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18 mai 2015 1 18 /05 /mai /2015 23:41

La visite du premier ministre indien Narendra Modi en Chine, du 15 au 17 mai, où il a été reçu avec des égards exceptionnels par Xi Jinping, est importante, non seulement pour les relations entre les deux pays les plus peuplés de la terre, mais aussi dans un contexte international où la Russie, autre puissance majeure de l’ensemble eurasiatique, n’est pas absente.

1/ Ce n’est pas la première fois que Modi se rend en Chine. Il y était allé auparavant plusieurs fois en tant que chef du gouvernement du Gujarat (un Etat de la fédération indienne de 50 millions d’habitants, près de Bombay ; cet Etat a été marqué il y a quelques années par de sanglants affrontements intercommunautaires entre Hindous et musulmans ; Modi y avait rétabli l’ordre de façon musclée). De son côté, Xi Jinping, le président chinois, lui avait rendu visite dès l’automne 2014, quelques semaines après la prise de fonction de Modi, désigné premier ministre après la victoire de son parti, le BJP (parti nationaliste indien) en mai 2014 (voir mon article du 8 mai 2014 dans ce blog : « élections législatives en Inde »). Les deux hommes s’étaient en outre récemment rencontrés (le 9 mai) à Moscou en marge de la célébration du 70ème anniversaire de la fin de la seconde guerre mondiale.

Cette nouvelle rencontre prend néanmoins un relief qui doit être souligné. La durée de la visite, à Pékin mais aussi en province, et les égards exceptionnels qui ont été accordés au premier ministre indien (reçu dans la maison de campagne du président chinois) sont le signe, dans ce pays où rien n’est laissé au hasard, de l’intérêt de la Chine pour les nouvelles autorités indiennes.

2/ La relation entre les deux pays les plus peuplés du monde (2 milliards et demi de personnes à eux deux !) n’a pas toujours été facile et bien des contentieux subsistent.

Contentieux territorial le long des presque 4000 km de frontière commune avec des zones disputées ou revendiquées. En 1962 des combats meurtriers dans l’Himalaya avaient failli dégénérer en guerre entre les deux pays. La Chine étendit ainsi son territoire de 40 000 km2. Si l’Inde a finalement reconnu la souveraineté chinoise sur le Tibet et la Chine celle de l’Inde sur le petit Sikkim, bien des arrières pensées subsistent. Le Dalaï-Lama, réfugié en Inde depuis 1959, y jouit d’une quasi-reconnaissance diplomatique peu appréciée par Pékin.

Mais cela n’est pas le pire. La Chine a une relation étroite avec le Pakistan, ennemi traditionnel de l’Inde (trois guerres depuis la partition de l’empire britannique des Indes en 1947), alors que la tension reste vive entre Delhi et Islamabad. Comme les relations de Pékin avec la Birmanie sont également étroites, l’Inde a une sensation d’encerclement, d’autant que la marine de guerre chinoise est de plus en plus présente dans l’océan indien.

3/ L’inde et la Chine ont des masses démographiques comparables et, si la Chine est deux fois plus vaste que l’Inde, cette dernière a néanmoins un territoire étendu et une vaste façade maritime. On peut parler de deux pays-continents.

Pourtant, si on compare la puissance des deux pays, il n’y a pas photo : la Chine est une grande puissance nucléaire, politique (l’un des cinq membres permanents du Conseil de Sécurité), économique et commerciale, alors que l’Inde, pays « émergent », ne l’est encore que virtuellement. L’Inde est certes devenue depuis 1998 une puissance nucléaire et spatiale, ce qui assure sa sanctuarisation, mais ses capacités de frappe et de projection de ses forces restent encore limitées, alors que la Chine dispose de la bombe H et d’un arsenal militaire considérable.

