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2 décembre 2013 1 02 /12 /décembre /2013 10:54

Il est trop tôt pour savoir comment vont tourner les affrontements qui se déroulent depuis trois jours dans le centre de Kiev. Ce n’est pas la première fois qu’une telle agitation frappe la capitale ukrainienne. Les deux camps qui s’opposent se font en fait face à face, de manière presque continue, depuis que l’Ukraine est devenue indépendante en 1991 à la suite de la dissolution de l’Union soviétique.

Il me parait nécessaire de replacer les incidents actuels dans leur contexte, ce que malheureusement les chaînes occidentales de télévision d’information en continu ne font pas souvent. Pis, les informations diffusées sont souvent biaisées et partiales, involontairement par manque de recul, mais parfois aussi volontairement par à priori idéologique.

L’impression qui prévaut, en effet, au vu des reportages diffusés, est celle de l’éclatement d’une véritable révolution qui, à en croire les journalistes, serait l’expression d’une volonté unanime de la population de renverser le président élu en 2010. « Les Ukrainiens sont dans la rue », nous dit-on, « ils exigent le départ du président ». « C’est, conclue-t-on, une nouvelle Révolution orange ».

Messieurs les journalistes, vous allez bien vite en besogne. Trop vite. Décidemment, les vieux réflexes anti-communistes et antisoviétiques ont la vie dure. Dans leurs jugements manichéens, ces soit disant commentateurs, plus partisans qu’observateurs, se passionnent pour ce combat des bons « pro-Européens » contre les vilains suppôts de l’horrible Poutine, le méchant-loup des temps modernes.

Comme ils omettent une grande partie des faits susceptibles d’aider à comprendre ce qui se passe, je vais les présenter.

L’Ukraine est le deuxième pays européen, après la Russie, en superficie (600 000 km2, plus que la France) et l’un des plus peuplés (45 millions d’habitants).

Elle a une histoire et une culture intéressantes. C’est dans le nord de son territoire, aux confins de la Biélorussie, que se trouve le berceau des langues slaves qui évoluèrent par la suite en se différenciant, tout en restant proches (il y a une assez grande intercompréhension entre les locuteurs de ces langues ; par exemple, un Polonais comprend assez bien un Ukrainien). La langue ukrainienne actuelle peut être considérée comme intermédiaire entre le russe et le polonais ; elle a en effet des traits à la fois du groupe oriental (russe, biélorusse) et du groupe occidental (polonais, tchèque, slovaque). Pas étonnant que ce peuple ait toujours oscillé entre ses affinités occidentales et orientales.

L’Ukraine entre dans l’histoire au 10ème siècle, avant la Russie, avec l’émergence de la principauté de Kiev. Mais le pays subit ensuite l’invasion tatar (peuple apparenté aux Mongols). Il en sera délivré à la fois par les Polonais (dans le nord et l’ouest) et par les Russes (dans l’est et le sud), avant de tomber durablement dans l’orbite russe.

Cette dualité nord-ouest/sud-est restera une constante de l’histoire de l’Ukraine jusqu’à aujourd’hui. Elle est visible sur la carte des résultats électoraux depuis l’indépendance.

La tentative de créer une Ukraine indépendante, avec l’aide des Allemands, en 1917 (révolution léniniste en Russie) avorte rapidement. Les alliés, qui reconstituent une Pologne indépendante en 1918 (elle avait été divisée auparavant, pendant deux siècles en trois zones, russe, allemande et autrichienne), se montrent généreux avec elle, trop même, en lui donnant à l’est des terres non peuplées de Polonais, qui correspondent aux parties les plus occidentales de l’Ukraine et de la Biélorussie. Ces régions seront incorporées à l’URSS en 1945. Des maquis antisoviétiques subsisteront quelques temps dans la région de Lviv (principale ville d’Ukraine occidentale).

Lorsque l’URSS est dissoute en 1991, il existe un sentiment national ukrainien fort dans le nord et l’ouest de l’Ukraine et, au contraire, un sentiment pro-russe dans le sud et l’est. Clivage identique à celui qui prévalait au 16ème siècle.

La population actuelle de l’Ukraine est à 75% ukrainienne, mais il y a une forte minorité russe (17%), notamment installée dans le bassin minier du Donbass. La seule langue officielle est l’ukrainien. Toutefois, le russe, que tous les Ukrainiens connaissent, est davantage parlé que l’ukrainien dans l’est du pays, une bonne partie du sud et dans la ville de Kiev. C’est dans l’Ukraine occidentale, qui, autrefois, fit partie de l’empire des Habsbourg, puis de la Pologne de l’entre-deux guerres mondiales, qu’on cultive le plus la langue ukrainienne (les lecteurs de ce blog connaissent mon attachement pour les langues menacées ; je me réjouis en conséquence du combat qui a été mené en faveur de la langue ukrainienne).   

