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13 mai 2019 1 13 /05 /mai /2019 13:48

Je suis choqué que l’on ait déployé d’aussi gros moyens et qu’on ait sacrifié deux soldats pour délivrer des « touristes » français inconscients et indisciplinés. Je suis encore plus choqué que le président de la république soit allé accueillir ces individus (transportés par un avion de la république) comme des héros en tentant une opération (d’ailleurs avortée compte tenu de la polémique) politicienne dans le cadre de sa campagne électorale si piteusement menée pour l’élection « européenne ».

1/ Ces individus se sont délibérément mis en danger (et les voyagistes qui les y ont envoyé sont sans doute au moins aussi coupables qu’eux) en allant faire du tourisme dans une région réputée dangereuse à cheval sur les zones « formellement déconseillées, quel que soit le motif » (elles figurent en rouge sur les cartes du site « conseil aux voyageurs » du ministère français des affaires étrangères) et celles « déconseillées sauf raison impérative ». Le tourisme n’en est évidemment pas une.  

On écrit seulement « déconseillé » pour respecter la liberté de nos compatriotes de voyager ou non à leurs risques et périls, l’Etat français n’ayant pas jugé opportun d’ « interdire », le cas échéant, à ses nationaux les voyages dans certains pays. A cet égard, il ne serait sans doute pas incongru de réfléchir à la possibilité de légiférer pour transformer en délit le non-respect de ces prescriptions (de tels « délits » ou « crimes » existent par exemple pour les « voyages » en Syrie pour participer au « djihad » ou pour les crimes de pédophilie commis par des Français en dehors du territoire national, quand bien même de telles activités seraient légales ou tolérées dans certains pays, d’Asie du sud-est par exemple). Il faut parfois aller au-delà du simple respect de la liberté individuelle. Après tout, on n’est pas libre, par exemple, de conduire sans ceinture de sécurité, quand bien même on en accepterait le risque.    

A tout le moins, si on s’en tient au terme « déconseillé », devrait-on spécifier sur les « conseils aux voyageurs » que, dans certaines zones, cela se fait aux risques et périls du voyageur et que l’Etat décline toute responsabilité, donc toute obligation de secours.

Il y aurait lieu aussi, me semble-t-il, de responsabiliser les voyagistes qui vendent des circuits dans des régions dangereuses. Je n’ai pas d’information particulière sur le cas d’espèce, celui de ces deux ex-otages. S’ils ont simplement acheté des billets d’avion sur Paris-Cotonou, rien à dire : Cotonou et la plus grande partie du Bénin sont en zone « vigilance renforcée », donc pas « déconseillée ». S’ils ont acheté sur place un circuit dans le nord du pays, la responsabilité du voyagiste français n’est pas engagée. En revanche, si ce dernier a vendu l’ensemble du circuit, pour moi sa responsabilité, au moins morale, est engagée.     

2/ D’une façon générale, je crois que trop de nos compatriotes sont totalement inconscients des risques qu’ils prennent quand ils voyagent.

Personnellement, du fait de mon métier passé et de mon goût pour les voyages, j’ai une très grande expérience des déplacements à l’étranger (j’ai voyagé à ce jour dans 158 Etats ou territoires).

Voici ce que je fais avant d’entreprendre un voyage où que ce soit. D’abord, je consulte le site internet « conseil aux voyageurs » (on y accède facilement par un moteur de recherche ou via www.diplomatie.gouv.fr) qui a une rubrique très détaillée pour chaque pays avec des sous-rubriques « sécurité » (avec les cartes des zones mentionnées supra et les rubriques spécifiques « délinquance », « risques naturels », « terrorisme »,  sécurité sur la route, dans les airs et sur les eaux, législation locale sur les drogues, matériels politiques, pornographiques, etc), « entrée/séjour », « santé », « infos utiles », plus « dernière minute ». Ces informations sont constamment mises à jour sur la base des éléments fournis en permanence par les ambassades et validés par le Quai d’Orsay. Je puis dire par expérience le soin qui est apporté par nos missions diplomatiques à donner les informations les plus justes et actualisées. Un ambassadeur qui ne le ferait pas serait sanctionné. J’ajoute que, par principe de précaution, on a évidemment tendance à un peu exagérer les dangers mais pas trop (trop, c’est mettre en péril l’activité touristique du pays de résidence, ce qu’on ne fait pas à la légère pour éviter l’incident diplomatique ; pas assez serait mettre en jeu la responsabilité de l’ambassadeur : on reste donc en fait objectif).

Une fois ceci fait, si je décide de poursuivre mon projet de voyage, je prends, dans les pays à risque, l’attache de l’ambassade de France. Pour moi, diplomate retraité, c’est évidemment facile. Mais j’ajoute qu’il est demandé, dans les pays à risque, à n’importe quel particulier d’informer l’ambassade de son projet en indiquant les régions qu’il compte visiter. Cela peut permettre d’informer les autorités locales qui peuvent renforcer la protection de notre compatriote (cela surtout, évidement, pour des déplacements professionnels d’intérêt mutuel).

D’une façon générale, je conseille à tout voyageur dans les pays à risque d’être accompagné par des locaux (cela était le cas pour les deux otages du Bénin mais cela, manifestement, ne suffit pas). A titre d’exemple, j’ai beaucoup voyagé au Brésil, pays dangereux ; j’y ai toujours été accompagné par des Brésiliens : ils connaissent les endroits dangereux (il y a même des cartes routières qui mentionnent les routes où les agressions sont les plus fréquentes). Idem, par exemple, pour l’Algérie. Je me suis aussi déplacé beaucoup au Venezuela (souvent seul en voiture mais en prenant des précautions). 

La règle de base à observer est qu’il faut passer inaperçu au maximum. Donc oubliez les photos à faire en public. Dans un lieu peu sûr, il vaut mieux se déplacer en voiture climatisée toutes vitres fermées plutôt qu’en transport public ou à pied. Eviter par exemple les plages désertes. Ne pas sortir la nuit, même en ville. A l’arrivée à l’aéroport (lieu le plus vulnérable) dans le pays, s’arranger avant le départ pour être attendu : éviter les taxis. Dans beaucoup de pays (par exemple le Brésil), les lieux les plus visités sont protégés par la « police touristique » ; à titre d’exemple, pas de problème majeur à Rio de Janeiro dans les quartiers les plus visités, mais ne pas s’en écarter et, même là, faire attention (par exemple sur la plage de Copacabana, très large, mieux vaut rester sur le trottoir que sur la plage elle-même, sauf si vous êtes avec des « Cariocas »).

Pour passer inaperçu, il y a évidemment la couleur de la peau. Etre blanc et voyager en Afrique, ça se voit tout de suite. Un Blanc y est une cible potentielle tant pour les terroristes que pour les délinquants ordinaires. Il faut donc être accompagné par des locaux. J’ai ainsi circulé il y a deux ans au Togo, au Ghana et au Bénin : dans ces trois pays, j’étais évidemment en contact avec les ambassades de France. J’ai évité les régions musulmanes du nord (celle où les deux inconscients ont été enlevés), mais aussi la région proche du Nigeria (danger du fait des trafics) et je m’en suis tenu aux déplacements diurnes (à la fois parce qu’il faut être inconscient pour rouler la nuit et parce que certains quartiers sont des coupe-gorges la nuit). Avec ces précautions minimales, on peut encore se déplacer (à condition d’être un voyageur expérimenté) sans prendre trop de risques dans quelques pays africains comme la Côte d’Ivoire (il y a eu à Grand Bassam un attentat terroriste ; mais il y en a eu plus en France !), le Gabon ou le Sénégal (mais attention : sans jouer les oiseaux de mauvais augure, ce pays, en bordure du Sahel, va devenir dangereux d’ici peu ; j’ai circulé autrefois en voiture dans tout le Sénégal, je ne le ferais plus maintenant et je conseille à nos compatriotes de s’en tenir à Dakar). D’une façon générale, dans beaucoup de pays, il ne faut pas sortir de la capitale, plus sécurisée que le reste du territoire. En Afrique, et sans doute pour longtemps, la « brousse », c’est fini !   

Compte tenu de l’actualité, il y a plus de risques, sauf exception, dans les pays musulmans que dans les autres. Les gens y sont certes majoritairement accueillants (c’est le cas quasiment partout dans le monde) mais la minorité islamiste activiste (qui inspire crainte ou adhésion des autochtones) nous cible. S’agissant du Sahel (y compris le nord du Bénin, mais aussi le Sénégal), on cumule les inconvénients de l’Afrique et de l’islam. S’y ajoute la présence de djihadistes très mobiles (donc qui peuvent frapper n’importe où) et des Etats faibles et souvent corrompus. Donc à éviter absolument.                   

D’une façon générale, méfiez-vous des pays où l’Etat est faible ou corrompu. Donc, sauf raison impérative ou si vous êtes pris en charge localement (même dans ce cas certains pays restent dangereux), évitez le tourisme en Afrique noire francophone (en revanche l’Afrique orientale et australe anglophones reste possible, encore que moins sûre qu’autrefois : par exemple le Kenya ou l’Afrique du Sud). Dans certains pays, plus forts et donc plus sécurisés, on peut se déplacer en assez bonne sécurité. A titre d’exemple, j’ai récemment voyagé avec mon fils (qui est médecin, sécurité supplémentaire) en Iran, seuls en voiture de location (les routes sont dangereuses et il faut être bon conducteur et habitué à la conduite du tiers-monde, qui n’a rien à voir avec la nôtre) : notre impression a été celle d’une totale sécurité. Autre exemple : j’ai encore conduit, seul, au Maroc il y a quelques mois. Je m’y sens en fait davantage en sécurité qu’en France parce ce que la police est omniprésente et les contrôles nombreux ; mon sentiment de sécurité est renforcé parce que je connais très bien ce pays où j’ai vécu il y a quelques années (dans tout pays, il y a des « trucs » à connaitre, des choses à faire et d’autres à éviter). En Amérique latine, je sais éviter les zones à risque et ma connaissance de l’espagnol est un précieux secours (sinon, n’y allez pas seul). Je prends certes des risques, mais je les minimise.

