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20 mai 2018 7 20 /05 /mai /2018 01:24

Les Irakiens ont voté (seuls 44,5% se sont dérangés) le 13 mai pour renouveler la chambre basse de leur parlement (la constitution de 2005 a prévu une chambre haute jamais formée). Dans un contexte de cohabitation entre gouvernement central, encore faible bien qu’acquérant davantage de consistance, Kurdes du Kurdistan (quasiment indépendant), potentats régionaux et milices chiites plus ou moins affiliées à l’Iran, d’influences croisées et concurrentes des Etats-Unis et de l’Iran, et d’émiettement des forces politiques (plus d’une centaine de partis en présence), le plus souvent assises sur les appartenances religieuses, claniques, régionales et d’intérêts financiers conjoncturels (la corruption est omniprésente), deux coalitions ont émergé, toutes deux chiites mais rivales, laissant la troisième place à la coalition emmenée par le Premier Ministre sortant.

Il faudra des semaines, si ce n’est des mois pour qu’un nouveau gouvernement soit formé (en attendant, l’ancien reste en place). L’avenir apparait incertain : la victoire des Chiites n’est pas nécessairement celle de l’Iran et la défaite du Premier Ministre sortant n’annonce pas forcément son retrait du pouvoir, tant la formation d’alliances en apparence illogiques est dans la tradition du pays.

1/ La bonne nouvelle est que ces élections aient pu se tenir sans trop de violence (en Irak elle n’est jamais absente) et apparemment sans trop d’irrégularités. Mais, de là à dire que l’Irak est devenu une démocratie « normale », il y a un pas que nul ne se hasarderait à franchir.

Avec une participation médiocre (44,5%, 33% seulement à Bagdad), due un peu à des problèmes matériels (cartes d’électeurs non parvenues, défaillances du vote électronique) et beaucoup à la lassitude des Irakiens vis-à-vis d’un système soit disant démocratique, en fait aux mains de politiciens corrompus, clientélistes, davantage soucieux de tirer des avantages personnels ou communautaires que de l’intérêt national. Les « clients » qui espèrent recueillir des retombées de leur soutien ont voté ; les autres sont restés des observateurs sceptiques ou désabusés (comme disait un abstentionniste interviewé sue une télévision : « avant le vote, ils viennent tous nous voir et nous promettent la lune - par exemple la reconstruction de Mossoul détruite - , après, on ne les voit plus »).

Après décompte, enfin, au bout d’une semaine, trois forces arrivent en tête :

- la coalition « Marche pour les réformes » formée par une alliance entre une partie des chiites et le Parti Communiste (qui a joué un grand rôle dans l’histoire de l’Irak) obtient 54 sièges sur les 329 députés (élus à la proportionnelle par province – 18 - pour quatre ans), donc bien loin de la majorité absolue. En tête à Bagdad et dans le sud (chiite). Elle a été élue sur un programme « anti-corruption ».  

Le leader de la coalition est Moqtada al-Sadr. Agé de 45 ans, il est le fils d’un ayatollah (la plus haute fonction dans le clergé chiite) exécuté en 1979 par Saddam Hussein. Il dirige la  milice (armée parallèle à l’armée régulière) chiite du « Mahdi » (dans la tradition chiite le prophète qui reviendra un jour sauver le monde), forte d’au moins 30 000 hommes et qui a été en première ligne, avec les Kurdes, pour reprendre Mossoul à Daesh. Cette milice a des liens avec l’Iran mais ne lui est pas totalement inféodée. Al Sadr est opposé aux Etats-Unis dont il a combattu l’armée d’occupation après 2003. Ce n’est pour autant qu’il est un inconditionnel de l’Iran. Il prône plutôt un chiisme irakien (traditionnellement différent de l’Iranien, ne serait-ce que parce que les Irakiens, qui sont arabes, ont souvent été en rivalité, voire en conflit avec les Perses). Les communistes, qui lui sont alliés, ont eu à souffrir de la Révolution de Khomeini.