Sur le plan économique, le déséquilibre est tout aussi criant. Avec un PIB de 11 Mds$ en 2014 (minimisé du fait de la sous-évaluation, voulue, du yuan), qui se rapproche ainsi, même au taux officiel, du PIB américain (18Mds), la Chine a une économie au moins cinq fois plus puissante que celle de l’Inde (2,2Mds$, 8ème rang mondial). Par son revenu par habitant, la Chine, qui dispose d’une classe moyenne de plusieurs centaines de millions de personnes, tend à se rapprocher des pays européens (au moins de ceux du bas de tableau) ; son marché automobile est devenu le plus important du monde et des dizaines de ses ressortissants voyagent partout. L’Inde reste un pays sous-développé (les 50 à 100 millions de personnes qui ont un niveau de vie correct, voire élevé pour une poignée, sont très minoritaires). Si la Chine est entrée dans l’ère de l’automobile de masse, l’Inde n’en est qu’à celle du scooter.

4/ Après la rupture avec l’URSS, dans les années 1960, la Chine de Mao a longtemps vécue isolée. Elle s’est ensuite ouverte sur le monde à partir des années 1990. Aujourd’hui, la Chine est la première puissance commerciale et elle est un acteur essentiel de la mondialisation. Elle exporte partout et, ayant un besoin énorme de matières premières, elle a tissé des liens étroits avec tous les pays qui en disposent. Elle est ainsi devenue le premier partenaire commerciale de l’Amérique latine et sa position tend à devenir hégémonique en Afrique. Les liens culturels anciens et la proximité géographique ont permis à la Chine d’être le partenaire incontournable, à la fois recherché et craint, de l’Asie du Sud-Est. La Chine place ses pions dans le monde entier d’autant plus facilement qu’elle n’a aucun scrupule en matière de droits de l’homme, ce qui lui a par exemple permis d’être le partenaire privilégié de la Birmanie lorsque celle-ci était dirigée d’une main de fer par son régime militaire (toujours là, mais qui a un peu allégé son dispositif de pouvoir), du régime iranien lorsque celui-ci était ostracisé par l’Occident, ou encore du Soudan, marginalisé en relation avec la situation au Darfour.

L’Inde a eu aussi sa période d’isolement. L’URSS était son partenaire stratégique et sa disparition a laissé un vide. Cela a conduit Delhi à développer depuis le milieu des années 1990 ses relations avec les Etats-Unis et les pays occidentaux (l’explosion de la bombe atomique indienne en 1998, en violation du traité TNP, que l’Inde n’a jamais signé, a certes jeté un petit froid, mais cela n’a pas duré). Elle n’est néanmoins membre d’aucune alliance militaire, alors que le Pakistan a des accords militaires aussi bien avec les Etats-Unis que la Chine. Le rapprochement avec les Etats-Unis inquiète toutefois Pékin.

Avec les pays de l’Asie du Sud-Est, où autrefois (avant la colonisation britannique et l’islamisation de l’Indonésie) la civilisation indienne était hégémonique (un voyage à Angkor ou à Bali suffit pour s’en convaincre), l’Inde renoue des relations, qu’elle voudrait privilégiées, depuis une décennie. Elle tente d’établir un partenariat stratégique avec l’ASEAN. Mais ces pays préfèrent ne pas se lier exclusivement avec l’Inde dont ils redoutent à terme l’hégémonie. Pour l’heure, bien qu’ils se méfient tout autant de la Chine (et sans doute même davantage), c’est avec Pékin qu’ils coopèrent car la puissance économique chinoise est incontournable (d’autant que les économies locales sont souvent tenues par des membres des diasporas chinoises – 30M de personnes en Asie du Sud-Est -).

Un autre facteur d’isolement de l’Inde a été sa politique économique protectionniste. C’est le choix qu’elle a fait pour édifier une industrie, avec quelques résultats positifs (par exemple la puissance de Tata ou de Mittal). Ce n’est que récemment que le pays a décidé de davantage s’ouvrir économiquement.