Autre chose. Le terrorisme ou la délinquance ne sont pas les seuls dangers. Sans même parler des maladies tropicales, des séismes, des ouragans (il ne faut pas aller aux Antilles, par exemple, en automne ou en Inde et Asie du Sud-est à la saison des moussons ; ou encore à New-York en hiver : les tempêtes de neige, lorsqu’elles se produisent, bloquent aéroports et routes pendant plusieurs jours), il ne faut pas oublier que les routes sont souvent dangereuses et que, en cas d’accident, les services de secours aux blessés sont dans de nombreux pays (y compris en Europe), souvent lents, déficients, voire inexistants. Dernièrement, des centaines d’étrangers ont été immobilisés, en fait abandonnés par des autorités locales totalement dépassées, à Bali du fait d’une éruption volcanique. Bali est pourtant une destination très courue. Mais pas sans risque.  

Ne pas négliger non plus les risques « politiques » ou liés aux mœurs. Si vous partez en célibataire pour aller « draguer », même les pays réputés sûrs peuvent être dangereux. Les Etats-Unis par exemple (voyez ce qui est arrivé à DSK) ou Dubaï (pourtant à la mode). A Dubaï par exemple notre consulat est sollicité de temps en temps pour tirer d’affaire certaines compatriotes parfois emprisonnées après avoir eu un différend avec un autochtone (auquel la police donne toujours raison contre un étranger, à plus forte raison une femme). A titre d’exemple, certaines jeunes filles françaises arabophones de confession musulmane sont fascinées par Dubaï ; bêtement, elles sortent en boite et se font draguer par des locaux ; quand elles résistent aux avances, les éconduits se vengent facilement en alertant la police qui arrête les « coupables » étrangères pour prostitution. Notre consulat les sort en général de cette mauvaise situation mais il gaspille des moyens limités pour sauver des filles n’ayant rien dans la tête (et trop dans le reste du corps !).         

Un dernier mot sur les voyages « organisés » : leur sérieux, et donc leur sureté, sont très variables. Dans certains pays du tiers-monde où rien ne fonctionne et où la corruption est généralisée, les voyagistes locaux n’y sont pas à l’abri. Dans tous les cas, demander l’avis de l’ambassade de France. Elles connaissent les voyagistes et transporteurs locaux fiables. Dans le doute, abstenez-vous !      

En résumé, le risque zéro n’existe pas mais, sous prétexte que, même à Paris, on n’est pas à l’abri (c’est vrai que Paris est devenue une ville qui peut être dangereuse, un peu pour les Parisiens mais beaucoup plus pour des étrangers ne connaissant ni le pays ni la langue ; cela étant, dangereuse pour les risques de vols et objectivement peu pour les agressions aux personnes, en tout cas moins que dans beaucoup d’autres pays), inutile de tenter le diable. Désormais, dans le monde dangereux qui est le nôtre, voyager est devenu plus risqué qu’autrefois. En dehors de l’Europe, de l’Amérique du Nord, de la plus grande partie de l’Asie (ce qui ne doit pas empêcher de se méfier même dans ces zones) et de quelques autres pays, les voyages doivent désormais être réservés aux voyageurs très expérimentés ou très bien encadrés (à titre d’exemple, vous pouvez aller en République dominicaine sans problème si vous avez acheté un bon forfait, si vous êtes en bonne santé et si vous restez dans les hôtels « tout inclus » et sécurisés, mais si vous ne parlez pas espagnol et que vous n’avez pas l’habitude de l’Amérique latine, n’en sortez pas).

Ce matin à la télévision, un publiciste connu assez âgé disait qu’il avait fait une partie du tour du monde en 2CV mais que ce n’est plus possible aujourd’hui. Moi-même, j’ai traversé l’Europe en auto-stop : plus possible aujourd’hui ! J’ai rencontré il n’y a pas longtemps au milieu de la Bolivie deux jeunes (un garçon et une fille) faisant le tour du monde à vélo : franchement une folie à ne pas faire. Peut-être l’ont-ils réussi vivant et sans maladie sérieuse et en sont-ils fiers. On peut aussi traverser les yeux bandés une avenue fréquentée sans se faire renverser en comptant sur la chance et la capacité des automobilistes à vous éviter, mais une personne sensées ne le ferait pas.

Donc, si vous n’êtes pas un expert du voyage, privilégiez la Bretagne ou la Corse à Dubaï : le climat y est bien plus agréable et il y a plus à voir et à faire. Quant au Nord-Bénin, il y fait trop chaud, les moustiques et les mouches désagréables, les conditions d’hébergement sont déplorables et les parcs nationaux moins bien qu’en Afrique du Sud. Et pour voir des éléphants et des lions, Thoiry n’est pas mal non plus. Voyager sans expertise, c’est comme conduire sur une route mouillée avec des pneus lisses : c’est très dangereux !        

3/ Quant à la polémique « fallait-il envoyer des soldats pour sauver nos compatriotes ? », les avis sont partagés. Certains disent qu’on va bien secourir en montagne des imprudents partis en tongs. Mais ce n’est pas pareil. Dans le cas du secours en montagne, il y a un risque pour les sauveteurs mais ce sont de bons professionnels qui savent calculer les risques. Dans le cas du sauvetage des otages du Bénin, on a affaire à des criminels prêts à tout et, à mon avis, on a trop demandé à nos soldats : ne pas tirer les premiers pour ne pas risquer d’atteindre les otages. En pareil cas, les Américains, les Russes ou les Israéliens, pour s’en tenir à ces exemples, auraient sans doute tiré les premiers. Raisonnons froidement, voire cyniquement : si je dois choisir entre la vie de ces deux idiots inconscients et celle de nos soldats, je choisis de privilégier nos soldats.

Je crois en outre que la première responsabilité a été celle du président de la république. Je pense qu’il n’aurait jamais dû prendre la décision de tenter l’opération. Ces deux individus étaient certes en otage mais pas immédiatement menacés de mort. C’est un cas très différent de celui où des otages sont détenus, où ils sont menacés de mort par exemple si on ne satisfait pas à des revendications irréalistes et, surtout, lorsque les terroristes ont commencé à mettre leurs menaces à exécution. Exemples : les otages du Bataclan, ceux de l’Hyper Cacher ou encore ceux de l’avion qui avait été détournés il y a quelques années par des terroristes algériens sur l’aéroport de Marignane. Dans ces cas, l’intervention était impérative. On en savait les risques. Ils étaient à prendre. Rien de tel pour les deux otages enlevés au Bénin.

4/ Hélas, on peut soupçonner le président Macron d’avoir saisi cette occasion pour faire un « coup » politique en se présentant comme le chef de guerre courageux sauveur de compatriotes en danger. D’où la mise en scène scandaleuse de cet avion « République française » filmé par toutes les télés convoquées atterrissant à Villacoublay et de ce président s’avançant au pied de la passerelle pour saluer les « héros ». Nous n’avons échappés au discours que parce que la polémique, déjà entamée, risquait de se retourner contre l’instigateur de ce mauvais scénario.

5/ Je rends hommage, évidemment, à nos deux soldats morts en service commandé. Ils étaient des militaires hors pair, des soldats d’élite d’un très grand professionnalisme et d’une valeur morale exceptionnelle. Ils étaient prêts à mourir pour la Patrie. Ils sont hélas tombés pour sauver deux coupables inconscients (qui, de mon point de vue, devraient passer en justice) partis en « voyage de noces » (ils forment un couple d’hommes) et pour permettre à un président de la république, au plus bas dans les sondages, de remonter un peu (si c’est possible ?) la pente de l’impopularité.

Bien sûr que l’hommage de demain aux Invalides est nécessaire et légitime. Toute la Nation doit y participer.

Mais quelle responsabilité pour ce président qui a envoyé ces soldats au casse-pipe, quelle honte pour ces ex-otages (même leurs mots prononcés à l’arrivée et préparés par les conseillers en communication de l’Elysée et du Quai d’Orsay qui les leur ont dictés dans l’avion sonnaient faux) !

Quel gâchis que ces vies brisées ! Quel scandale que tout cela ! Si seulement cela peut servir de leçon pour le futur, tout n’aura pas été perdu./.

Yves Barelli, 13 mai 2019                 

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17 octobre 2018 3 17 /10 /octobre /2018 09:48

La réélection le 11 octobre (les résultats n’ont été proclamés qu’une semaine après), officiellement dès le premier tout avec 71% des voix, de Paul Biya, 85 ans, pour un septième mandat consécutif n’est pas une surprise. Comme d’habitude, le président inamovible (élu la première fois en 1982) de ce pays africain majoritairement francophone, a mis tous les moyens de l’Etat pour assurer sa victoire qui, toutefois, a, semble-t-il, été moins facile que lors des fois précédentes compte tenu des graves difficultés que traverse le Cameroun (rébellion dans l’Ouest anglophone et terrorisme au nord des islamistes de « Boko Haram » (qui viennent du Nigeria voisin), le tout sur fond de corruption endémique et de difficultés sociales de la majorité de la population.