D’abord « sonné » par la fin de l’Union soviétique et l’hégémonie occidentale qui l’a suivie, le sentiment pro-russe et nostalgique de la période communiste d’une partie de la population s’exprime à nouveau depuis le début des années 2000. Il se heurte aux sentiments contraires de l’autre partie de la population, ceux qui préfèrent regarder vers l’ouest, ces « pro-européens » dont les TV nous parlent aujourd’hui, oubliant un peu vite ceux qui ne le sont pas.

Ces sentiments contradictoires se traduisent par un affrontement politique qui, depuis quelques années, s’exprime dans la plus grande confusion. En 2004, le pro-russe Viktor Ianoukovitch l’emporte de justesse, mais la cour suprême invalide le résultat et c’est finalement un pro-occidental, Iouchtchenko, qui est proclamé vainqueur. C’est le triomphe de la « Révolution orange ». Ioulia Tymochenko, aux longues tresses blondes, star des médias occidentaux, devient premier ministre. La cause semble entendue : l’Ukraine tourne définitivement le dos à la Russie, elle aspire à intégrer l’OTAN et l’Union européenne. C’est du moins ce que croient et espèrent nos commentateurs. D’ailleurs, ces mêmes commentateurs s’enthousiasment dans le même temps pour une autre « Révolution » orange, celle de Géorgie (pays que je connais assez bien car j’y ai séjourné plusieurs mois en 1999), et rêvent d’en voir éclore dans toutes les autres anciennes républiques soviétiques, laissant les Russes seuls autour de leur tombeau anachronique de Lénine.

Mais la réalité n’est pas aussi simple ni aussi belle ! Après une apogée en 2006, le soufflé des révolutions orange tombe assez vite. Une hirondelle ne fait pas le printemps et quelques blogueurs nourris au biberon des « valeurs » du capitalisme le plus débridé et maniant à peu près bien l’anglais sur la Grand-Place de Kiev devant les caméras de CNN, ne sont pas nécessairement représentatifs du peuple. La coalition « pro-occidentale » se défait et les affaires rattrapent la belle Ioulia, si sensible aux sirènes du grand capital que son patrimoine personnel se gonfla en proportion des opportunités que sa fonction lui permettait. A l’élection présidentielle de 2010, reconnue « honnête et régulière » par les observateurs internationaux, Viktor Ianoukovitch, le pro-russe, est élu. Ioulia est jugée et condamnée pour détournement de fonds et abus de pouvoir. Ceux qui, dans les pays occidentaux, continuent de crier à l’incarcération arbitraire, devraient mieux regarder le dossier de leur égérie. Il est objectivement lourd.

Quant aux « révolutions orange », elles ont été en grande partie démystifiées depuis qu’elles ont eu lieu. Elles ont probablement été moins spontanées que ce qu’il apparaissait. Les ambassades américaines et certaines officines ont joué un rôle non négligeable, tant à Kiev qu’à Tbilissi (d’ailleurs, aucune autre ville de ces pays n’a jamais été touchée par ces manifestations « spontanées », dont la capitale ukrainienne est à nouveau le théâtre aujourd’hui. Curieux, non ?).

Qui a tort, qui a raison ? Je ne veux pas défendre outre mesure les « pro-russes ». Beaucoup d’archaïsme, de passéisme, d’opportunisme leur colle à la peau. L’attachement aux droits de l’homme et à la démocratie n’est pas leur fort, à l’image du visage par toujours engageant que présente aujourd’hui la Russie de Poutine. Une seule « valeur » est partagée par nombre des dirigeants des deux camps, la corruption, hélas forte dans ce pays.  

Mais, de l’autre côté, il y a beaucoup à dire aussi. Une image résume le comportement hautain, souvent méprisant pour les faibles, des tenants des « révolutions » orange, celle qu’on vient de voir ces jours derniers à la télévision : une gigantesque malle Vuitton de cinq mètres de haut et une vingtaine de long dressée sur la Place Rouge de Moscou devant le tombeau de Lénine. Image de l’arrivisme, du bling-bling, du fric vite et mal gagné. Image aussi de l’incapacité à comprendre qu’il existe chez les peuples d’autres aspirations, d’autres valeurs que celles qu’ils se sont forgés dans leur petit monde élitiste.

