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12 juillet 2015 7 12 /07 /juillet /2015 02:05

Il y a vingt ans, le 11 juillet 1995, 7414 hommes et adolescents bosniaques civils étaient froidement assassinés dans la petite ville de Srebrenica (140 km à l’Est de Sarajevo) par la milice serbe. Ce fut le plus grand massacre des guerres yougoslaves qui ravagèrent l’ancienne fédération entre 1992 et 1995 (200 000 morts entre les trois conflits, croato-serbe, serbo-bosniaque et bosno-croate, qui seront suivis du conflit albano-serbe au Kosovo avec des prolongements albano-macédoniens qui perdurent encore), mais aussi le plus grand crime de masse en Europe depuis la seconde guerre mondiale.

1/ Je connais bien le site de Srebrenica, la Bosnie, mais aussi les autres républiques ex-yougoslaves pour y avoir voyagé et séjourné à l’occasion de postes diplomatiques à Belgrade d’abord, puis à Sarajevo, enfin à Podgorica, postes où j’ai eu l’honneur d’y représenter la France. J’ai notamment participé à Sarajevo et à Srebrenica aux cérémonies du dixième anniversaire du crime de masse.

Vu depuis Paris, on a tellement simplifié la présentation des conflits yougoslaves qu’on en a fait une présentation manichéenne : d’un côté les méchants, les Serbes, de l’autre les gentils, les Bosniaques. La réalité est bien plus complexe car les criminels ont été dans tous les camps. Il y a eu en fait un enchainement d’actes qui ont totalement transformé le comportement des gens en l’espace de quelques mois seulement.

Avant le conflit bosnien, les trois composantes de la population de cette république du centre de la Yougoslavie vivaient en bonne intelligence. Sarajevo était un modèle de convivialité. La majorité de la population y était laïque et il y avait même une part importante des gens qui refusaient de se reconnaitre dans une « communauté » particulière, ils se disaient simplement « yougoslaves ». Les autres étaient bosno-serbes (c’est-à-dire Serbes de Bosnie), de tradition chrétienne orthodoxe, bosno-croates (Croates de Bosnie), de tradition catholique, ou Bosniaques, de tradition musulmane (héritiers des « Bogomiles », littéralement « amoureux de Dieu », hérétiques proches de nos Cathares occitans, qui se convertirent massivement à l’islam à l’arrivée des Turcs dans la région). Les « Bosniens » (habitants de la Bosnie), sont donc en partie seulement bosniaques (environ 35%). Les autres (30% de Bosno-serbes et 20% de Bosno-croates, plus les « Yougoslaves ») ne sont pas des immigrés mais des autochtones depuis des siècles.

Pour la bonne compréhension des faits, il ne faut pas tout mélanger : les guerres de Yougoslavie n’ont pas été des guerres de religion ; les Bosniaques n’étaient pas tous, loin s’en faut, musulmans (d’ailleurs la pratique était faible, de même que chez les Serbes orthodoxes, tandis que les Croates catholiques, eux, étaient davantage pratiquants). Ajoutons que Bosniaques, Serbes, Croates, mais aussi Monténégrins, parlent la même langue, le serbo-croate (qu’on appelle maintenant « croate », « serbe », « bosniaque » ou « monténégrin » pour des raisons strictement politiques, mais c’est la même langue : quand vous entendez un habitant de Sarajevo parler, il est impossible de savoir à quelle « communauté » il appartient) et ont le même mode de vie. C’est l’enchaînement des massacres et contre-massacres orchestrés par des activistes politiques, plus ou moins inspirés de l’étranger (il s’agissait, entre autres, pour les Américains, de déstabiliser le gouvernement yougoslave communiste à majorité serbe) qui créa un engrenage fatal.

2/ J’ai beaucoup écrit sur la Yougoslavie, tant des correspondances diplomatiques professionnelles (c’est le travail d’un diplomate d’écrire pour informer son ministre, mais comme ceci est confidentiel je ne me citerai pas dans ce blog) que personnelles. Je me limiterai évidemment à ces dernières.