1/ Le Cameroun est l’un des principaux pays « francophones » (avec une minorité « anglophone » de 20%) d’Afrique. Presque aussi vaste que la France (475 650 km2), il a 25 millions d’habitants (forte natalité). Son PIB, d’une trentaine de milliards de dollars, est objectivement très faible mais est relativement moins négligeable par rapport aux autres pays francophones sub-sahariens (dépassé seulement par le Congo-Kinshasa et la Côte d’Ivoire). Le niveau de vie moyen demeure très bas (l’IDH, agrégat international qui tient compte du revenu mais aussi de l’éducation et de la santé, est au 153ème rang mondial sur 190 environ) et très mal réparti. Les mouvements de protestation contre, notamment, les hausses de prix de produits de première nécessité et de l’essence sont récurrents. L’économie est assise sur l’agriculture (bananes, café, cacao) et l’exportation de minerais et un peu de pétrole)

2/ En Afrique, les divisions ethniques sont souvent un facteur important (quoique pas unique et sans doute moins prégnant qu’autrefois). Il n’y a pas d’ethnie dominante au Cameroun mais plutôt des groupes d’ethnies voisines qui se confondent avec des oppositions régionales. Le premier président, qui a régné jusqu’à son éviction par l’actuel, en 1982, était du nord (donc musulman, à une époque où l’islam radical n’était pas encore un fléau) mais aujourd’hui le Nord, loin de tout, se sent marginalisé et oublié (il y a 20% de musulmans : ethnies du nord et Peuls du centre).

Paul Biya s’appuie sur les ethnies centrales (région de Yaoundé, la capitale, 1,5M, et sud-est) dont les Béti (en fait un conglomérat de plusieurs ethnies) sont les plus nombreux et influents. Le président et nombre de ministres sont des leurs. Les autres ethnies leur reprochent de tout accaparer.

Les ethnies du littoral (Douala, Bassa) qui peuplent la région de Douala, grand port et première ville du pays, 2M, sont beaucoup plus réservées envers le pouvoir, souvent même dans l’opposition.

Les Bamiléké, dont la région de l’Ouest (en fait moyen-ouest) est le fief, mais  qui sont nombreux aussi dans la capitale et à Douala, sont traditionnellement ceux qui tiennent le commerce (les Peuls aussi mais moins) et sont réputés avoir le pouvoir économique. Ils se tiennent habituellement à l’écart de la vie politique mais cette fois le principal opposant à Biya, Maurice Kamto, un universitaire juriste de renom international (ce n’est pas un cursus typique de Bamiléké), qui fut ministre délégué auprès du ministre de la justice de 2004 à 2011 avant de démissionner et de fonder le Rassemblement pour la Renaissance du Cameroun, est un des leurs (mais ayant fait toute sa carrière à Yaoundé et à l’étranger, son appartenance ethnique est secondaire  et n’est pas un avantage car un Bamiléké au pouvoir serait réputé cumuler pouvoirs politique et économique, ce qui est de nature à effrayer les autres ethnies).

Il y a enfin les deux provinces de l’extrême Ouest, à la frontière du Nigeria, peuplées d’anglophones (le Cameroun, qui fut une colonie allemande jusqu’en 1918, fut ensuite placé sous un double mandat de la SDN puis de l’ONU, la plus grande partie confiée à la France et l’autre à la Grande Bretagne. Le Cameroun ex français accéda à l’indépendance en 1960, rejoint l’année suivante par la plus grande partie de l’ex territoire britannique, le reste incorporant le Nigeria). Pour cette raison, le Cameroun est officiellement bilingue (les langues africaines parlées sont trop nombreuses et avec trop peu de locuteurs chacune pour jouer un rôle), avec une langue privilégiée dans chaque région linguistique, l’autre étant en principe enseignée, marginalement, à l’école. Mais, en pratique, le Cameroun est presque intégralement francophone et l’anglais n’est qu’une langue régionale marginalisée (toutefois, chez les plus jeunes, l’anglais est de plus en plus connu, pas à cause de la région anglophone, négligée, mais du fait qu’il est devenu la langue dominante que l’on sait à l’échelle internationale). Depuis deux ans, une rébellion armée séparatiste est née dans le Cameroun anglophone. Elle prend de l’ampleur : déjà 60 militaires ont été tués, un nombre indéterminé d’indépendantistes aussi, et les arrestations sont nombreuses.

3/ Les défis sont donc nombreux : sous-développement, explosion démographique, corruption, usure du pouvoir d’un président vieilli, souvent absent (en Europe notamment où il a ses habitudes et ses médecins), à tendance autoritaire (toutefois, sans être un modèle en matière de droits de l’homme, c’est un euphémisme, beaucoup de pays africains sont bien pires), séparatisme anglophone, terrorisme Boko-Haram, marginalisation du Nord, division ethnique et religieuse.

Cela fait beaucoup.

Le président Biya est-il légitime ou est-il un dictateur ? Sans doute entre les deux. Les résultats des élections sont incontestablement « améliorés ». Il conserve néanmoins l’appui d’une bonne partie des Camerounais. Pas seulement dans son ethnie.

En fait, nombre de Camerounais sont partagés dans leur appréciation. Quatre décennies d’un président de 85 ans, ça suffit. Mais, en même temps, la peur du vide, du chaos et peut-être un enchainement incontrôlé des violences quand il ne sera plus là. C’est le sentiment aussi de la France et, de ce que, pour une fois, on peut appeler la « communauté internationale » (y compris la Chine, de plus en plus présente, et les Etats-Unis) : on sait qui on a, on redoute ce qui suivra.  

Un dernier mot sur les relations franco-camerounaises. Comme ailleurs en Afrique, elles sont ambivalentes. Compte tenu de la multiplicité des ethnies, le Cameroun est l’un des pays les plus francophones d’Afrique. A Yaoundé et Douala, le français est désormais la langue la plus parlée par des locuteurs qui le maitrisent bien. Francophone mais en même temps francophile et francophobe (relation de type attraction-répulsion). De nombreux Camerounais sont en France ou en relation avec la France, mais les contentieux existent : historiques (la répression qui a accompagné la décolonisation a été violente et dans certaines régions elle n’a pas été oubliée) et actuels (certains en sont encore à expliquer tous leurs problèmes par la colonisation, voire même le « pillage des ressources naturelles » qui continuerait).                                      

XXX

Le Cameroun est donc en sursis. On conserve encore un peu un président qui ne préside plus depuis longtemps (mais qui préside ? En fait personne) mais qui donne encore l’illusion d’incarner un pays à l’avenir plus qu’incertain. Que sera l’après Biya ? Trouvera-t-on un nouvel « homme providentiel » ou sera-ce le chaos ? Attendons encore un peu…avec le risque de voir s’installer le chaos avant même la disparition de Biya. René Dumont, un économiste qui eut son heure de gloire, disait déjà en 1960, « l’Afrique Noire est mal partie ». En 1960, le niveau de vie et de développement de la Chine ou de la Corée était à peu près le même que celui de l’Afrique. Voyez aujourd’hui la différence. L’Afrique Noire était mal partie et la suite n’est pas vraiment meilleure. Pas seulement au Cameroun… !

Yves Barelli, 17 octobre 2018      

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1 septembre 2016 4 01 /09 /septembre /2016 23:35

Le Gabon, l’un des pays africains francophones les plus proches de la France et le plus riche, est en proie depuis hier à des émeutes qui ont éclaté après la proclamation du résultat du scrutin qui a vu la réélection officielle du président Ali Bongo, vainqueur avec une étroite marge de l’opposant Jean Ping, mais dans des conditions telles que des manipulations ont été probables. L’embrasement de ce pays riche en pétrole est dramatique en soi, mais il est d’autant plus gênant qu’il était l’un des rares Etats stables d’Afrique équatoriale (le Congo-Brazza a eu une guerre civile, la RDC est structurellement instable, le chaos règne en Centrafrique et le Cameroun est menacé au nord par Boko Haram, sans parler du Sahel, à peine plus loin) et que la France y est très présente, ce qui conduit le candidat officiellement battu à demander l’arbitrage de Paris.

1/ Le Gabon est le prototype de ce qu’on appelle la « Françafrique », ensemble de relations personnelles, politiques et d’affaires privées qui impliquent fortement la France et ses intérêts dans les affaires du pays, tandis que le président du Gabon, dont la famille est en général presque aussi présente à Paris que sur place, n’hésite pas en retour à s’immiscer dans le jeu politique français.

Ceci était surtout valable pour le père du président actuel, Omar Bongo, au pouvoir pendant 42 ans, dont il est de notoriété qu’il se montrait généreux avec ses visiteurs hexagonaux (repartant parfois avec des valises pleines de billets), y compris et surtout avec ceux dont il finançait les campagnes électorales, dont beaucoup de partis auraient profité. Cette générosité, financée par les recettes du pétrole avec des passerelles permanentes entre caisses de l’Etat, caisses des entreprises pétrolières (Elf puis Total) et caisses privées, a aussi profité à beaucoup de gens au Gabon, dans l’entourage de la famille Bongo, mais aussi au-delà, avec, notamment, une propension à acheter le retrait ou le ralliement des adversaires potentiels qui pouvaient émerger.

Dans ce pays assez vaste (268 000 km2, soit la moitié de la France), aux ressources abondantes (pas seulement le pétrole, mais aussi le fer, le manganèse et les ressources forestières), mais très peu peuplé (moins de 2 millions d’habitants), les hommes du pouvoir se partagent l’essentiel du gâteau mais la population en a quelques bonnes miettes lui assurant un niveau de vie, d’éducation ou de santé certes assez faible mais nettement au-dessus des standards africains moyens.

Ceci explique que du temps de Bongo père, la tranquillité a été assez facilement achetée et que la France, pas désintéressée, n’y a pas trouvé beaucoup à redire. Le comportement de l’ « élite » gabonaise avait quelques ressemblances avec celle des émirats pétroliers, la pudibonderie et la dévotion religieuse en moins. La plupart des Gabonais avec lesquels il m’a été donné de travailler étaient en général des bons vivants chaleureux attachés à un confort auquel la plupart de leurs compatriotes, même s’ils mangeaient à leur faim et s’ils étaient plutôt bien équipés en biens de consommation (à titre d’exemple, très caricatural il est vrai, le Secrétaire Général de l’ACCT, ancêtre de l’Organisation Internationale de la Francophonie, évitait autant que possible les destinations pour lesquelles Air France n’avait « que » des classes « affaire » ; il préférait les premières classes).