La deuxième force est constituée par les Chiites de l’ « Alliance pour la conquête » (sous-entendu de Mossoul), d Hali al-Amini, qui obtient 47 sièges. La milice qui en est le bras armé est considérée comme davantage liée à l’Iran. Elle a été très présente dans les combats de Mossoul. Cette coalition a obtenu ses meilleurs scores dans la région de Bassorah, le grand port du sud, peuplé de chiites.

L’ayatollah Ali al-Sistani, considéré comme la plus haute figure du chiisme irakien, est relativement proche d’Hali al-Amini et des Iraniens (et il est en mauvais termes avec al-Sadr).   

A signaler que la rivalité entre les deux coalitions à dominante chiite ne tient pas uniquement à des différences politiques où à leur degré d’inféodation à l’Iran, mais aussi, et peut-être surtout, à la concurrence pour dominer les clans régionaux et pour contrôler les pèlerinages religieux dans les villes saintes de  Nadjaf et Karbala qui rapportent gros.

La troisième force est celle de « Al Nasr » (la victoire), du Premier Ministre sortant, Haïder al-Abadi, avec 42 députés (en recul). En poste depuis 2014, âgé de 66 ans, c’est un personnage assez malin. Il est chiite aussi mais moins militant confessionnel que les leaders décrits plus haut : il a été éduqué en Grande Bretagne (où il s’est réfugié en 1980, sa famille a été décimée par Saddam Hussein), diplômé de l’université de Manchester. Il a établi de bonnes relations avec les tribus sunnites du centre du pays (en 2014, il a remplacé Al Maliki, à la politique jugée sectaire vis-à-vis des sunnites – ceux-ci étaient le principal soutien de Saddam Hussein), ce qui lui confère une assez forte popularité chez les sunnites (peu concrétisée dans les urnes car ce sont ceux qui se sont le plus abstenus).

Au pouvoir, Al-Abadi a maintenu un constant équilibre entre les influences américaines et iraniennes. A son crédit : la reconquête du Nord sur Daesh en septembre 2017, mais aussi la prise de Kirkouk, qui était contrôlé par les Kurdes, et, d’une façon générale, la reconstitution d’un Etat irakien digne de ce nom (que d’aucuns s’attendaient à voir éclater en trois : Chiites au sud, Sunnites au nord, Bagdad étant entre les deux, et Kurdes au nord-est) : l’objectif n’est pas encore totalement atteint (les milices chiites sont un Etat dans l’Etat et le Kurdistan est quasiment indépendant) mais le gouvernement, aidé par la remonté du cours du baril, a un contrôle plus effectif sur le pays (Daesh a été liquidé) et le pouvoir kurde a été affaibli. A son passif : en premier lieu la corruption, mais aussi les problèmes sociaux, tragiques, et les biens piètres progrès dans la reconstruction du pays, détruit par la guerre Iran-Irak, les deux guerres du Golfe, une occupation américaine désastreuse et les ravages de Daesh.

Avec globalement près de 120 députés, les autres coalitions sont loin d’être négligeables et sont à courtiser pour former une majorité de gouvernement.

Les Kurdes ont 43 députés (mais avec deux partis rivaux : 25 et 18). Le parti de l’ancien Premier Ministre Al-Maliki s’effondre, passant de 92 à 26 sièges, mais, pouvant s’allier avec l’un ou l’autre des grands partis chiites, il compte encore. Trois autres coalitions ont chacune entre 14 et 22 députés. Elles aussi peuvent se vendre au plus offrant pour récupérer des miettes de pouvoir.

Donc rien n’est simple et rien n’est joué.

2/ L’enjeu du futur pouvoir est tout sauf négligeable. Il tient à deux questions :

a/ Qui récupèrera la manne pétrolière ? L’Irak est parmi les quatre grandes réserves de pétrole au monde (avec l’Arabie saoudite, l’Iran et le Venezuela). La production est aujourd’hui de 3,5M barils/jour, aux-trois quarts contrôlés par le pouvoir central (le reste par les Kurdes). Avec un cours du baril qui est remonté à 80$, c’est une manne considérable.