Pour résumer outrancièrement les conflits yougoslaves (c’est si compliqué qu’il faudrait de longs développements ; si un lecteur est spécialement intéressé, je peux lui envoyer un texte complet), décrivons l’enchainement. Au départ, le souhait de la Slovénie, république la plus riche, de quitter la fédération de Yougoslavie, fédération qui fonctionnait de plus en plus mal depuis la disparition de Josip Broz Tito. Elle le fit et fut suivie par le départ des Croates. Cela se passa plus mal car une partie des nationalistes croates avaient des relents de fascisme (une Croatie soit disant indépendante avait été créée par l’Allemagne nazie pendant la seconde guerre mondiale, alors que la résistance yougoslave, sous la conduite de Tito, était communiste) ; ces nationalistes furent encouragés par les Etats-Unis, mais aussi l’Allemagne. D’où la guerre entre les armées yougoslave (à majorité serbe) et l’armée croate (la Yougoslavie était très décentralisée et chaque république avait ses propres forces).

Du fait du peuplement partiellement serbe et croate de la Bosnie, mais aussi compte tenu de la position stratégique de cette république, an centre de la Yougoslavie, le conflit croato-serbe s’étendit à la Bosnie et il fut rapidement complété par un conflit entre Bosniaques et Croates (au départ le plus virulent) et un autre entre Bosniaques et Serbes. Sur la fin, les Bosniaques et les Croates s’unirent contre les Serbes, mais cela ne changea pas grand-chose à leur antagonisme qui perdure aujourd’hui.

Le conflit prit fin en 1995 par les accords de Dayton-Paris (négociés à Dayton, USA, et signés à Paris). Ce qui en sortit est le monstre juridique de la Bosnie actuelle où tout est en triple : la présidence de la république est ainsi collégiale avec un bosniaque, un serbe et un croate. La collégialité au niveau de l’Etat est complétée par des « cantons » autonomes avec chacun son gouvernement. Pour tout dire rien ne fonctionne. Ainsi, la Bosnie a failli ne pas être retenue pour le dernier mondial de football car il n’y avait pas une fédération de ce sport, mais trois. Pour la direction des grandes affaires du pays, la réalité est celle d’un protectorat américano-européen.

Autant dire que pour cette pauvre Bosnie, rien n’est réglé. Si ce pays a un semblant d’Etat, on ne le doit qu’à l’obstination de la « communauté internationale » (c’est-à-dire les Etats-Unis et leurs alliés) à conserver cette fiction. Malheureusement, l’attitude occidentale n’a pas arrangé les choses. Le tribunal international de La Haye est loin d’être sans reproche : il a surtout poursuivi des Serbes, à commencer par le président Milošević, alors que les présidents bosniaque et croate ont été d’aussi grands criminels que lui. Ce parti-pris antiserbe est en fait un frein à la réconciliation (on vient de le voir aujourd’hui avec le président serbe peu récompensé de son geste de venir à Srebrenica, accueilli à coup de pierres par des excités bosniaques). On doit en outre souligner une contradiction dans l’attitude occidentale : on a obligé la Serbie à se séparer du Kosovo par des bombements illégaux de l’OTAN (sans l’assentiment de l’ONU) en 1999 avec un résultat lamentable (le Kosovo est aujourd’hui aux mains des mafias albanaises) et on refuse à l’entité serbe de Bosnie de créer son propre Etat.

3/ Le massacre de Srebrenica a été tragique. Il n’a pas été le seul de la guerre, mais le plus terrible. Près de 8000 Bosniaques ont été froidement massacrés (là où 2000 Serbes l’avaient été un peu auparavant, mais cela n’excuse rien).

Je me suis rendu sur les lieux en 2005. Dans ces cas-là, on a de la peine à retenir ses larmes. J’ai été tout aussi touché lorsque dans le centre de Sarajevo j’ai vu passer le convoi de camions chargés de centaines de cercueils emmenés à Srebrenica pour y être enterrés.

Voici ce que j’ai écrit sur le journal personnel que j’ai tenu pendant mon séjour en Bosnie :

(samedi 9 juillet 2005)

Début de citation : « En sortant du marché, vers midi, je vois qu’il y a une certaine animation dans l’avenue Tito. La police en interdit l’accès aux voitures. Compte tenu du deuil en rapport avec la commémoration de Srebrenica lundi, je pense qu’il ne doit pas s’agir d’un évènement sportif, artistique ou festif.