Depuis l’indépendance obtenue en 1960, le Gabon est resté très proche de la France. De nombreux Français y sont établis, une base militaire française y est installée (très utile pour les opérations en République Centrafricaine par exemple), la chaine de radio privée Africa 1, à capitaux français, émet depuis le Gabon. Le pétrole, principale ressource, est extrait par Total.

Les élites gabonaises sont très francisées et la connaissance du français est générale dans le pays. Il y a même le tiers des Gabonais qui l’ont comme langue maternelle (aucune langue locale n’est vecteur de communication). Toutefois, les ethnies, comme ailleurs en Afrique, restent très prégnantes.

La conversion à l’islam d’Omar Bongo et de sa famille en 1973 a été une originalité. 90% des Gabonais sont chrétiens et il n’y a, jusqu’à présent, ni prosélytisme islamiste ni antagonismes religieux.

2/ La convivialité gabonaise s’est passablement détériorée depuis le décès d’Omar Bongo en 2009. Son fils Ali, qui lui a succédé, n’a pas le même sens politique et il ne fait pas l’unanimité. Dès sa première élection, il a été contesté et accusé de fraude.

Son opposant, Jean Ping, était pourtant du sérail. Il avait épousé une fille d’Omar. Il était l’homme de confiance de feu le président. Représentant une ethnie de la côte (région de Port Gentil), mais avec des origines asiatiques par son père, il avait occupé les plus hautes fonctions de l’Etat. Ses origines géographiques complétaient bien celles des Bongo, membres d’une ethnie de l’intérieur (région de Franceville, terre du manganèse, dans le Haut Ogoué. Grand diplomate, il secondait parfaitement le président pour permettre au Gabon de compter beaucoup plus en Afrique, en France et dans le monde que ce que la modeste taille du pays pouvait normalement lui laisser prétendre. De fait, Omar Bongo et Jean Ping ont toujours eu leurs entrées à l’Elysée, quel que soit le président en fonction. Jean Ping eut son heure de gloire lorsqu’il présida pour un an (ce sont des présidences tournantes mais non automatiques) l’Assemblée Générale des Nations-Unies, puis celle de l’OUA.

Mais s’il s’entendait bien avec le père, ce ne fut pas le cas avec le fils auquel il risquait de porter ombrage. La rupture eut lieu en 2014 et Bongo fils n’eut pas le même talent que son père pour le dissuader de s’engager dans l’aventure de l’élection présidentielle.

L’élection qui s’est déroulée la semaine dernière a été beaucoup plus difficile que d’habitude pour le clan Bongo, qui fait désormais l’objet d’un rejet assez large. L’ensemble des opposants ont fait corps derrière Jean Ping qui a obtenu, officiellement, quelques centaines de voix de moins que le président sortant.

3/ La commission électorale, aux mains du pouvoir, a validé avant-hier la victoire d’Ali Bongo. Il semble que celui-ci ait dû sa « victoire » aux résultats du département du Haut Ogoué où il y a eu 98% de participation (contre 60% sur l’ensemble du territoire) et 95% de bulletins Bongo . Un « bourrage » d’urnes est probable.

Depuis cette victoire volée à Jean Ping, des émeutes ont éclaté à Libreville, où le parlement a été incendié, à Port gentil et en diverses localités.

Bongo y a répondu avec brutalité. Il a fait, selon Ping interrogé par téléphone ce jour par BFM-TV, bombarder son quartier général par un hélicoptère. Il y aurait eu 2 morts, sans compter les victimes ailleurs. Des arrestations ont été opérées. Selon l’opposition, le régime interviendrait avec des soldats cagoulés qu’elle dit être des mercenaires. Depuis, Ping se cache.

4/ Jean Ping et l’opposition sollicitent l’aide de la France. Le Quai d’Orsay a demandé que les bulletins soient recomptés et le président Hollande a appelé au calme.

La situation semble bloquée. On voit mal Bongo abandonner le pouvoir. La France est sans doute dans l’embarras. Lâcher Bongo serait une première mais le soutenir serait délicat. Hollande a d’autres chats à fouetter en ce moment et son autorité est affaiblie. En d’autres temps, son conseiller Afrique aurait été immédiatement dépêché à Libreville (cela a sans doute été le cas, mais il est moins écouté qu’avant) et aurait fortement incité les protagonistes à s’arranger « en famille » (ils ont été beaux-frères avant le divorce de Ping).

Mais l’autorité de la France en Afrique n’est sans doute plus ce qu’elle était…

Yves Barelli, 1er septembre 2016

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28 février 2015 6 28 /02 /février /2015 23:05

Je n’avais encore rien écrit dans ce blog sur cette secte inquiétante du nord du Nigeria qui semble en compétition avec l’ « Etat Islamique » et Al Qaida pour remporter la palme de l’horreur absolue. Ce n’était pas du désintérêt de ma part mais une difficulté à appréhender une situation en apparence si aberrante que, au-delà du sentiment de révolte et de compassion pour les victimes, elle suscite aussi une certaine perplexité. Alors, j’ai cherché à me renseigner et je veux vous en faire profiter.

1/ Le Nigeria est, de loin, le pays le plus peuplé d’Afrique (180 millions d’habitants et une démographique si galopante qu’on prévoit 500 millions d’ici 2050), il est près de deux fois plus vaste que la France et est doté de richesses énormes en pétrole (11ème producteur mondial).

Ce pays se caractérise par :

- une fracture nord-sud avec un nord musulman et un sud chrétien (il y a aussi des animistes mais ils sont de plus en plus liés aux religions dominantes). Statistiquement, les deux religions sont à égalité. Les musulmans sont sunnites de tradition malékite (comme le Sahel et le Maghreb), tandis que les chrétiens sont aux trois-quarts protestants.

Dans le nord, l’ethnie dominante est celle des Haoussa (également présente au Niger), tandis que les deux ethnies principales du sud sont les Yorouba et les Ibo. L’anglais est langue officielle, mais le yorouba, l’haoussa et l’ibo sont largement utilisées (plusieurs dizaines de millions de locuteurs maternels auxquels s’ajoutent ceux d’autres ethnies qui l’ont comme langue seconde ou troisième).

Cette fracture est historique. Le nord a connu entre le 10ème siècle et le 19ème siècle, des empires musulmans (Kanem, Bornou, Sokoto) parfois puissants en contact avec le reste du Sahel et le Maghreb via le Sahara, tandis que les Yorouba et, dans une moindre mesure, les Ibo, longtemps restés animistes, avaient leurs propres formes de gouvernement et des traditions culturelles très différentes du Nord.

Avec la colonisation anglaise, qui a supplanté au 16ème siècle un début d’implantation portugaise (qui a laissé des traces dans la toponymie), le sud a commencé à se christianiser et, ouvert sur le monde par la mer, à se développer tandis que le nord, colonisé plus tardivement et désormais coupé du commerce saharien, est resté en retard.

Les Anglais, toujours pragmatiques, ont tenu compte des différences ethniques et culturelles en créant trois grandes régions correspondant aux zones majoritairement yorouba, ibo et haoussa.

- une histoire agitée depuis l’indépendance obtenue en 1960. Plusieurs coups d’états militaires ont marqué le pays qui a dû, en outre, surmonter la guerre de sécession du Biafra (pays ibo) entre 1967 et 1970 (les Ibo, les plus christianisés et les plus éduqués, avaient fourni de nombreux cadres au Nigeria colonial, tandis que le pouvoir du nouveau pays était partagé entre Yorouba et Haoussa ; de plus, c’est en territoire ibo que se trouvent les principaux champs de pétrole).

Depuis 1999, le Nigeria est plus calme (en apparence), avec des élections à peu près régulières. Les particularismes régionaux sont traités par une plus grande autonomie : le Nigeria est un pays fédéral avec 36 Etats fédérés et un district fédéral à Abuja, ville « neutre » créée au centre du pays à la conjonction du nord haoussa et du sud yorouba (Lagos, ancienne capitale, en zone yorouba, demeure la grande métropole économique). Chaque Etat a ses propres lois ; la plupart des Etats du nord ont adopté la charia comme source de droit alors que le sud est resté dans la tradition britannique.

- une tradition de violence et de corruption. A Lagos (15 millions d’habitants) et dans la dizaine d’autres villes de plus d’un million d’habitants, la délinquance est considérable ; plusieurs dizaines de milliers de morts violentes sont à déplorer chaque année. Circuler de nuit sur les routes et dans certains quartiers relève de l’inconscience. La police, corrompue, est aussi dangereuse que les truands. L’armée n’échappe pas à la règle. Face à la violence politique du nord (Boko Haram, mais pas seulement), la répression est le plus souvent aveugle. Les troupes nigérianes, qui participent à plusieurs opérations internationales de « maintien de la paix », se rendent régulièrement coupables de viols, violences et vols sur les populations civiles des pays où elles sont présentes.

La corruption est érigée en système. Corruption de base de la part des policiers, soldats et petits fonctionnaires mal payés (quand ils le sont), corruption à haut niveau pour les politiques, les cadres du privé et tout ce qui touche au pétrole. Selon « Transparency International », le Nigeria est classé 130ème sur 180 pays. On estime que 10 milliards de dollars sont détournés chaque année du pays pour être placé dans les paradis fiscaux. On estime aussi que le pétrole profite au maximum au quart de la population.

Du fait de la corruption et des détournements, les régions du sud-est du pays où est extrait le pétrole sont souvent devenues des zones de désastre écologique avec contamination des populations locales. Ailleurs, les populations ont l’habitude de « se servir » en essence en perçant des canalisations, ce qui provoque des accidents fréquents. Une partie du pétrole détourné est revendu au marché noir dans les pays voisins.

- c’est sur ce fond de violence, de corruption et d’antagonisme nord-sud que se développe depuis quelques années le foyer insurrectionnel de Boko Haram.

