

Toutefois, le vent a tourné au Moyen Orient. Désormais, l’islamisme suscite méfiance et même rejet. Les Frères Musulmans ont été balayés d’Egypte, marginalisés en Tunisie, surveillés en Jordanie, au Maroc et en Algérie. Washington devient circonspect vis-à-vis des monarchies du Golfe. Le grand amour appartient déjà au passé. Il pourrait se transformer en hostilité. On peut prédire que, désormais, l’islamisme international de la Turquie sera moins militant. La grande coopération de tradition ottomane (qui a plutôt laissé de bons souvenirs, y compris dans un pays aussi éloigné que l’Algérie) devrait y être substituée. Moins religieuse et idéologique, plus politique, économique et culturelle (l’enseignement du turc progresse partout dans les pays arabes et dans les Balkans).

L’axe Turquie-monde arabe devrait se concrétiser dans une hostilité accrue envers la politique du gouvernement israélien. Traditionnellement, il y avait une coopération politique, économique et militaire de la Turquie avec Israël. C’était la face « OTAN » de la Turquie. Depuis qu’Erdoğan est aux affaires, la critique envers Israël a grossi. Des bateaux turcs ont essayé de forcer le blocus de Gaza (ils s’apprêtent à recommencer), Erdoğan a comparé l’attitude d’Israël à celle d’Hitler. Cela est populaire dans le monde arabe. Cela devrait s’intensifier.

Quelle sera l’attitude de la Turquie vis-à-vis de Kurdistan irakien ?

Jusqu’à présent, Ankara faisait savoir qu’une déclaration unilatérale d’indépendance serait un casus belli et que les troupes turques pourraient intervenir. Cette attitude a déjà commencé à évoluer. Un consulat général turc a été ouvert à Erbil et un oléoduc achemine désormais directement le pétrole kurde vers la Turquie avec un accord qui est quasiment un accord d’Etat à Etat. Erdoğan commence à entrevoir le parti qu’il pourrait tirer d’un Kurdistan du Sud indépendant (les Américains sont sur la même longueur d’onde ; ils ne se font plus beaucoup d’illusion sur la viabilité d’un Irak uni), y compris pour leurs propres Kurdes que cela motiverait peut-être à collaborer avec le pouvoir central.

Et les autres voisins ?

Le génocide arménien de 1915 n’est pas encore reconnu mais des progrès ont été faits dans la  reconnaissance de « crimes de guerre de masse ». Erdoğan s’en remet à une commission d’historiens, ce qui lui permet de gagner du temps. En attendant, la normalisation avec la république d’Arménie est en voie d’être une réalité. Il y a eu des échanges de visites officielles à haut niveau.

Avec la Grèce, ça va beaucoup mieux aussi. Les relations d’Etat à Etat, sans être excellentes, sont pacifiques (cela n’a pas toujours été le cas). Il est vrai que la Grèce, en pleine déliquescence économique, a d’autres priorités. Le dossier chypriote, lui, n’a pas beaucoup avancé. Mais tout le monde s’accorde à estimer que c’est la faute des Chypriotes grecs peu enclins au compromis (d’autant que, lorsqu’on en était proche, l’Union européenne a stupidement admis Chypre grec sans condition, ce qui a encouragé la partie grecque de l’île à l’intransigeance).

XXX

Globalement, donc, une situation qui devrait accroitre le rôle international de la Turquie. Mais, sur le plan intérieur, le ciel n’est pas exempt de nuages : le clivage religieux-laïques peut tourner à tout instant à l’affrontement ; le respect des droits de l’homme en Turquie continue à poser problème (assassinats de journalistes, condamnations à des peines de prison pour contestation ou, tout simplement, langage public non conforme aux « valeurs » turques) ; sur le plan économique, une bulle immobilière en préparation, beaucoup de spéculation, de corruption, des banques faibles, l’évasion fiscale, le chômage, etc.

La Turquie a déjà fait beaucoup, mais, certainement, peut mieux faire. Ses insuffisances lui ont, pour le moment, barré l’entrée dans l’Union européenne. Il est vrai que celle-ci est tellement mal en point, que la Turquie ne s’en porte pas plus mal, pour ne pas dire mieux (elle a au moins une politique économique indépendante, ce qui ne serait pas le cas si elle était dedans).

 

Yves Barelli, 12 août 2014     

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