J’ai écrit assez souvent dans ce bloc sur les pays d’Amérique latine, subcontinent que je connais bien pour y avoir vécu et pour y être allé, à peu près partout, à de multiples reprises. J’ai décrit les problèmes et difficultés, les tares devrais-je dire, de cette partie du monde. J’ai fait part des espoirs suscités par les gouvernements de gauche qui semblaient enfin être en mesure de libérer les peuples de l’oppression des oligarchies et des ingérences étrangères. J’ai ensuite, plus récemment, relaté les échecs de ces pseudo-expériences. Ces dernières années, les élections ont souvent balayé ces pouvoirs qui ont déçu mais les nouveaux gouvernements, de droite, s’avèrent pires encore et ils sont à nouveau rejetés par les peuples. En fait, nombre de Latino-américains sont dans le doute, déboussolés, souvent désespérés. L’Amérique latine se libérera-t-elle un jour de ses fléaux que sont les inégalités abyssales, la violence, la corruption et l’incapacité à édifier des sociétés sereines et solidaires tournées vers un développement juste et durable ? Pour le principe, il faut l’espérer mais reconnaissons qu’on est prêt de perdre espoir.
1/ Il y a eu, d’abord, il y a bien longtemps, l’espoir d’un monde meilleur né à Cuba, avec Castro et Che Guevara. Expérience intéressante et contrastée. Pas que du mauvais à la différence de ce que nos médias du système tentent de nous faire croire : des réalisations remarquables, par exemple dans la santé et l’éducation. Mais, pour le reste, la médiocrité du quotidien. A cause de l’embargo nord-américain. Mais pas seulement.
2/ Plus récemment, l’expérience de Chavez au Venezuela. J’ai habité à Caracas, j’ai connu Hugo Chavez, homme exceptionnel, généreux, charismatique, cultivé, visionnaire. J’ai eu de longues conversations avec lui ; on en sort rasséréné et on croit à nouveau que l’homme peut être bon. Un saint homme que ce Chavez trop tôt emporté par un cancer. Il a créé plus de justice sociale et a donné aux pauvres à la fois de meilleures conditions de vie et surtout la dignité que l’oligarchie leur avait toujours niée. Mais Chavez avait oublié que l’économie ce n’est pas que le pétrole. Or, en dehors de son or noir, le Venezuela ne produit rien et, aujourd’hui, faute d’investissements, il n’arrive même plus à extraire le pétrole de son sol. Le pouvoir de Maduro est un fiasco complet. Quant à son opposition, la droite la plus bête et la plus égoïste du monde, elle est encore pire. Il ne reste aux Vénézuéliens que les yeux pour pleurer et l’exil pour tenter de vivre.
3/ Lula, autre homme honnête remarquable mais pas sans défauts, avait, aussi, suscité beaucoup d’espoirs. Il a commis deux fautes. La première est d’avoir pensé que les investissements étrangers allaient apporter argent et développement : à la première crise (la crise mondiale de 2008), ils sont repartis aussi vite qu’ils étaient venus. La seconde est de ne pas s’être attaqué aux structures du système : l’oligarchie est toujours en place ; un temps, elle a collaboré avec le régime de Lula parce qu’elle y a trouvé son compte (les 30 millions de Brésiliens pauvres sortis de la pauvreté grâce aux programmes sociaux étaient devenus de nouveaux consommateurs) mais, dès que cet intérêt s’est estompé (du fait de la crise), l’oligarchie a balayé par un coup d’état parlementaire (la majorité des députés sont corrompus) Dilma Roussef, successeur (bien moins charismatique) de Lula et a mis ce dernier en prison par un procès truqué monté de toute pièce en l’accusant, ironie venant de corrompus, de corruption. Cela a permis à Bolsonaro, une sorte de Franco aux petits pieds, d’être élu. Son gouvernement est déjà un désastre. Les rivalités internes de l’oligarchie viennent de se traduire par la libération conditionnelle, que je salue évidemment, de Lula. A quand le prochain épisode ? En attendant, le Brésil de Lula, de Roussef ou de Bolsonaro garde ses mêmes fléaux : inégalités, violence au quotidien (50 000 morts par homicide par an : on peut vivre dans ce pays mais il faut être très prudent en permanence car, en certains lieux et à certaines heures, on peut vous tuer avant de voir ce que vous avez dans la poche) et corruption généralisée (les derniers JO et le dernier « mondial » de foot ont été l’occasion de détournements massifs au détriment d’équipements bâclés ou sabotés).