5/ C’est parce que le rapport de force est si évidemment et considérablement à l’avantage de la Chine, que l’Inde, qui aspire à jouer un rôle dans le monde en rapport avec sa masse démographique, mais qui sait qu’elle n’en a pas encore la capacité économique, a décidé de mettre de côté ses griefs vis-à-vis de Pékin et de coopérer désormais massivement avec la Chine.

En Asie, les temps sont plus longs qu’en Occident. La vision qu’ont les dirigeants chinois et indiens, et avec eux leurs peuples, se mesure en siècles, si ce n’est en millénaires. Les Indiens (comme les Chinois) ont une confiance presque sans limites dans les capacités de leurs pays. Pour eux, ces pays ont toujours existé et ils sont éternels, avec une suprématie occidentale vue comme une courte parenthèse dans l’histoire du monde. Ils ont la patience d’attendre leur heure. Et pour le moment, vu de Delhi, le temps ne peut être à la confrontation avec qui que ce soit (si ce n’est avec le – relatif – petit Pakistan). D’où le choix de coopérer sans arrières pensées avec la Chine, autant qu’avec l’Occident.

Le calcul chinois est un peu différent, mais s’harmonise avec celui de Delhi. Pour l’heure, l’Inde n’est pas encore dangereuse. Elle constitue en revanche un marché considérable pour ses produits et ses techniques et, d’ailleurs, cette présence économique peut permettre non seulement d’y faire des affaires fructueuses, mais aussi, accessoirement, de mieux « tenir » Delhi. L’ambition de la Chine, de toute évidence, est d’être le leader de l’Asie et, pour cela, d’établir toutes les relations bilatérales nécessaires avec les pays qui acceptent sa suprématie. Pour les autres, en fait essentiellement pour un autre, le Japon, ce sera la marginalisation : il suffit de regarder une carte pour constater que le Japon n’est qu’un petit archipel dans un coin isolé de l’Asie du Nord-Est ; l’économie japonaise est encore la troisième du monde (la Chine l’a dépassée il y a trois ans), mais l’écart avec la Chine s’accroit rapidement. En outre, le Japon, dont l’image reste négative depuis la seconde guerre mondiale (notamment en Corée), n’a pas beaucoup d’alliés sur le continent.

Pour ces raisons, on peut s’attendre à un renforcement important des relations économiques et commerciales entre la Chine et l’Inde. La Chine y exporte déjà, comme ailleurs, ses produits. Désormais, elle va investir dans les infrastructures où le retard indien est considérable. Il y a des ports et des aéroports à construire, des chemins de fer à rénover, des routes modernes et des autoroutes à édifier, des stades et des millions de logements à construire. En sens inverse, la Chine pourra profiter du savoir-faire indien en divers domaines (aciéries, véhicules, électronique, mais aussi éducation, notamment les professeurs d’anglais dont la Chine a besoin).

S’il n’est pas pollué pour des raisons politiques (on se souvient que de grands espoirs avaient été placés dans un partenariat sino-japonais qui a fait long feu), par exemple avec des conflits frontaliers, ce partenariat est sans doute promis à un avenir.

6/ Le choc des géants est malheureusement dans l’ordre des choses dans un futur à moyen terme. Mais, peut-être pour une génération, le temps que chacun se renforce (l’Inde, de toute évidence, mais la Chine aussi : la preuve en est la modestie assumée de Pékin sur la scène internationale ; viendra un jour où la Chine voudra jouer dans le monde un même rôle hégémonique que les Etats-Unis, mais l’heure n’est pas encore venue pour Pékin qui sait être patient), la priorité devrait encore être à l’économie et au commerce, à Delhi comme à Pékin.

7/ Face à ce qui reste la suprématie des Etats-Unis, qui disposent de tous les instruments de la puissance et qui peuvent compter sur un réseau d’alliés ou de satellites qui couvre la terre entière, y compris en Asie (le Japon, mais aussi la Corée du Sud, Taïwan, la Thaïlande, la Malaisie, Singapour, les Philippines et quelques autres), les rares pays qui contestent cette hégémonie ont intérêt à faire front commun.