Cette malle Vuitton a dû être rapidement démontée devant le tollé général à Moscou. Ailleurs, les occupants de quelques lieux stratégiques des capitales où ces révolutionnaires auto-proclamés, qui n’ont souvent d’ « orange » que leur fournisseur d’accès à internet, ont  dû plier bagage (Vuitton ?) eux aussi devant le verdict du suffrage universel. A Tbilissi, ces pro-européens viennent de subir une défaite électorale cuisante. Il est vrai que le nouveau vainqueur, un milliardaire ami des Russes, est un personnage plutôt ambigu. La démocratie, ça s’apprend et il y a encore à faire au pied du Caucase !   

Qu‘en sera-t-il à Kiev ? Je doute que le mouvement actuel aille très loin, surtout que l’hiver arrive et qu’il va faire froid sur la place de l’Indépendance. Mais je peux me tromper, tant les deux camps ont chacun des soutiens solides, tant les « orangistes » ont des moyens non négligeables et tant ceux d’en face ont aussi quelques faiblesses. A la différence des télévisions, je veux en outre rester modeste dans mon appréciation. Je n’ai pas lu les commentaires certainement pertinents de notre ambassade à Kiev et je n’ai pas d’autre information que les dépêches d’agences et les images vues à la télévision. Simplement, je connais un peu l’Ukraine, en tout cas mieux que la plupart de nos « commentateurs ». Cela peut m’aider à me faire une idée.

L’opposition vient certes de marquer un point tactique après le rassemblement de dimanche, en occupant plusieurs bâtiments publics et en obtenant le soutien des médias occidentaux, qui, de toute façon, lui étaient acquis d’avance. Si le pouvoir laisse faire, il se discréditera ; si les occupants sont délogés sans ménagement, hypothèse probable, les pro-européens joueront les martyrs. Dans tous les cas, le président Ianoukovitch devrait en sortir affaibli, d’autant que sur ce dossier, il a cherché à louvoyer, sans convaincre personne, entre rapprochement avec l’UE et loyauté vis-à-vis de la Russie. Il pourrait toutefois rebondir.  

Peut-être tentera-t-il un référendum, mais il ne le fera que s’il est sûr de le gagner. En tout cas, la présidentielle de 2015 se profile déjà à l’horizon. Elle se jouera sur la situation économique, difficile, mais aussi sur la peur de l’inconnue et sur le rejet par une grande partie de la population de ces « pro-européens » prétentieux et dogmatiques qui, à leurs yeux, ne proposent que du vent. Dans ce jeu, chaque camp joue à quitte ou double. Nul ne peut en prédire l’issue.       

Sur le fond, qu’en est-il ?

Les « pro-européens » reprochent au pouvoir ukrainien de ne pas avoir signé l’accord d’association que leur proposait l’Union européenne. Ils affirment que ce refus est un diktat de Moscou.

Mais que donnerait l’UE en échange de la signature ? Pas grand-chose. Les fonds structurels européens attribués aux zones en retard sont en chute libre, les crédits en faveur des pays en développement partenaires de l’UE (accords de Lomé) baissent aussi. Partout, en Europe, on impose aux peuples des programmes d’austérité et de recul social. En dehors des quelques rêveurs (ou intéressés, voire stipendiés) qui défient actuellement le pouvoir sur la place centrale de Kiev, il est douteux que l’Ukraine « profonde » croit que son salut passe par Bruxelles. Le seul attrait de l’UE, en fait, et il n’est pas mince, est la perspective espérée par certains de pouvoir un jour franchir les frontières sans visa. Après le plombier polonais et le camionneur roumain, bonjour le charpentier ukrainien ! Cela gonflera encore les manifestations de bonnets rouges. Mais on n’en est pas encore là !   

Aux chimères européennes, beaucoup en Ukraine préfèreront finalement les bonnes certitudes panslaves. La Russie est le premier partenaire économique de l’Ukraine. Elle lui fournit des débouchés à ses produits et la garantie de l’approvisionnement en gaz et en pétrole. Cela est tangible. Plus que les promesses, s’il y en a, de l’Union européenne.