4/ J’ai connu Evo Morales, le président de Bolivie, quelques mois avant son élection. Je m’étais entretenu trois heures avec lui en tête à tête dans l’enceinte du parlement : un homme qui m’avait paru sincère ; il a fait quelques réformes allant dans le bon sens mais, sans doute, lui ou son entourage sont retombés dans les vieux travers du subcontinent : détournements et magouilles ; la dernière élection, il y a deux semaines, s’est terminée par une farce et un bourrage d’urnes et Evo le libérateur envoie la police contre son peuple.
5/ Je pourrais encore citer d’autres exemples, qui vont du tragique au comique. Au Nicaragua, la révolution sandiniste, qui avait suscité aussi tant d’espoirs, se termine par un Ortega vieillissant qui fait tirer sur la foule mobilisée contre la hausse des tarifs des services publics. En Equateur, l’ancien président Correa (qui a fait quelques réformes plutôt bonnes mais qui n’a pas changé fondamentalement le système), réfugié à Bruxelles pour éviter les 30 mises en examen pour corruption (réelle ou imaginaire, je n’en sais rien) s’en prend aujourd’hui à son successeur, qui fut pourtant son vice-président mais qui, selon Correa, a complètement trahi son camp, son peuple et ses engagements. Ces règlements de comptes passent à des années-lumière au-dessus de la tête des Equatoriens, répartis entre Blancs, qui s’en sortent à peu près (ou très bien lorsqu’ils appartiennent à l’oligarchie), et Amérindiens, habitués à l’oppression et l’humiliation depuis les Incas (inclus) et leurs successeurs « conquistadors ».
6/ Et la droite, ce n’est pas mieux. Pire même. Piñera, au Chili, envoie, dans la tradition de Pinochet, les tanks pour tirer sur la foule qui proteste contre la hausse du prix du ticket de métro. Déjà plus de 20 morts depuis un mois. Et ce n’est pas fini. En Argentine, les époux Kirchner (lui, que j’ai connu, est mort de maladie ; sa femme Cristina, de moindre envergure, a pris le relai), avaient mis fin à une politique aberrante de droite inspirée par les « Chicago boys », cette idéologie ultra-« libérale » (j’emplois ce mot par habitude mais à contrecœur car l’oppression capitaliste est le contraire de la liberté) qui inspire les « recettes » dogmatiques sans imagination (toutes des fiascos) du FMI et qui se traduit invariablement par plus de chômage, plus de pauvreté et moins de croissance. Mais le mandat de Cristina s’était terminé dans les scandales de corruption et d’échec économique, ce qui a permis à la droite de revenir. Celle-ci a refait les mêmes erreurs qu’autrefois : à nouveau, le même fiasco économique et social, puis une nouvelle déroute électorale : Cristina revient, cette fois en vice-présidente. Ce serait comique si la vie de beaucoup d’Argentins n’était pas tragique.
7/ Les gouvernements changent et les problèmes restent.
a/ L’Amérique latine est la championne du monde des inégalités (que les économistes mesurent avec l’ « indice de Gini »). Une petite minorité possède la majorité des richesses.
Cette minorité, c’est l’oligarchie, c’est-à-dire cette partie de la population qui, non seulement a le pouvoir économique, mais jouit de tous les passe-droits nécessaires à la pérennité de sa richesse. Cela commence à l’école : si on ne paye pas pour envoyer ses enfants dans les bonnes écoles privées, peu d’espoir qu’ils montent dans l’ascenseur social. Et ce n’est pas tout : une fois le diplôme en poche, il vaut mieux avoir de bonnes relations pour accéder aux bons postes : en Amérique latine, dis-moi de quel quartier tu es, à quelle famille tu appartiens et quelle école tu as fréquentée et je te dirai, mieux que Madame Soleil, quel sera ton avenir. Les mêmes familles se retrouvent à la tête des entreprises (quand ils sont entrepreneurs, beaucoup se contentent de vivre de leurs rentes sans travailler), dans les fonctions électives (il faut de l’argent pour financer une campagne électorale ; ensuite, on se rembourse au quintuple, mais tout le monde ne peut faire l’ « investissement » initial), dans la haute administration (je me souviens de consultations franco-péruviennes à Lima : l’ambassadeur qui était mon interlocuteur – un Blanc bon teint, pas d’Amérindiens et peu de métis dans ces postes : la rue est bronzée mais le pouvoir est monocolore, copie et descendance des conquistadors castillans -, sympathique au demeurant, ne pouvait s’empêcher (car c’était vrai) de dire que c’est son père ou son grand-père, ministre ou haut-dirigeant, qui avait fait ceci ou cela), dans la justice et dans les médias. Dans ces pays, les plus riches échappent à l’impôt (pratique d’avoir un cousin au ministère des finances ; je connais par exemple une famille qui a un domaine de 20ha dans le centre de Saint Domingue et qui ne paye aucun impôt local ; pratique, non ?) et, quand, ils en font un peu trop, la justice se montre clémente (pratique d’avoir un autre cousin magistrat ou d’en acheter un autre, avec la connivence d’avocats issus du même moule).