2/ La région concernée par Boko Haram se trouve dans l’extrême nord-est du Nigeria, principalement dans l’Etat de Borno (5 millions d’habitants), qui touche le lac Tchad, le sud-est du Niger, l’extrême nord du Cameroun et fait face au Tchad (de l’autre côté du lac). C’est une région assez peuplée malgré l’aridité, ce qui en fait l’une des zones les plus pauvres du pays. Elle correspond au peuplement de l’ethnie Kanouri. Les Kanouri peuplent le pourtour du lac Tchad (« tchad » signifie lac en kanouri), ils sont donc également au Niger, au Tchad et au Cameroun. Ils sont environ 10 millions et parlent une langue de type nilo-saharien, donc qui n’est pas apparentée au haoussa. Le Borno avait été le foyer de l’empire Bornou entre le 14ème et le 19ème siècle.

Cette région avait déjà été affectée par des émeutes dans les années 1980 qui s’étaient soldées par 5000 morts, du fait des émeutiers mais aussi de l’armée.

Dans la tradition sahélienne, plusieurs sectes étaient présentes. Elles revendiquaient le retour aux règles musulmanes et à la situation qui prévalait avant la colonisation. Elles obtinrent l’adoption de la charia dans l’Etat de Borno en 2001.

La secte de Boko Haram a été fondée en 2002 à Maiduguri, capitale du Borno. Elle s’est peu à peu imposée et a supplanté les autres sectes. Son nom peut se traduire par « interdiction – haram – de tout ce qui est occidental – boko – ». Cette secte a prospéré sur un terreau favorable fait de tradition d’islam conservateur et de problème social, cette région ayant été laissée pour compte du relatif développement économique du reste du Nigeria.

Boko Haram se radicalisa au milieu des années 2000 et étendit son action à quatre Etats du nord. La brutalité de la réponse des forces armées et les exécutions sommaires qui s’en suivirent, dont celle du fondateur de la secte, Muhammad Yusuf, ont engendré le monstre que nous connaissons aujourd’hui.

Les opérations anti Boko Haram mobilisent actuellement 8000 hommes avec un budget annuel de 5 milliards de dollars. Mais la plus grande partie de cette somme tombe dans les maquis de la corruption de la hiérarchie militaire. Les diverses forces de sécurité sont mal coordonnées, les doubles jeux des politiciens locaux et des militaires rendent totalement vaine la lutte contre le groupe terroriste qui s’enracine de plus en plus dans la population, un peu par adhésion et beaucoup par la terreur. Face à l’inefficacité de l’armée (à laquelle l’instauration de l’état d’urgence en mai 2013 n’a pas remédié), des villages s’érigent en groupes d’auto-défense, cibles des massacres de la secte.

Depuis le début de 2014, le cycle des massacres et des représailles s’est accéléré. On se souvient de l’enlèvement de 200 lycéennes chrétiennes en avril 2014, converties de force et vendues comme épouses dans la tradition médiévale barbare de la région. Des massacres de grande ampleur ont régulièrement lieu ; ils touchent les chrétiens et tous ceux qui ne collaborent pas avec la secte. L’horreur semble ne pas avoir de limites. Le 2 janvier 2015, une fillette de 7 ans, ceinturée d’explosifs a été explosée au milieu d’un marché ; le 3 janvier, l’assaut des forces nigérianes renforcées d’éléments des pays voisins sur la base de Baga, sur le lac Tchad, a été suivi d’actes de représailles tuant 3000 habitants d’un village de pécheurs.

3/ Boko Haram contrôle désormais un territoire relativement vaste, dispose d’une véritable armée et étend son action aux pays voisins. Des raids sont menés au Niger, au Cameroun (où avaient été enlevés des Français, libérés depuis) et même au Tchad où une opération a été récemment menée à travers le lac Tchad.

Cela a décidé les pays voisins à s’impliquer dans le conflit. Ces pays ont longtemps laissé faire la secte qui alimentait un fructueux trafic transfrontalier. Mais désormais, ils se sentent menacés. L’Union Africaine et la Commission du lac Tchad se sont enfin emparées de la question. Une force multinationale de 3500 hommes est en principe sur pied. Mais elle n’est quasiment pas opérationnelle. La seule armée aguerrie est celle du Tchad. Elle a obtenu des autorités nigérianes l’autorisation d’un droit de suite pour répondre aux actions de Boko Haram.

4/ Nous en sommes là. D’un côté, le gouvernement fédéral nigérian est totalement décrédibilisé. L’argent qu’il prétend mettre sur place pour lutter contre la secte est détourné par les militaires et les politiciens corrompus. Engagé dans la campagne électorale pour sa réélection, le président Jonathan Goodluck a tenté d’enfumer ses compatriotes pour maquer son incompétence en annonçant la conclusion d’une paix avec les rebelles vite démentie.

Les pays voisins sont dans l’incapacité d’agir. Le Niger, déjà affecté par les agissements d’AQMI est en pleine déliquescence. Il est désormais incapable de contrôler sa longue frontière avec le Nigeria. Le Cameroun, dirigé par un président Biya vieillissant, est en passe de perdre le contrôle de son nord, très éloigné de Yaoundé. Seul le Tchad a une armée digne de ce nom (c’est la seule institution qui fonctionne dans ce pays en proie à l’instabilité depuis son indépendance), mais celle-ci est déjà engagée sur d’autres fronts (Mali, RCA). L’Union Africaine, sur ce dossier, comme sur tous les autres, montre son incapacité congénitale à régler quelque conflit que ce soit du continent.

Les agissements de Boko Haram commencent à émouvoir la communauté internationale. Mais qui voudrait se poser dans ce guêpier ? La France est engagée dans un nombre record de conflits qui la placent à l’extrême limite de ses capacités opérationnelles. Elle est seulement disponible pour protéger ses alliés francophones (Niger, Cameroun, Tchad) s’ils étaient sérieusement menacés. On pourrait penser que c’est une responsabilité historique de la Grande Bretagne d’intervenir dans « sa » zone d’influence en Afrique. Mais elle n’y semble pas disposée, pas plus d’ailleurs que les Etats-Unis. Pour le moment, Boko Haram ne menace pas les champs de pétrole. Il semble donc que le sort des populations du nord du Nigeria n’intéresse que peu de monde. En tout cas pas les gouvernements dont sont originaires les « majors » pétroliers.

5/ Y a-t-il un risque de contagion de Boko Haram au-delà du voisinage immédiat du lac Tchad ?

Directement sans doute pas ? Boko Haram est une secte géographiquement très localisée. Elle ne vise qu’à l’instauration d’un « petit » califat.

Mais la secte pourrait faire des émules.

On assiste en effet à une islamisation préoccupante des sociétés des pays du Sahel. En dehors du Nigeria, ces pays sont essentiellement des pays francophones économiquement et socialement fragiles.

La subversion islamiste touche déjà le Mali et le Niger. Le groupe AQMI a même failli s’emparer du Mali. Seule l’intervention militaire française a pu lui barrer la route. Mais cette subversion, d’origine étrangère, bénéficie de la dissémination de l’arsenal militaire libyen à la suite de la stupide intervention militaire de 2011 initiée par Sarkozy.

Traditionnellement l’islam africain présentait des caractères spécifiques qui lui donnaient un aspect différent à celui du monde arabe. Il était considéré comme plus tolérant et moins orthodoxe. Les vêtements africains n’avaient rien à voir avec ceux des pays du nord du Sahara. Le « hidjab » (voile islamique) y était inconnu. La femme y était aussi traditionnellement plus libre.

La tradition de tolérance entre les religions jointe à la laïcité héritée de la colonisation française s’étaient traduites par l’instauration de modèles inspirés su système français. C’est ainsi que tous les Etats de l’ancienne Afrique Occidentale Française, à l’exception de la Mauritanie, et de l’ancienne Afrique Equatoriale Française ont des régimes laïques, quelles que soient les religions qui y dominent. Parmi ces pays, le Mali, le Niger et le Tchad sont presque totalement musulmans, le Sénégal et la Guinée le sont à 90%, le Burkina Faso aux deux-tiers, tandis que la Côte d’Ivoire, le Togo, le Bénin, le Cameroun et la République Centrafricaine ont d’importantes minorités musulmanes (qui sont majoritaires dans leurs régions du nord).

Mais on constate depuis dix à vingt ans un raidissement des sociétés musulmanes concernées et une cohabitation beaucoup moins harmonieuse avec les sociétés chrétiennes ou animistes.

Il y a de plus en plus une fracture entre le Sahel musulman et les pays chrétiens du Golfe de Guinée. Au nord, la pratique religieuse s’est renforcée et les empiétements de l’islam sur la vie publique sont de moins en moins contenus par les pouvoirs publics. Dans le même temps, la pratique religieuse dans les zones chrétiennes est également forte (les Africains chrétiens sont beaucoup plus pratiquants que les Européens).

Les oppositions religieuses se doublent d’oppositions ethniques et, souvent, d’une fracture économico-sociale entre les régions littorales chrétiennes, plus dynamiques car mieux placées, et celles du Sahel musulman, plus pauvre, plus aride, plus éloigné des voies de communications.

Le conflit qui a frappé récemment la Côte d’Ivoire pendant dix ans n’était certes pas, pour l’essentiel, religieux, mais il a opposé les populations du nord musulman au sud chrétien. La République Centrafricaine est dans une situation un peu différente dans la mesure où la minorité musulmane et la majorité chrétienne vivent au même endroit.

Les risques d’apparition d’autres conflits, principalement ou partiellement religieux, sont élevés. Au Nigeria, la subversion de Boko Haram est pour le moment localisée, mais qui peut garantir que le Nord musulman et le Sud chrétien ne s’affronteront pas un jour ? Potentiellement, le risque est élevé au Bénin, au Togo, au Cameroun et aussi au Ghana : ces pays n’ont chacun que 20% de musulmans mais ils sont majoritaires dans toutes leurs provinces septentrionales ; ces populations, plus pauvres, loin des capitales situées sur le littoral, s’estiment délaissées par les pouvoirs centraux.