Restera, il vrai, le problème des relations de voisinage avec la Pologne. Traditionnellement, les deux régions frontalières de Lviv, de Rzeszów et de Lublin avaient des relations étroites. Leurs habitants passaient facilement d’un pays à l’autre. J’étais en poste diplomatique en Pologne lorsque l’ « Europe », qui venait d’accueillir Varsovie en son sein, obligea la Pologne à instaurer un visa pour les Ukrainiens et, dans le même temps, finança à grands frais l’édification d’un nouveau rideau de fer entre les deux pays (une longue clôture électrifiée). Ce fut un traumatisme, non seulement en Ukraine, mais aussi en Pologne.

Etendre l’Union européenne toujours plus loin, et de manière toujours plus inconditionnée, pour des raisons dogmatiques, ne peut qu’avoir des effets néfastes. On l’a vu par exemple avec l’entrée de la Roumanie et de ses Roms dans l’UE. L’admission des pays baltes, autrefois intégrés à l’URSS, dans l’UE et, plus encore, dans l’OTAN, a été ressentie comme une provocation par les Russes.

Aujourd’hui, la donne a changé. La Russie n’est pas encore complètement remise sur pied, mais l’Etat a été restauré, l’économie va mieux et, conséquence automatique, la Russie compte à nouveau sur la scène internationale. On vient de le voir de façon spectaculaire avec les accords américano-russes sur la Syrie et sur l’Iran.

Penser qu’on pourra encore pousser vers l’est les admissions provocatrices dans le système occidental est déraisonnable. Ceux qui veulent créer un nouvel axe otanien de Kiev à Tachkent en passant par Tbilissi et Bakou sont aveuglés par leur idéologie anti-communiste et antisoviétique, devenue antirusse.

Ce qui a été possible dans les années 1990 et au début des années 2000 en profitant de l’affaiblissement passager de la Russie, n’est plus possible aujourd’hui. Non seulement parce que les Russes ne le permettent plus, mais les peuples non plus.

Comme en 1917, l’Ouest a voulu aller trop loin vers l’est, entendant circonscrire le « bloc » russe à la seule Russie.

L’Union européenne  a suffisamment à faire chez elle sans aller chercher à déstabiliser les pays qui sont à ses portes.

Comme le disait le général de Gaulle, l’Europe va de l’Atlantique à l’Oural. Elle englobe donc, aussi, la Russie. Plutôt que de tenter de la marginaliser, il vaudrait mieux établir avec elle des relations mutuellement profitables (l’Allemagne l’a compris s’agissant de l’importation de son gaz). Il vaudrait mieux aussi éviter de transformer les zones euro et Schengen en forteresses bordées de murailles, forteresses d’autant plus dérisoires que l’Union européenne est une passoire économique et que trafiquants et clandestins s’y déploient en toute impunité depuis qu’on a supprimé les frontières nationales.

En finir avec la politique des blocs, favoriser au contraire les contacts et les coopérations entre pays voisins, qu’ils soient ou non membres de l’UE. Voici la solution. Alors, les habitants de Lviv pourront reprendre le chemin de Cracovie sans entrave, tout en continuant d’emprunter aussi, celui de Minsk et de Moscou.

Si on pouvait expliquer cela aux têtes brûlées de Kiev, mais aussi à nos journalistes, on ferait une action utile.

Une dernière remarque, plus générale car elle ne s’applique pas seulement à l’Ukraine. Le droit de manifester, lorsqu’on n’en abuse pas, fait partie des libertés élémentaires. Mais l’observateur doit éviter de tirer des conclusions hâtives. 10 000, voire 50 000 ou 100 000 manifestants dans la capitale d’un pays qui compte près de 50 millions d’habitants, c’est une mobilisation qui n’est pas négligeable, mais cela n’est pas nécessairement représentatif de la majorité du peuple. Appeler cela une Révolution est abusif. Tout juste une révolte, qui n’est pas encore, si elle le devient, une insurrection. Les mots ont un sens. Ou alors, pour conserver un parallélisme, il faut dire que la Bretagne est en état d’insurrection et qu’une Révolution y est en marche parce que 10 000 « bonnets rouges » arpentent les rues de Quimper et que quelques-uns d’entre eux brûlent des pneus et lancent des projectiles sur les forces de l’ordre. Ecrivant cela, je ne porte aucun jugement de valeur sur les « bonnets rouges », pas plus d’ailleurs sur les manifestants de Kiev (bien que, pour ceux-là, j’ai ma petite idée). 

Il faut savoir raison garder lorsqu’on commente l’actualité. Les journalistes qui y dérogent commettent une faute professionnelle.          

                                                 Yves Barelli, 2 décembre 2013                                                         

 

                  

 

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