L’Algérie est le pays des apparences : apparence de démocratie, apparence de multipartisme, apparence de pouvoir présidentiel, apparence de liberté de la presse. Ce n’est pas pour autant son contraire : il y a bien plus de pluralisme et de liberté d’expression que dans la plupart des pays arabes. Mais c’est une démocratie limitée, autant par le pouvoir en place que par l’autocensure que s’impose une population que le traumatisme de la guerre civile des années 1990 générée par la subversion islamiste incite à la prudence et à la retenue. Ce n’est pas la première fois que des manifestations se produisent dans le pays. Celles en cours visent à protester contre l’intention (en fait celle du pouvoir occulte de la hiérarchie militaire) du président Bouteflika, infirme incapable de gouverner, de se présenter à un cinquième mandat (avec un résultat connu d’avance tant les élections, « arrangées », ne sont qu’une formalité en Algérie). Il est difficile de prédire l’ampleur et la tournure que prendra cette agitation qui ne devrait pourtant qu’être un épisode de plus qui ne modifiera rien dans ce pays qui semble voué à l’immobilisme institutionnel, ce qui n’empêche pourtant pas la société d’évoluer, société entre deux : entre pauvreté et développement, entre démocratie et dictature, entre pression conservatrice de l’islam et expression laïque moins conformiste. Pour comprendre ce pays, pourtant proche, il faut se munir de « grilles de lecture ». Même les « spécialistes » ne les maitrisent pas toutes.
1/ Le régime politique algérien tire sa source dans la guerre de libération (1954-62) qui a débouché sur la « république algérienne démocratique et populaire » qui, fondamentalement, n’a pas vraiment changé depuis l’indépendance bien que le multipartisme ait officiellement remplacé le régime de parti unique en 1989 (en même temps que dans les anciens pays communistes de l’Europe de l’Est, aux système politiques partiellement comparables).
Le système actuel est celui d’un pluralisme avec parti dominant, le FLN (Front de Libération Nationale, qui avait mené la lutte pour l’indépendance), parfois concurrencé (ou associé avec lui) par le RND (Rassemblement National Démocratique), son avatar en fait à peine différent (un peu moins nationaliste historique, un peu plus laïque).
L’ensemble de l’éventail politique est représenté en Algérie depuis l’extrême gauche trotskiste, des socialistes plus classiques (FFS, bien implanté en Kabylie), des laïques (RCD, parti surtout kabyle lui aussi, concurrent du FFS) jusqu’aux islamistes plus ou moins modérés : tous ont des élus et participent parfois aux gouvernements. Ils ont leurs propres journaux (nombreux titres, la moitié francophones et l’autre moitié arabophones – le kabyle est moins écrit -) et des radios privées (seule la télévision d’Etat est monolithique). La liberté d’expression est assez grande (mais on se garde de parler religion et, en fait, on ne remet rien en cause : ce sont plus des querelles de personnes que d’idées). Cette liberté peut parfois être trompeuse : lorsque les critiques envers le président se font virulentes, presque injurieuses, elles peuvent venir tout simplement de clans militaires émanation des « services » qui, ainsi, « avertissent » le pouvoir civil des lignes rouges à ne pas franchir. En un mot, on ne sait jamais en Algérie qui est qui et même l’opposition peut cacher une portion du « pouvoir ».
Il y a une grande continuité dans le pouvoir. Le président Abdelaziz Bouteflika (qui avait été ministre des affaires étrangères de 1963 à 1979, avant de tomber en disgrâce et de s’exiler de 1981 à 1987, avant de revenir) a été élu pour la première fois en 1999. Il brigue un cinquième mandat. Ahmed Ouyahia, est à nouveau Premier Ministre depuis 2017 ; il l’avait été auparavant plusieurs fois depuis 1995. Bouteflika, qui avait participé à la lutte de libération (il est aujourd’hui âgé de 82 ans), est originaire de l’Ouest (l’origine régionale est importante en Algérie : on a souvent la constitution au pouvoir de « clans » de même origine géographique). Ouyahia (66 ans) est un ancien de l’ENA algérienne, ancien haut fonctionnaire, ancien diplomate, kabyle (mais pas du tout autonomiste et donc considéré par le mouvement kabyle et les partis kabyles comme une sorte de traitre). Ce sont des civils qui gouvernent à côté de militaires qu’on ne voit pas.