C’est ce qu’on appelle les BRIC (Brésil-Russie-Inde-Chine) auquel on ajoute parfois l’Afrique du Sud (c’est surtout pour avoir un africain dans le groupe, mais Pretoria est loin d’être au même niveau que les autres).

Des réunions de ce groupe ont lieu périodiquement. Des coopérations sont lancées. Un projet de banque commune pour s’émanciper du FMI, dominé par Washington, existe.

Certains sont sceptiques sur la pérennité de ce groupe. Pour ma part, je crois qu’il a de l’avenir, au moins à moyen terme (plus tard, on risque des affrontements Chine-Inde et Chine-Russie, en concurrence en Asie du Sud et du Nord).

Les quatre pays sont à peu les seuls qui peuvent se permettre de défier les Etats-Unis dans leur prétention de diriger le monde. La Russie de Poutine est en opposition frontale avec les Etats-Unis : après l’humiliation de la chute du communisme et de l’URSS et l’effacement des années Eltsine, la Russie est de retour ; désormais, elle n’accepte plus de nouvelle avancée de l’OTAN, notamment en Ukraine.

Le Brésil est désormais le leader incontesté d’une Amérique Latine qui s’est presque totalement émancipée de l’Oncle Sam (au moins l’Amérique du Sud ; les Etats-Unis ont davantage de moyens de peser sur l’Amérique centrale et le Mexique est en rivalité avec le Brésil): autrefois, Washington faisait et défaisait à son gré les gouvernements locaux, ce n’est plus le cas. Même si le Brésil est présentement affaibli économiquement, il sera une grande puissance d’ici dix ans.

L’Inde est en train de retrouver ses valeurs ; la victoire du BJP face au parti du Congrès l’a montré. Sa masse démographique lui permet d’être imperméable à toute tentative extérieure de l’influencer, encore moins de la satelliser.

On constate que les quatre pays adoptent des positions internationales de plus en plus convergentes. Ils ont condamné les bombardements de l’OTAN sur la Serbie, Ils ont condamné l’intervention américaine en Irak, ils ont exprimé les plus vives réserves sur celle de Libye (en s’abstenant au Conseil de Sécurité), dans son différend avec Washington, ils ont soutenu Chavez, ils entretiennent de bonnes relations avec l’Iran (celles de l’Inde sont même très bonnes : l’Inde est l’un des pays qui achètent du pétrole à l’Iran en dépit de l’embargo occidental) et la Syrie et les chefs d’Etat ou de gouvernement chinois et indien étaient à Moscou le 9 mai tandis que les Occidentaux boycottaient les cérémonies (je n’ai pas d’information sur la présence ou non de la présidente brésilienne ; en revanche il est confirmé que le sud-africain y était). Dans les négociations commerciales internationales, les quatre pays constituent souvent un front commun.

On a souvent tendance à confondre dans nos médias « communauté internationale » et pays de l’OTAN et autres alliés des Etats-Unis. Mais, quand cette soit disant « communauté internationale » est en opposition avec la Russie, la Chine, l’Inde, d’autres pays asiatiques et la quasi-totalité de l’Amérique Latine, on ne peut parler de « communauté internationale » (même si l’Afrique alterne neutralité et alignement plus ou moins contraint sur les anciennes puissances coloniales).

En Eurasie même, le triumvirat Russie-Chine-Inde, renforcé des alliés ex soviétiques de la Russie (notamment en Asie centrale) et, de plus en plus, de l’Iran et même de la Turquie, est en passe d’édifier un bloc continental. Dans le grand jeu diplomatique, sans doute faudra-t-il de plus en plus compter avec cette conjonction de pays qui, sans doute pour des raisons différentes, mais concordantes, refusent de s’aligner sur les Etats-Unis.

Dans ce contexte, la présence conjointe à Moscou et la visite à Pékin du premier ministre indien ont donc pris une signification qui va au-delà des relations bilatérales.

Yves Barelli, 18 mai 2015

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