Dans tous ces pays, tout oppose le Nord au Sud, pas seulement la religion. Végétation, climat, forme d’habitat, langues, sociologie sont différents. On a ainsi l’héritage des absurdes frontières coloniales (que les indépendances n’ont pas remises en question) avec les puissances coloniales qui se taillaient des territoires en partant de la côte et en remontant aussi loin qu’elles le pouvaient vers l’intérieur. Et quand les implantations sur le littoral étaient très proches, on avait des bandes étroites, mais longues, de terres. C’est ainsi que le Togo n’a qu’une cinquantaine de kilomètres de large mais s’étend vers le nord sur 700 km. Le Bénin monte encore plus haut et le nord du Cameroun est à 1400 km de Yaoundé, par une mauvaise route, alors qu’il touche la banlieue de Ndjamena, capitale du Tchad, avec les mêmes ethnies des deux côtés de la frontière. On a vu plus haut que la même ethnie entoure le lac Tchad, mais elle est tronçonnée en quatre Etats.

Même les pays plus homogènes sont fragiles. Pauvreté, sous-développement, explosion démographique, désertification sont présents partout.

De plus, un repli identitaire est en train d’être constaté dans les sociétés musulmanes. Laissons de côté le cas du Mali, où les barbares qui ont occupé Tombouctou venaient surtout d’ailleurs. Mais les images qu’on vient de voir à la télévision d’églises brulées et de centres culturels français attaqués au Niger en réaction à la publication d’une caricature de Mahomet par Charlie Hebdo montrent que Boko Haram y fait des émules. Il y a incontestablement une dérive islamiste dans les sociétés musulmanes du Sahel.

Ces dernières années, j’ai eu l’occasion d’aller plusieurs fois au Sénégal, pays qui autrefois avait la réputation d’un islam tolérant et d’une bonne cohabitation entre les communautés religieuses.

Ce n’est plus tout à fait le cas aujourd’hui. Le premier président sénégalais, Léopold Cedar Senghor, était chrétien. Ce ne serait sans doute plus possible aujourd’hui. Lors de mon dernier déplacement, j’ai eu l’occasion de visiter plusieurs écoles primaires, à Dakar, mais aussi dans une zone rurale de l’intérieur. J’ai constaté qu’un nombre relativement élevé de fillettes de CM2 (de l’ordre de 10 à 20%) portaient le hidjab. C’est peu, mais il y a cinq ans, selon les instituteurs des écoles, il n’y en avait aucune. Parions qu’avant cinq ans, elles seront majoritaires. Rappelons que cet accoutrement est intégralement importé de la péninsule arabe. Il était autrefois inconnu au Sénégal (inconnu aussi au Maghreb).

Au cours du même voyage, j’ai eu une longue discussion privée avec le ministre de l’éducation nationale. Lui-même est un laïque méfiant face à l’islamisme. Il m’a confirmé ce que j’ai vu dans les écoles et m’a indiqué que dans un nombre croissant de localités, les familles étaient de plus en plus réticentes envers la mixité des classes, ce qui incitait nombre d’entre elles à retirer leurs enfants des écoles « françaises » (c’est comme cela qu’on appelle les écoles publiques) pour les confier aux écoles coraniques. Il y a aussi une demande pour des cours d’arabe (rappelons qu’au Sénégal, on n’a jamais parlé cette langue). Le ministre m’a enfin montré en me faisant visiter son ministère une salle en me disant : « c’est la salle de prière ; j’ai résisté autant que j’ai pu, mais, à la fin, je n’ai pas pu m’y opposer » (rappelons que le Sénégal est, comme la France, un pays laïque où, en principe, les religions ne peuvent être présentes dans des ministères).

XXX

Le pire n’est jamais sûr, heureusement. Certains prédisent un « choc des civilisations » entre le monde musulman et le reste du monde. Si ce choc se produit, l’une des lignes de front traversera l’Afrique, opposant notamment (un autre front est en Afrique orientale) le Sahel musulman au Golfe de Guinée chrétien.

Rien n’est sûr, mais les motifs de pessimisme existent.

Boko Haram pourrait n’être qu’un début et un avant-goût de ce qui pourrait arriver ailleurs sur le continent noir.

Yves Barelli, 28 février 2015.

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31 octobre 2014 5 31 /10 /octobre /2014 22:38

Après 27 ans de pouvoir, le président burkinabé Blaise Compaoré a été contraint de démissionner le 31 octobre. La transition s’annonce difficile dans ce pays africain francophone du Sahel.

1/ Un petit rappel pour ceux qui n’ont pas les idées tout à fait claires sur le Burkina (ceux qui sont davantage au fait peuvent passer au §2).

Peuplé de 18 millions d’habitants (estimation mi 2014) pour une superficie de 272 967 km2, le Burkina Faso est un pays sahélien de l’Afrique de l’Ouest sans accès à la mer et voisin notamment du Mali et de la Côte d’Ivoire. Ancienne colonie française, indépendant depuis 1960, sa langue officielle est le français et ses principales langues autochtones, dites  « langues nationales » (ce qui leur donne un certain statut complémentaire à la langue officielle, s’agissant notamment de l’enseignement ou des médias) sont le moré (langue de l’ethnie majoritaire, les Mossi), le dioula (langue véhiculaire, également en usage en Côte d’Ivoire, apparentée au bambara du Mali) et le foulbé (langue des Peuls, peuple autrefois nomade présent dans toute l’Afrique occidentale).

Pays laïque avec 60% de musulmans et 25% de chrétiens (le reste animiste ou sans religion). Pour le moment, il n’y a pas d’affrontements religieux ni de montée de l’intégrisme, ce qui est rare dans cette région. Mais on peut avoir des craintes pour l’avenir.

Le Burkina Faso, dont le nom, inventé par Thomas Sankara, signifie la patrie (Faso en dioula) des hommes honnêtes (Burkina en moré), tandis que l’adjectif « burkinabé » vient du foulbé, est l’un des pays les plus pauvres d’Afrique. Il vit surtout de la culture du coton (deuxième d’Afrique), de l’élevage et des transferts de sa nombreuse diaspora (France et, plus encore, Côte d’Ivoire). Sa capitale, Ouagadougou, est une ville modeste à l’échelle de l’Afrique. A l’écart des grands axes de circulation, entouré de pays à problèmes, confronté au réchauffement climatique qui accroit les surfaces arides, le Burkina a peu d’atouts naturels mais a l’avantage d’avoir une population assez soudée autour de son ethnie majoritaire qui a joué dans l’histoire de la région un rôle non négligeable (empire Mossi avant la colonisation au 19ème siècle).       

2/ Compaoré s’était emparé du pouvoir en 1987 par un coup d’état sanglant au cours duquel l’ancien président, Thomas Sankara (lui-même parvenu au pouvoir par un coup d’état), avait été assassiné. La responsabilité personnelle de Compaoré dans ce crime, mais aussi dans plusieurs autres, au moment du coup d’état et après (notamment celui du journaliste Norbert Zongo, en 1998), est avérée, bien qu’elle n’ait jamais été formellement établie (le Burkina a refusé une enquête de l’ONU).

Sankara, qui ne resta au pouvoir que de 1983 à 1987, était un révolutionnaire romantique et généreux (ce qui n’empêcha pas son régime de commettre quelques crimes). Il fit remplacer les appellations de Monsieur et Madame par « camarade » et instaura la devise nationale « la Patrie ou la mort ». Je me souviens avoir pris en 1986 un avion d’Air Burkina (il n’y en avait que deux ou trois dans cette compagnie) entre Ouagadougou et Abidjan avec comme mot de bienvenue diffusé aux passagers « la patrie ou la mort », criée dans le haut-parleur comme un slogan. Voyageant sur une compagnie pas spécialement réputée pour sa fiabilité, ça met tout de suite dans l’ambiance ! Rassurez-vous, l’avion ne s’est pas écrasé. C’est donc la Patrie qui gagna !

3/ Les premières élections de l’ère Compaoré, en 1991, furent notoirement truquées avec, en outre, une faible participation.

Par la suite, le régime réussit tout de même à s’installer. Peu à peu, la population ressentit les bienfaits de la stabilité politique, d’autant que Compaoré sut y associer toutes les ethnies (on ne comprend rien à l’Afrique si on ne raisonne pas en termes d’ethnies ; les partis sont souvent à base ethnique et l’ethnie d’un dirigeant est toujours un élément essentiel de son curriculum).

Avec le temps, Compaoré acquit une certaine image de vieux sage africain, ce qui lui permit de jouer un rôle important de médiateur dans plusieurs conflits, notamment dans les deux pays voisins, le Mali et la Côte d’Ivoire (dont le président Ouattara est originaire du Burkina), mais pas seulement.

Les choses ont commencé à se gâter en 2011 avec des manifestations de lycéens (le peuple de  Ouaga a une solide tradition de descente dans la rue et, lorsqu’il le fait en masse, il gagne souvent, comme le renversement de Compaoré vient de le montrer) à la suite du meurtre d’un lycéen par la police. Les militaires eux-mêmes manifestèrent parce qu’ils n’étaient plus payés depuis plusieurs mois. La crise économique touchait alors fortement le pays, dont le débouché principal, le port d’Abidjan, était fermé du fait de la guerre civile en Côte d’Ivoire.

Depuis, la situation s’était à peine améliorée. Désormais, les Burkinabés ne souhaitaient plus que Compaoré se présente une nouvelle fois à la présidence.

Le président n’eut pas l’intelligence de le comprendre. Il commit l’erreur de vouloir réformer à nouveau la Constitution (il l’avait déjà fait auparavant, mais cela était passé) pour lui permettre de se présenter à nouveau à la présidentielle de 2015. Ceci engendra les manifestations qui ont débuté le 29 octobre. Cette fois, ce fut la fin : le parlement fut pris d’assaut et la garde prétorienne fit savoir à Compaoré qu’elle ne le soutenait plus. Il ne lui restait plus qu’à quitter le pouvoir et Ouagadougou.