2/ Le régime algérien peut être considéré comme mixte entre civil et militaire. La hiérarchie militaire issue de la guerre de libération a toujours eu une influence prépondérante sur le pouvoir politique mais elle ne l’a jamais exercé directement. Son fonctionnement et les rapports de force en son sein sont particulièrement opaques, comme l’est la réalité du pouvoir en Algérie (les civils sont-ils totalement sous la coupe des militaires, qui, d’évidence, jouent un rôle fondamental dans la désignation des dirigeants civils, mais ceux-ci, une fois au pouvoir, continuent-ils d’en n’être que les courroies de transmission ou acquièrent-ils une légitimité propre et donc un pouvoir propre ? La réponse est probablement entre les deux : dépendance pour l’élection et la réélection mais davantage d’autonomie entre elles).
L’armée est loin d’être monolithique dans ses aspirations et la réalité du pouvoir. Il y existe des clans divers (à base régionale – le clan de l’Ouest, ou le clan « Chaoui », des Berbères des montagnes du sud-est, notamment -, idéologique – tous sont laïques, mais avec des nuances – ou tout simplement d’intérêts – la présence en haut de la hiérarchie procure de grands avantages économiques, avec une corruption endémique – le pétrole mais aussi le phénomène de la « mafia des conteneurs » en allusion aux pourcentages touchés sur les importations de biens).
Au sein de l’armée, encore plus opaque, le pouvoir de la DRS (Direction du Renseignement et de la Sécurité ; elle s’appelle désormais, depuis 2016, la direction des services de sécurité – DSS – mais tout le monde continue à dire DRS), autrement dit les services de renseignement, sorte de KGB qui interfère sur la politique et l’administration (la DRS a son mot à dire pour l’avancement des fonctionnaires avec un droit de véto). Mais ces services sont eux-mêmes divers et cloisonnés de sorte qu’on a affaire davantage à un écheveau de structures, parfois concurrentes, qu’à un système monolithique. [Sans trahir de secret – j’ai été en poste diplomatique à Alger – je peux dire que même nos propres services de renseignement, pourtant infiltrés partout jusqu’au sommet de l’Etat algérien, n’avaient – je doute que cela ait changé – jamais aucune certitude quant aux décisions et à leurs auteurs ; ils n’étaient pas les seuls : le système est si cloisonné et multiple que les responsables algériens eux-mêmes, y compris au sein des services de renseignement, n’ont pas plus de certitude pour la raison évidente que les « services » actionnent des structures qui parfois leur échappent : à titre d’exemple, on ne saura jamais qui a commandité l’assassinat des moines français de Tibhirine en 1996 : islamistes de leur propre chef ou manipulés par la DRS ou francs-tireurs incontrôlés?].
3/ Il semble néanmoins que Bouteflika avait acquis une autorité propre et que, avant son AVS qui, désormais, l’empêche d’exercer normalement son mandat (il alterne les périodes de lucidité et d’incapacité et passe souvent plus de temps dans les hôpitaux suisses ou français que dans son palais), il exerçait la réalité du pouvoir.
Sauf chez les Kabyles (entrés en dissidence en 2001, ce qui se traduisit par une insurrection pendant plusieurs mois et par de grandes manifestations à Alger, mais la conjonction avec l’opposition démocratique arabophone ne put se réaliser ; pas davantage, d’ailleurs, en 2011-12, où le « printemps arabe » a fait « pschitt » à Alger) « Boutef », comme on dit familièrement, jouit (ou plutôt jouissait) du respect de la majorité des Algériens et d’une certaine popularité.