Bolsonaro est arrivé au pouvoir à Brasilia du fait du ras-le-bol des classes moyennes. Je connais des Brésiliens qui se sont privés pour envoyer leurs enfants dans les bonnes écoles et qui constatent qu’ils sont, eux, pressurés d’impôts et que leur niveau de vie, acquis par leur travail et leurs sacrifices, est en chute libre : ils en veulent à l’oligarchie parasite bien sûr mais aussi à certains « pauvres » qui, à leurs yeux, vivent de subventions payées par les impôts des classes moyennes, qui ne cherchent pas vraiment à travailler et qui fournissent l’essentiel de la délinquance. Justifié ou non, ce sentiment rappelle celui de nos propres classes moyennes (celles de niveau inférieur, trop riches pour recevoir des « allocs », trop pauvres pour vivre décemment du fruit de leur travail : nos « gilets-jaunes »). Le tort de Lula a été d’avoir donné l’impression à ces classes moyennes à la fois de ne pas s’attaquer aux privilèges de l’oligarchie parasite (et pour beaucoup de responsables du « Parti des Travailleurs », de l’avoir rejointe) et de ne s’intéresser qu’à ceux qui sont aux yeux des classes moyennes d’autres « parasites », les pauvres, ou réputés tels, dont une partie fournit le gros des troupes de la violence organisée, de la petite délinquance quotidienne (la plus insupportable, finalement), des trafiquants de drogue ou des paresseux structurels. Ces pauvres sont le plus souvent noirs (ou, dans les Andes et en Amérique centrale, Indiens) et les riches ou les classes moyennes blancs. Il n’y a pas de racisme au Brésil, pas plus qu’en République Dominicaine ou au Panama, mais la fracture sociale et sociologique recoupe beaucoup les différences de couleur de peau et on fait semblant de ne pas la voir.
b/ La délinquance et la violence quotidienne qui l’accompagne sont un fléau encore pire aux yeux des citoyens ordinaires que l’accaparement des richesses par l’oligarchie. Il faut avoir vécu en Amérique latine pour apprécier à sa juste valeur ce fléau. Au Brésil ou au Venezuela, pays où j’ai vécu, toute résidence doit avoir obligatoirement ses gardiens privés 24h sur 24, en voiture, on ne circule que vitres toujours fermées, où qu’on aille il faut être sur le qui-vive. En Colombie, ceux qui en ont les moyens ont des voitures blindées et des gardes du corps. Et chacun peut vous raconter l’histoire d’un membre de sa famille ou d’un voisin qui s’est un jour fait agresser. J’en connais un à Recife qui s’est fait braquer à un feu rouge : il y a laissé sa voiture et s’est estimé heureux qu’on ne l’ait pas assassiné (comme cela est courant : on tue d’abord, et on vole ensuite). Bolsonaro avait promis de s’attaquer sérieusement à la racaille. Beaucoup l’ont élu sur cette promesse. Pour le moment, les résultats ne sont pas à la hauteur. Au Brésil, les cartes routières indiquent les routes qui sont notoirement dangereuses. Ceux qui vivent dans une ville savent où on peut aller (par exemple les zones les plus touristiques où opère efficacement la « police touristique », toujours présente dans ces lieux et qui a la réputation de ne pas être corrompue) ou ne pas aller. Par exemple à Rio-Copacabana, aucun danger à se promener ou aller dans un resto le soir le long de la promenade, protégée par la police, qui longe la plage, mais pas sur la plage elle-même car elle n’est pas éclairée (je conseille, de toute façon, au Brésil mais aussi dans les deux-tiers du pays du monde, d’être accompagné par un local ; cela minimise beaucoup le risque).
Au chapitre violence, celle des narcotrafiquants est l’un des grands fléaux. Ils achètent les politiciens locaux et terrorisent ceux qui pourraient s’opposer ou seulement parler (de nombreux journalistes ont été assassinés). La Colombie a un triste record (les narcos sont souvent associés à la violence criminelle des grands propriétaires mais aussi des guérillas au départ révolutionnaires et à l’arrivée grand banditisme). Le Mexique, depuis quelques années, tend à la rejoindre en haut du podium de la violence pourrie.