Je n’ai pas longtemps à attendre. Au coin de l’avenue Tito et de la rue piétonne, juste devant la flamme du souvenir, c’est là que la foule est la plus nombreuse, sans être considérable : quelques rangs de part et d’autre de l’avenue. Un petit groupe de nationalistes, dont certains portent des tee-shirts à l’effigie de Nacer Orić, l’ex chef et « héro » de l’enclave de Srebrenica pendant le conflit de 1992-95, actuellement poursuivi par le TPIY pour crimes de guerres à l’encontre de Serbes de l’enclave (ces crimes expliquent partiellement sans toutefois évidemment les excuser les massacres commis par les Serbes à l’encontre des Bosniaques). Celui qui parait leur leader prononce quelques paroles davantage destinées à la télévision qui filme qu’aux personnes présentes. D’ailleurs, personne n’applaudit. Ce groupuscule étale une gigantesque banderole avec l’inscription République de Bosnie Herzégovine et un drapeau.

Derrière une voiture de police et celle de la télévision, un grand camion semi-remorque attend. Les manifestants accrochent un tee-shirt sur le pare-brise. Lorsque le camion démarre et passe devant nous, la plupart des gens présents font le geste de la prière musulmane (qui correspond à un signe de croix chez les Chrétiens) : ils présentent à la hauteur de leur poitrine les deux mains ouvertes qu’ils portent ensuite sur leurs yeux qu’ils ferment. Des femmes portant l’habit traditionnel bosniaque de deuil (longue tunique blanche et tête recouverte d’un capuchon) pleurent. Tout le monde reste silencieux. Le camion bâché et plombé sur les côtés desquels on a déposé des fleurs roses et blanches remonte lentement la rue (à contre-sens). Il est suivi de trois autres camions aussi gros. Je comprends qu’ils transportent les corps (650) qui seront inhumés lundi à Srebrenica dans le cimetière-mémorial consacré aux 8000 martyrs de Srebrenica que j’ai visité vendredi dernier.

Tout cela n’a pas duré plus de dix minutes. Sitôt le convoi mortuaire passé, la vie reprend ses droits. Le petit groupe porteur de la banderole la replie et s’en va. Les femmes en deuil au long costume traditionnel laissent la place aux jeunes filles habillées en mini. La physionomie habituelle de la Sarajevo estivale est de retour. Elle avait laissé la place, l’espace d’un instant fugitif, au souvenir de la tragédie. Les morts, eux, ne reviendront jamais…

Je lis un peu après à l’ambassade la dépêche de l’AFP qui rend compte de l’évènement. Cette dépêche, qui reprend probablement des informations de seconde main, titre « des milliers d’habitants de Sarajevo rendent hommage aux morts de Srebrenica ». Je ne doute pas que la télévision bosniaque diffusera des images prises là où je me trouvais et qui donneront l’impression d’une grande foule. Il faut toujours se méfier des informations données dans les médias : elles sont souvent soit manipulées, soit plus ou moins involontairement amplifiées. En l’occurrence, la vérité est que les quelques personnes qui se trouvaient au passage du cortège n’ont pas été indifférentes, mais de là à parler d’un hommage de masse, il y a un grand pas. » Fin de citation.

4/ Le diplomate est un observateur aussi impartial et froid que possible. Mais j’avoue ne pas être insensible au drame yougoslave. J’ai connu ce pays dès 1978 à l’occasion du stage d’élève de l’ENA que j’ai alors effectué à l’ambassade de France à Belgrade. A l’époque, ce pays était encore considéré comme un modèle de cohabitation de peuples et de cultures, mais aussi un modèle politique avec un socialisme à visage humain (comme on a dit pour la Tchécoslovaquie de Dubček). Entre 1992 et 1995, j’étais éloigné de la Yougoslavie mais, compte tenu des souvenirs que j’avais de Belgrade, le conflit m’a affecté, mais j’étais loin de penser que j’aurai à revenir un jour dans ce pays. En 1999, j’ai eu personnellement honte à l’idée que des avions français participent au bombardement de Belgrade, cette ville qui a toujours été francophile avec, dans le parc de Kalemegdan, en face de la majestueuse ambassade de France, un monument à l’amitié franco-yougoslave (la France joua un rôle important dans la création de la Yougoslavie en 1918).