On lui sait grès d’avoir ramené la paix après les « années de braise », cette décennie noire 1990 qui vit la subversion islamiste tenter de prendre le pouvoir et d’établir un régime obscurantiste, faisant plus de 200 000 morts. L’armée et les laïques ont réussi à les en empêcher, parfois au prix de méthodes qui pourraient paraitre contestables (mais face à des sauvages, les armes « civilisées » ne sont pas les plus efficaces) : les irresponsables « bienpensants » ignorants de chez nous qui ont critiqué les généraux algériens « violeurs des droits de l’homme » (les mêmes qui, aujourd’hui, critiquent Bachar el Assad) auraient-ils préféré voir s’installer à Alger la même barbarie que celle de Daesh?
En tout cas, les évènements » se sont terminés par une loi d’amnistie et un compromis (une certaine islamisation de la société – à titre d’exemple, il est plus difficile de se faire servir du vin dans un restaurant qu’avant et, plus grave, les programmes scolaires font la part un peu trop belle aux « valeurs » de l’islam) qu’on peut regretter mais qui était sans doute la moins mauvaise issue. Face à la révolte kabyle, des concessions ont également été faites : désormais le « tamazight » (berbère) est co-langue officielle et le kabyle est entré à l’école et dans les médias.
4/ Les compromis généralisés ont un revers à la médaille. Pour éviter les conflits (ce qui est sain), on s’oblige en général à l’autocensure (ce qui l’est moins). Ce faisant, on entre en fait dans le moule de la quasi-totalité des sociétés musulmanes, presque toutes fondées sur le non-dit, le semblant, en fait l’hypocrisie : beaucoup sont réfractaires à l’islam (on a plutôt moins de femmes voilées qu’en Seine-Saint-Denis) mais on ne le dit pas (le grand chanteur kabyle Lounès Matoub, une icône, a été assassiné pour s’être déclaré athée), les femmes sont souvent libres (on a révisé le code de la famille dans un sens plus égalitaire : fort heureusement, l’Algérie n’est pas l’Arabie saoudite !) mais elles ne le montrent pas. Bref, c’est la civilisation du « faire semblant ».
La conséquence est que, ne voulant s’attaquer à aucun tabou, la vie culturelle et intellectuelle algérienne est tristement vide. Lorsqu’on est écrivain, chanteur ou journaliste, c’est souvent à Paris qu’on s’installe et qu’on publie (à titre d’exemple, le caricaturiste Dilem qui fait les magnifiques dessins très décapants qui font la une du journal « Liberté », les envoie tous les jours depuis Paris. Sans exagérer, on peut dire que la capitale intellectuelle de l’Algérie est à Paris (au moins pour ceux des Algériens, la moitié, qui se réfèrent aux valeurs de démocratie, de laïcité, de culture et de francophonie – une proportion sans doute supérieure à ce qu’on trouve chez les Algériens de France, trop souvent tentés par la régression islamiste -, les autres, adeptes des chaines arabophones de TV sur satellite, sont plus tournés vers Doubaï et Doha).
5/ Conformisme, respect des tabous, absence d’illusion sur l’honnêteté de ceux qui les gouvernent (ou aspirent à les gouverner), les Algériens se détournent massivement de la politique. Ils savent que les élections sont notoirement truquées (on donne juste ce qu’il faut de sièges aux partis d’opposition pour qu’ils aient un os à ronger ; en Kabylie, on n’essaie même pas de truquer : quasiment tous les élus sont d’opposition, mais cette région est démographiquement très minoritaire). Bouteflika sera certainement « largement » réélu (à moins que, au dernier moment, la hiérarchie militaire se mette enfin d’accord sur le nom du successeur ; c’est parce qu’elle n’y est pas parvenue jusqu’ici, qu’on prolonge le président-infirme qui n’est même plus capable de prendre la parole en public : c’est pour protester contre cette tragi-comédie qu’on descend dans la rue depuis une semaine). On déclarera alors, comme d’habitude, légèrement plus de 50% de votants (alors que la réalité doit se situer entre un quart et un tiers, au mieux) et on concèdera des scores honorables à quelques opposants « institutionnels » (toujours les mêmes, certains ont une carrière d’opposant aussi longue et aussi rémunératrice que celle de « Boutef » au pouvoir).