Exsangue et menacé de décomposition il y a encore deux ou trois ans, l’Irak est potentiellement riche. Il est désormais un peu moins pauvre et un peu plus consistant. Le Kurdistan sera peut-être un jour indépendant (encore que la perspective recule) mais c’est secondaire : il n’a que 4 millions d’habitants sur les 38 de l’Irak, il est coincé dans ses montagnes et, surtout, le pouvoir central a repris le contrôle des champs pétroliers de Kirkouk. Les Sunnites (le tiers de la population) sont aujourd’hui marginalisés : ils contrôlaient le pays sous Saddam Hussein, une partie de son territoire avec l’Etat Islamique (Daesh), plus rien aujourd’hui avec les trois forces politiques dominantes (comme vu plus haut) toutes chiites. La sécession sunnite, redoutée (ou espérée) après 2003, n’est plus à l’ordre du jour.

Potentiellement, la reconstitution d’un Irak fort n’est plus aussi utopique qu’il pouvait paraitre. Tout observateur doit toujours avoir la géopolitique en tête lorsqu’il analyse une situation. La politique c’est le conjoncturel, la géopolitique, c’est le temps long. Cette dernière refait toujours surface un jour ou l’autre : l’Irak, c’est non seulement 435 000 km2, 38 millions d’habitants et des réserves gigantesques de pétrole, mais aussi une histoire prestigieuse vieille de 5000 ans depuis la Mésopotamie antique de Babylone et de Ninive en passant par le rôle dominant du califat de Bagdad dans la formation de l’empire arabe de l’après-Prophète (7ème siècle). Pas étonnant que cette « terre d’entre les eaux » du Tigre et de l’Euphrate (signification de « Mésopotamie » et de son équivalent perse d’ « Erak ») ait toujours suscité les convoitises des puissances moyen-orientales : empires ottoman et perse, emprise britannique après 1922, influence saoudienne plus récemment et, aujourd’hui, visées tant des Etats-Unis (la folle agression de Bush en 2003, source de la déstabilisation générale de la région dont nous continuons à payer les conséquences aujourd’hui, avait notamment pour but de mettre la main sur le pétrole, de supprimer une menace supposée sur Israël et de contrer l’influence iranienne ; sur ce dernier point c’est un échec) et visée « protectrice » de l’Iran sur ses « frères » chiites (peut-être moins dociles qu’espéré : la rivalité arabo-perse est une réalité historique et la guerre Iran-Irak – 1980-88 -, avec son million de morts, a laissé des traces).

b/ La deuxième question prend une actualité criante aujourd’hui avec le retrait américain de l’accord sur le nucléaire iranien et l’affirmation appuyée du soutien américain à Israël et à l’Arabie saoudite dans leurs menées agressives contre l’Iran.

Cette deuxième question est : quel sera l’impact sur l’Irak de la montée de tension entre les Etats-Unis et l’Iran ? Engagés dans des camps différents en Syrie, les deux puissances avaient réussi à mener une coopération de fait pour éradiquer Daesh à Mossoul : l’armée irakienne, équipée à la fois par les Etats-Unis et l’Iran, avait mené la lutte en coopération avec les Peshmergas kurdes, sorte de supplétifs américains, et les milices chiites contrôlées ou inspirées par l’Iran.

Quel que soit le nouveau Premier Ministre irakien, il est probable qu’il essaiera de maintenir de bonnes relations, tant avec les Etats-Unis que l’Iran, et, accessoirement avec les autres puissances qui comptent dans la région : Turquie (les deux veulent contrer les Kurdes), Arabie saoudite (ce sont des Arabes), Russie (utiles car ils parlent avec tout le monde et ils sont plus fiables que les Américains) et même Israël (chacun a ses propres problèmes et, tant que l’Irak n’est pas ouvertement avec l’Iran, il n’est pas considéré comme dangereux par l’Etat hébreux).

Mais cet équilibre instable ne sera pas facile à maintenir.

Mais le meilleur moyen de ne pas dépendre de l’un ou de l’autre est d’être indépendant. C’est sans doute ce que l’Irak cherchera à être : la politique rejoint la géopolitique./.

Yves Barelli, 19 mai 2018                               

                         

        

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