Et puis, je suis revenu en 2005. J’ai pu parler avec les gens. La connaissance des faits historiques qu’on en tire n’est pas toujours la même que l’impression qu’on a en regardant les informations à la télévision : c’est plus profond, plus humain.

Voici un autre passage de ce que j’ai écrit sur la Bosnie. Je crois qu’il résume parfaitement le drame yougoslave :

Début de citation : « Parmi tous ceux qui m’ont raconté leur expérience de la guerre, le plus représentatif est probablement l’un des chauffeurs de l’ambassade [de France à Sarajevo], Zoran, qui parle bien français (il a été joueur professionnel de foot à Neuchâtel). Il est intarissable sur ce conflit. Agé de trente ans, son grand-père a été partisan avec Tito, son père est serbe et sa mère bosniaque. Lui, il ne veut toujours être que Yougoslave. Il est loin d’être le seul dans ce cas car il y a beaucoup plus de gens intelligents et raisonnables dans ce pays que son histoire tragique et absurde le laisse supposer. Il se montre sévère pour les Serbes, objectivement les plus grands responsables de massacres, mais il n’épargne pas non plus les Bosniaques et les Croates, dont beaucoup ont également les mains pleines de sang innocent. Zoran termina un jour un récit qu’il me fit par ces mots : « ces criminels ont tué mon pays et ils m’ont volé trois ans de ma vie ». Fin de citation.

5/ Les conflits yougoslaves sont maintenant entrés dans l’histoire. Mais il faut toujours tirer les leçons de l’histoire.

Je passe sur l’appréciation des responsabilités. Elles sont largement partagées, tant chez les acteurs yougoslaves que chez les étrangers.

Je veux plutôt me concentrer sur le présent, et notamment sur celui de notre pays, la France.

La France est confrontée au danger d’exacerbation des communautarismes et en premier lieu le communautarisme « musulman ». Trop de nos compatriotes se considèrent comme « musulmans » avant d’être Français. Ils n’ont une vision du monde que par le prisme de leur religion. Cela est grave dans l’absolu car cela leur donne une appréciation biaisée de la réalité. Cela est encore plus grave du fait qu’ils vivent dans une République laïque où on ne fait pas de différence entre les citoyens du fait de leurs religions. Nous, nous ne la faisons pas. Eux oui. Cela signifie, entre autres que, pour eux, il y a deux catégories d’individus, les musulmans et les autres. Comme je ne suis pas musulman, je ne suis pas de leur monde. Ils se plaignent de la soit disant « islamophobie ». Mais la phobie, ce sont eux qui l’ont : phobie de tout ce qui n’est pas musulman, phobie en fait de nous, les Français de « souche » (je le dis et le revendique car ce sont eux qui se mettent en dehors de la France), phobie de la France qui, que cela leur plaise ou non, n’est pas musulmane.

Ce comportement communautariste, ils l’extrapolent à un pays qu’ils ne connaissent pas, l’ex Yougoslavie, et à une histoire qu’ils ignorent. Ils ne voient dans le massacre de Srebrenica que le massacre de musulmans. Cela seul les intéresse. Depuis ce matin, nombre d’entre eux fantasment sur les réseaux sociaux. Les massacres, dans les mêmes lieux, de Serbes et de Croates, ils s’en foutent. Ce sont pourtant des gens aussi innocents que les autres. Il est vrai qu’ils n’étaient que Chrétiens ou rien du tout. Sans doute donc bons à être égorgés.

Nos hommes politiques et nos journalistes manquent souvent de courage. J’espère quand même que des voix s’élèveront contre la tentative grossière de récupération politico-religieuse qui est faite depuis ce matin de la tragédie de Srebrenica.

Avant les guerres de 1992-1995, la Yougoslavie était un pays européen au niveau de vie assez élevé et qui paraissait jouir d’une grande convivialité. Aucun fanatisme religieux ou ethnique n’y était observé. C’est le communautarisme qui a engendré les conflits yougoslaves.

Attention ! Il ne faudrait pas que la France devienne une nouvelle Yougoslavie.

Pour cela, il faut arrêter les apprentis-sorciers tant qu’il en est encore temps.

Yves Barelli, 11 juillet 2015

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