Je n’exclue pas que, cette fois, la protestation soit un peu plus forte et durable que d’habitude. Mais je ne crois pas que le phénomène soit durable (je peux évidemment me tromper car, parfois, les évènements s’enchainent au-delà des prévisions).
6/ Pourquoi cette passivité de la population ?
Pour la raison évoquée plus haut : le traumatisme de la guerre civile des années 1990.
Mais pas seulement.
Pour des raisons objectives aussi. L’Algérie est un pays « émergent », c’est-à-dire pas riche mais pas vraiment pauvre non plus. Certes, l’économie et le niveau de vie ont fluctué en fonction des cours du pétrole et du gaz, quasiment les seules productions du pays. Lorsque les cours ont été très élevés, il y a une dizaine d’années, les dirigeants ont eu l’intelligence d’accumuler des réserves importantes de devises. Celles-ci, mais aussi ce qui reste du régime « socialiste » d’antan (par exemple, l’essentiel du parc immobilier dans les grandes villes est municipal), permettent un certain « filet » social qui atténue la pauvreté et le chômage. Un effort (après des décennies d’abandon) a également été fait pour les infrastructures (par exemple les autoroutes – celle qui va du Maroc à la Tunisie, construite par les Chinois, est presque terminée – ou encore le téléphone portable). L’éducation et la santé sont déficientes mais, comparées aux standards africains moyens, c’est mieux.
Et puis, il y a la soupape de l’émigration. Grâce aux regroupements familiaux et aux régulations massives (dont on parle peu en France ; on estime que 10% de ceux qui reçoivent un visa de court séjour ne rentrent pas), le trop-plein de l’Algérie (où la natalité continue à être importante) a pu se déverser sur la France. Il y a d’ailleurs un va-et-vient parmi les centaines de milliers de binationaux (outre ceux de France, 200 000 résideraient en Algérie : n’ayant pas besoin de visas, ils voyagent beaucoup d’une rive à l’autre de la Méditerranée et font un trafic – ce qu’on appelle le « trabendo » -, de toutes sortes de produits, parfois à grande échelle – il suffit de rémunérer les douaniers d’Alger - ; le commerce marseillais profite en grande partie de ce système ; ceux qui n’ont pas la nationalité française vont plutôt faire leurs emplettes à Istanbul ou à Dubaï).
Malheureusement pour l’Algérie mais aussi pour la France, certains parmi les plus qualifiés s’exilent non en France mais au Canada (l’ambassade canadienne à Alger a ses « chasseurs de tête » et le titre de séjour québécois est très convoité).
Ainsi vit, ou survit, je serais tenté de dire « vivote », l’Algérie : pays de la débrouille, pays où on se recroqueville sur la famille – la grande ; il y a encore un tiers de consanguinité dans les mariages -, pays du semblant, pays, finalement, de la médiocrité au jour le jour (les ambitieux sont partis à Montréal et les délinquants d’ « envergure » se rencontrent plus souvent à Aubervilliers et dans les quartiers nord de Marseille qu’à Bab-el-Oued ou Oran.
Jusqu’à quand ? Parfois, le provisoire dure, dure, dure longtemps et on apprend à ne pas être pressé. Il a fallu plus de vingt ans entre le début de percement d’une première galerie du métro d’Alger (j’y étais descendu lorsqu’on m’avait fait visiter le chantier) et son inauguration. J’ai un copain député habitant au cinquième étage dans l’un des plus beaux immeubles d’Alger – construit du temps de la France – qui est resté plus d’un an sans ascenseur avant qu’on se décide à le réparer.
Alors, « Boutef » ou un autre ! Maintenant ou plus tard : inch’Allah!
Yves Barelli, 1er mars 2019