c/ La corruption est le troisième fléau. Elle est présente partout, à commencer par les hautes sphères de l’Etat, mais aussi dans la justice (les juges sont « indépendants » du pouvoir politique, dont ils sont proches quand la droite est au pouvoir, mais pas des puissances d’argent qui peuvent les acheter d’autant plus facilement qu’ils sont inamovibles) et la police (les « flics » sont tellement mal payés, qu’ils se rémunèrent d’une autre façon). Evidemment, plus on monte haut, plus c’est « cher » et plus c’est « rentable » pour celui qui reçoit. L’Etat est ainsi une bonne vache à lait mais les grandes entreprises publiques ou semi-publiques encore davantage : les compagnies de pétrole du Venezuela et du Brésil sont particulièrement connues pour cela. Elles ne sont pas les seules. Malheureusement les privatisations au profit des entreprises étrangères ont accentué encore le phénomène : j’ai eu à connaitre des exemples très concrets, en Colombie, en Argentine et en Bolivie, d’entreprises françaises ayant bénéficié de privatisations scandaleuses qui n’ont pas rehaussé l’image de notre pays. Le racket, notamment des petits entrepreneurs, est un complément de la corruption : il faut payer pour être tranquille. Même dans un pays réputé calme mais très corrompu comme la République Dominicaine (autre pays que j’ai habité).
Dans les élections, il y a deux catégories avec un système politique calqué sur celui des Etats-Unis (séparation des pouvoirs entre exécutif, législatif et judiciaire). Les juges ne sont pas élus, ce qui est le pire (cf supra). Les présidents le sont : ce sont les seules vraies élections qui ont un semblant de sens. Mais les présidents n’ont pas tous les pouvoirs : ils doivent compter avec le parlement et, dans les pays fédéraux, avec les Etats fédérés. Le pouvoir local est tenu par les oligarchies (petites ou grandes) qui peuvent acheter les votes, les influencer (par les médias, mais aussi toutes les structures clientélistes, qu’ils contrôlent ou achètent : dans ces pays, il n’y a pas de temps de parole institutionnels pour les candidats qui achètent en fonction de leurs moyens des espaces de « pub »), voire les truquer (dans certains pays mais pas tous). Au parlement brésilien, les trois-quarts des députés peuvent être considérés comme corrompus. Lula avait réussi à « acheter » leur collaboration car ils profitaient de la croissance économique. Avec la crise, ils sont devenus moins coopératifs : ils ont destitué Dilma et créé les conditions pour que la justice corrompue et partisane envoie Lula en prison. Mais Bolsonaro sera aussi impuissant et, les députés mais aussi l’armée, pourront, s’ils les dérangent, se retourner contre lui aussi.
L’armée (seule force organisée, finalement, avec l’Eglise catholique; l’influence de cette dernière reste forte mais en baisse du fait du recul de la pratique et de la montée des évangélistes), pour le moment, se tient à l’écart de la politique. L’expérience du passé l’a échaudée. Mais dans nombre de pays, au Brésil par exemple, les échecs successifs de tous les politiques et les scandales qui les accompagnent, pourraient l’inciter à reprendre le pouvoir, d’autant que la confiance (et donc l’adhésion) des peuples en la démocratie est en chute libre et que la notion de « droits de l’homme » a tellement été dévoyée au niveau international (avec des émotions à géométrie variable et dépendantes d’intérêts hypocrites) qu’elle en est devenue inopérante (on peut dire la même chose de la « défense de la planète », avec un Macron qui s’est ridiculisé dans son « combat » pour la défense de l’Amazonie où il y a toujours eu des incendies de forêts - que la nature répare en moins de cinq ans).
XXX
Ce tableau est pessimiste. J’aimerais être optimiste pour ce continent qui a donné des personnages magnifiques, des chefs d’œuvre de la littérature ou de l’art, qui regorge de talents individuels. Sait-on, à titre d’exemple, que cette Colombie de mauvaise réputation (justifiée pour sa mauvaise face, mais qui cache une autre face, bien plus avenante) donne, parmi tous nos lycées français à l’étranger (une partie de l’élite colombienne continue à y scolariser ses enfants), les meilleurs résultats ? N’oublions pas les Gabriel Garcia Marquès, les Oscar Niemeyer, les Pablo Neruda, les Mario Vargas Llosa, les Botero, les magnifiques mélodies de bossa nova ou de salsa ou le génie footballistique de Pelé.
L’Amérique latine a beaucoup apporté à la civilisation mondiale. Ces Latins sont nos cousins. Ils peuvent être géniaux et attachants individuellement. Espérons qu’un jour ils sauront collectivement chasser leurs démons séculaires.
Mais quand ? Pour le moment, cette terre d’espoir et de désespoir semble déboussolée, en mal de repères. Elle n’est certes pas la seule…
Yves Barelli, 10 novembre 2019