4/ Il vient d’être décidé que le chef d’état-major, le général Traoré (un Peul) assurerait l’intérim du pouvoir (pour une durée indéterminée). Il n’est pas sûr que les manifestants en restent là. Nombre d’entre eux estiment que Traoré est trop proche de Compaoré et ils lui préfèrent un autre militaire, le général Gouané, ancien chef d’état-major aussi.

A l’heure où sont écrites ces lignes, le processus de transition n’est peut-être pas fini.

5/ Les évènements de Ouagadougou posent trois problèmes.

Le premier est commun à une bonne partie de l’Afrique : la tendance des dirigeants à s’incruster au pouvoir. 27 ans pour Compaoré. D’autres font encore mieux : Paul Biya, au Cameroun, est au pouvoir depuis 32 ans, Omar Bongo, au Gabon, y resta 41 ans ; son fils a pris le relais à sa mort.

Dans la plupart des pays du continent, les constitutions ne sont que des chiffons de papier que les pouvoirs modifient ou interprètent à leur guise. Les élections sont rarement l’occasion de véritables alternances. Lorsque c’est le cas, au Sénégal ou au Ghana, par exemple, ce sont d’heureuses exceptions. Ailleurs, les votes sont achetés, les urnes bourrées ou, lorsqu’il y a de vraies élections, les jeux sont faits d’avance en fonction des affinités ethniques ou des clientèles. Parfois, les candidatures d’ « opposition » ne sont que des paravents destinés à masquer le « vrai » candidat unique.

Peut-être faudra-t-il s’interroger un jour sur le bienfondé des systèmes européens plaqués sur des réalités très différentes de notre continent. Il y avait une tradition de palabre et de consensus en Afrique. Elle explique souvent la longévité des pouvoirs. Mais ce système n’est pas sans faille : quand l’individu porté collectivement au pouvoir l’utilise pour lui-même (ou ses proches), n’accepte plus la concertation et s’incruste par la force, il y a blocage et un nouveau recours à la force, sous la forme d’un coup d’état, est nécessaire.

Cela pose le problème connexe du rôle de l’armée. Dans beaucoup de pays africains, elle est la seule institution organisée et solide. Souvent, les militaires sont les seuls à se préoccuper de l’intérêt général. Lorsqu’ils prennent le pouvoir parce que les civils sont incapables de l’exercer, ils rendent service à la nation. Mais lorsqu’ils le prennent pour eux-mêmes en portant un chef militaire à la présidence, chef qui s’adonnera aux mêmes dérives que les civils (l’une des dérives classiques est l’enrichissement personnel ou collectif en avantageant un groupe ou une ethnie aux dépens des autres), il y a évidemment problème.

Un dernier problème est celui du rôle de la France dans les pays francophones d’Afrique. Ce qu’on a appelé la « Françafrique » était une forme de régulation du pouvoir. Les factions ou les ethnies s’en remettaient alors à l’ancien colonisateur pour régler leurs différends.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui, davantage du fait du retrait de la France que du souci d’émancipation des pays.

Je fais partie des gens qui considèrent que, pour la France, moins d’Europe et davantage d’Afrique (mais aussi d’Amérique latine), serait bénéfique, tant pour la France que pour l’Afrique. Pour la France parce que la présence dans le monde, et en particulier dans les trente pays francophones d’Afrique, est la matérialisation de sa place de grande puissance et de membre permanent du Conseil de Sécurité. Si notre pays continue à peser plus que l’Allemagne dans le monde, alors que l’Allemagne est plus puissante économiquement, on le doit certes à l’arme nucléaire, mais aussi au rayonnement de notre langue et à la place traditionnelle que nous occupons dans les pays qui partagent cette langue.

La France a trop négligé ses amis traditionnels d’outre-mer en se fondant dans une Union européenne à l’unité illusoire, au présent difficile et aux perspectives sombres d’avenir.

Nous aurions intérêt à reconsidérer ce choix. D’autant, qu’il y a une forte demande de plus de France en Afrique, y compris au Maghreb. Ces pays sont souvent fragiles et souhaitent s’adosser derrière une grande puissance, donc, naturellement, derrière la France. A condition que ce soit donnant-donnant.  

C’est notre intérêt économique, politique et culturel. C’est aussi notre intérêt sécuritaire. Le Sahel est devenu une zone d’incertitudes et de dangers. Le terrorisme islamiste ne menace pas seulement l’Afrique ; il nous menace aussi directement chez nous.    

A cet égard, notre avenir passe, aussi, par Ouagadougou.

 

Yves Barelli, 31 octobre 2014                                         

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8 décembre 2013 7 08 /12 /décembre /2013 14:24

L’intervention militaire française en République Centrafricaine était nécessaire et attendue. On doit se féliciter de l’unanimité dans le soutien non seulement de toutes les forces politiques françaises, majorité, opposition parlementaire et opposition extra-parlementaire, mais aussi de l’ensemble de la communauté internationale. Celle-ci s’est exprimée par l’autorisation, obtenue à l’unanimité, donnée par le Conseil de Sécurité le 6 décembre, de recourir au chapitre 7 de la Charte de l’ONU (recours à la force pour garantir la paix et la sécurité ou pour rétablir l’intégrité territoriale d’un Etat-membre).

Dans ce cadre légal donné par l’ONU, les forces françaises (1600 hommes) ont donc commencé à se déployer dans la nuit du 6 au 7 décembre sur le territoire de la RCA. Elles l’ont fait par voie terrestre à partir du Cameroun et du Tchad et par voie aérienne depuis la France et plusieurs pays africains. En complément de cette intervention, une force africaine de 6000 soldats est prévue. Elle sera composée des éléments de plusieurs pays voisins, en particulier le Tchad, l’un des rares pays de la région à avoir une force opérationnelle.

Cette intervention a débuté en même temps, et elle a été entérinée par lui, que se réunissait à l’Elysée le sommet biannuel franco-africain. Cela est heureux.  

L’histoire de la Centrafrique n’a malheureusement jamais été sereine depuis l’indépendance en 1960. Ce pays situé au centre de l’ancienne Afrique Equatoriale Française, formé d’ethnies multiples et enclavé géographiquement, a connu bien des difficultés. Depuis plusieurs années, la situation à l’extérieur de sa capitale, Bangui, était proche de l’anarchie.

 Compte tenu de la faiblesse chronique de l’Etat centrafricain et de ses forces armées, il suffit de quelques centaines d’hommes pour créer le désordre et mettre en coupe réglée les populations. Depuis plusieurs mois, des milices musulmanes formées notamment de mercenaires venus du Soudan, menaçaient la capitale. Elles réussirent, en chassant un président déconsidéré, à s’emparer du pouvoir à la mi-2013. Elles font, depuis, régner la terreur. Rappelons qu’il n’y a que 10% de musulmans dans ce pays, alors que les chrétiens et les animistes sont majoritaires. On ne sait d’ailleurs pas grand-chose de ces milices. Il ne semble pas qu’il s’agisse d’islamistes mais plutôt des bandes dont les motivations sont davantage le pillage que le prosélytisme religieux.

L’Etat centrafricain, déjà faible, est maintenant en pleine décomposition. Un président et un gouvernement de fait sont à la tête du pays mais ne contrôlent quasiment rien. Ils n’ont, en tout cas, aucune légitimité. Le pays est en proie aux règlements de comptes et aux massacres (plus de 300 morts depuis la semaine dernière). Les observateurs ont beaucoup de mal à décrypter la situation. Qui tue ? Qui est visé ? Quelles sont les motivations des uns et des autres ? L’engrenage des assassinats, sans autres motifs, souvent, que de répondre par la vengeance à d’autres assassinats, semble enclenché. Il n’est même pas sûr que les clivages soient forcément à base ethnique ou religieuse.

Dans ces conditions, seule une intervention extérieure rapide était à même de porter un coup d’arrêt à l’engrenage des massacres. Les Etats africains étant dans l’incapacité de mettre sur pied, seuls, une force d’intervention, seule la France pouvait le faire. On doit se féliciter qu’elle l’ait fait, qu’elle l’ait fait rapidement et qu’elle l’ait fait dans la légalité internationale grâce au mandat de l’ONU.

On peut espérer qu’une situation aussi normale que possible sera rétablie rapidement. Cela ne règlera sans doute pas les problèmes structurels de ce pays, mais au moins cela devrait faire cesser les massacres et donc éviter une catastrophe humanitaire.

Au-delà des faits, et au-delà du cas spécifique de la république centrafricaine, cette intervention appelle de ma part les observations suivantes :

1/ Les interventions militaires françaises se multiplient depuis quelques années. Après la Côte d’Ivoire sous Chirac, l’Afghanistan et la Libye sous Sarkozy, elle est la seconde sous Hollande, la première, toujours en cours, étant celle du Mali.

Ces interventions ne doivent pas être mises sur un même plan. J’ai personnellement toujours été défavorable à l’envoi de militaires français en Afghanistan. J’estime que nous n’avons pas à participer en tant que suppléants à des opérations militaires américaines. C’est indigne d’un pays comme la France. S’agissant de la Libye, j’ai écrit ici même dans ce blog, et dès le premier jour des opérations, que l’intervention française (qui résultait, et c’est encore plus grave, d’une initiative française) était une faute. Nous étions alors peu à le dire et malheureusement Hollande et le PS approuvèrent cette opération. Ce fut non seulement une faute mais un crime. Un crime contre le peuple libyen et contre son président dont la France s’est rendue complice de l’assassinat dans des conditions particulièrement barbares. Un crime aussi contre la paix et contre l’Afrique : beaucoup s’accordent aujourd’hui à souligner que le chaos que l’armée française a contribué à créer en Libye a des conséquences catastrophiques en Afrique (dissémination de nombreuses armes, subversion et terrorisme au Sahel) et en Europe (arrivée massive d’immigrants clandestins par la voie maritime, notamment à Lampedusa). J’ai approuvé en revanche l’intervention française, nécessaire, au Mali. Nécessaire, d’ailleurs, en partie pour réparer les dégâts causés par l’intervention en Libye. J’ai, en revanche, fortement désapprouvé le projet fou de « frappes » contre la Syrie.

Une intervention militaire n’en vaut donc pas nécessairement une autre. Il faut juger au cas par cas. Dans le cas centrafricain, si j’estime l’intervention justifiée, c’est pour des raisons humanitaires mais aussi politiques et stratégiques : la France a des responsabilités et des intérêts spécifiques en Afrique. 

2/ L’Afrique est malade et, dans ce continent, l’Afrique francophone est particulièrement mal en point. Cela doit nous interpeler. 

Il y a 20 pays francophones en Afrique subsaharienne. Ce ne sont ni les plus peuplés ni les plus riches du continent et ce sont ceux qui, actuellement, sont, en moyenne, les plus fragiles. Y a-t-il une responsabilité des anciennes puissances coloniales, France et Belgique (pour le Congo Kinshasa, le Rwanda et le Burundi) ? Peut-être. Nos pays étaient meilleurs pour former des grammairiens, des juristes et des médecins que des ingénieurs et des chefs d’entreprises. On peut dire aussi que, dans le découpage des empires coloniaux, les Anglais s’étaient taillé la part du lion (par exemple avec l’Afrique du Sud et son or, l’Afrique orientale et ses hauts plateaux au climat tempéré, ou le Nigeria avec sa masse démographique, mais aussi son pétrole), les autres ayant pris ce qui restait. Il n’y avait pourtant pas de fatalité. Les exemples abondent de par le monde de pays mal dotés au départ qui réussissent pourtant ensuite. 

Aujourd’hui ces 20 pays sont presque tous en crise. Peu sont institutionnellement stables. Le Sénégal est de ceux-là. Il est néanmoins fragile. D’autres ont eu également des régimes stables, mais moins démocratiques. Par exemple le Cameroun ou le Gabon. La Côte d’Ivoire a été pendant cinquante ans « le » modèle. Mais ce pays est sur la ligne de fracture entre le Sahel musulman et le golfe de Guinée chrétien ; il sort maintenant d’une guerre civile de dix ans et les plaies ne sont pas encore refermées. De la Mauritanie au Tchad en passant par le Mali, le Burkina et le Niger, les pays du Sahel sont parmi les plus pauvres du monde ; ils sont, de plus, sous la menace de la subversion islamiste. Le Congo-Kinshasa est en bute depuis l’indépendance aux guerres civiles et au cortège de malheurs qui les accompagne. Le Rwanda et le Burundi ont été, eux aussi, touchés par les affrontements inter-ethniques. La Guinée et le Congo-Brazza, sortent, aussi, à peine d’un conflit interne. Madagascar, Djibouti et les Comores ont une instabilité et une pauvreté chroniques. 

Aujourd’hui, la Centrafrique est touchée à son tour par l’anarchie. Qu’en sera-t-il demain ailleurs ? On a des craintes sur l’avenir du Cameroun lorsque le président Biya aura disparu. Ce pays aussi est divisé entre un nord musulman et un sud chrétien, comme le sont aussi, plus à l’ouest, le Togo et le Bénin.

3/ Certains sont tentés par un retrait français de l’Afrique. Après tout, disent-t-ils, si ces peuples sont dans la tourmente, qu’y pouvons-nous ? Nous avons bien assez à faire avec nos propres problèmes.

Ils ont tort. On doit d’ailleurs se réjouir que ce point de vue soit très minoritaire en France. La classe politique, mais aussi, et c’est important, l’opinion publique continuent à considérer que la France a une responsabilité particulière en Afrique.

Pourquoi cette responsabilité ? Pas seulement parce qu’il s’agit de notre ancien empire colonial. Ce n’est pas la raison principale. Celle-ci réside dans l’espace géostratégique que représente l’Afrique pour la France. Si la France est l’un des cinq membres permanents du Conseil de Sécurité, ce n’est pas seulement parce qu’elle a la bombe atomique. Cela tient aussi à la francophonie et à la trentaine de pays de par le monde qui, parce qu’ils sont francophones et qu’ils ont des liens particuliers avec  la France, forment avec elle un espace de coopération et de solidarité qui, même si ces pays ne sont pas les plus puissants – c’est un euphémisme -, compte dans le monde. Cette communauté de pays n’a d’équivalent que  le Commonwealth et la « Hispanidad ».

La France a un PIB inférieur à celui de l’Allemagne, le Royaume-Uni à celui du Japon et l’Espagne à celui de l’Italie. Pourtant, ces  pays comptent dans le monde plus que proportionnellement à leurs poids économiques. Ils le doivent aux dizaines d’Etats avec lesquels ils entretiennent des relations privilégiées. Mon expérience des relations internationales l’atteste : spontanément, dans une réunion, les francophones se groupent et se concertent, même lorsque leurs gouvernements n’ont pas les mêmes intérêts. Le partage de la langue est plus qu’un moyen de communiquer (mais nous pourrions le faire, presque aussi bien, en anglais). C’est aussi le partage d’un système éducatif, de références historiques, littéraires ou sportives (en Afrique, tout le monde connait l’OM par exemple), en un mot le partage d’un système de pensée. C’est pourquoi, la défense et la promotion de la langue française sont importantes. Elles méritent l’argent (trop peu) que nous y mettons. Nos entreprises et nos techniques y trouvent un intérêt bien compris.

La France, grâce notamment à ses partenaires africains, conserve une grande influence à l’ONU. C’est grâce à eux et aux latino-américains que Chirac put tenir tête à Bush lors du conflit irakien, obligeant ce dernier à intervenir sans l’aval de l’ONU car incapable d’y obtenir une majorité. Même dans une  action aussi injustifiée que l’intervention en Libye, c’est par le soutien africain que Sarkozy réunit une majorité. Quant aux interventions en Côte d’Ivoire, au Mali ou en Centrafrique, c’est chaque fois à l’unanimité du Conseil de Sécurité, ce qui est très rare, que la France a obtenu facilement l’aval de la communauté internationale. Sans l’Afrique, cela aurait été plus que problématique.

Je pourrais personnellement citer plusieurs exemples de négociations internationales difficiles auxquelles j’ai été associé où nous avons réussi à imposer nos vues, y compris contre Washington, grâce au soutien africain et, plus généralement, du tiers-monde. Ces victoires ont des retombées économiques, donc pour l’emploi des Français, non négligeables.

Si la France reste une grande puissance reconnue, c’est donc grâce à l’Afrique. Quel intérêt, me direz-vous, à être encore une grande puissance, ce qui nous coûte cher, alors que nous sommes plongés dans la crise et le chômage et que nous devons accepter les plans d’austérité que nous impose l’Europe ?

L’avantage, c’est quand même que nous pouvons faire prévaloir plus facilement nos intérêts et nos points de vue. Il vaut mieux être en mesure de prendre des initiatives plutôt que de n’être qu’à la remarque de plus puissants. Un exemple : l’ « exception culturelle » que nous demandons, et obtenons, systématiquement. Elle a sauvé notre cinéma (pendant que l’italien plongeait). C’est un exemple. Il y en a beaucoup d’autres. Ce pouvoir d’obtenir, souvent, à défaut de toujours, ce que nous demandons, beaucoup de pays nous l’envient. C’est le privilège des grandes puissances d’obtenir ce qu’elles exigent.

4/ Alors, si nous comptons autant dans le monde, comment se fait-il qu’en Europe, nous apparaissions aussi inférieurs à l’Allemagne et aussi soumis aux décisions, souvent aberrantes, de Bruxelles ?

C’est là que le bât blesse. En choisissant de privilégier la relation franco-allemande, et donc l’Europe, au détriment de ses partenaires plus naturels, pays latins et pays francophones, la France a fait, selon moi, un mauvais choix stratégique. L’Angleterre, plus réservée par rapport à la soit disant « construction européenne », n’a pas fait la même erreur. Elle conserve davantage d’indépendance et donc de marge de manœuvre que la France. Ayant conservé sa monnaie et ses frontières (elle n’est pas dans Schengen), elle est mieux à même de défendre ses intérêts.

Un autre choix pour la France aurait consisté à consolider des relations privilégiées avec le monde latin (Italie, Espagne, Portugal, Amérique latine) et avec l’Afrique francophone (y compris le Maghreb). Ces terres présentent les plus grandes affinités avec elle.

Ce qu’on a appelé, en général en la critiquant, la « France-Afrique », instauré avec une grande vision par de Gaulle, mais aussi sous la IVème République par des politiciens, visionnaires aussi, comme Gaston Defferre (tourné, lui aussi, vers l’Afrique, peut-être parce que, en plus de ministre de l’Outre-mer, il était maire de Marseille), répondait non seulement aux intérêts de la France mais aussi aux aspirations des peuples concernés. Il suffit de se déplacer dans n’importe quel pays du continent africain, y compris en Algérie, pourtant martyrisée par la honteuse guerre coloniale que la France y mena, pour constater combien le désir de France y est grand.

Nous n’avons malheureusement pas su répondre comme il l’aurait fallu à ce « désir de France ». Les interventions militaires sont certes utiles, mais des actions de coopération en amont le seraient encore davantage (et rendraient, le plus souvent, non nécessaires ces interventions).

Il faut évidemment épurer cette France-Afrique, qui a souvent été faite de paternalisme hors du temps, de soutien à certaines dictatures et de petits intérêts à court terme de quelques « coloniaux » comme Bolloré. Mais, fondamentalement, le concept est bon parce que les intérêts sont complémentaires : l’aspect grande puissance d’un côté, la protection et l’aide (plus par la mise à disposition d’un savoir-faire, notamment dans le domaine administratif ou éducatif, que par l’aide financière, plus souvent nuisible qu’utile parce qu’elle déresponsabilise) de l’autre.

La France aurait aussi intérêt à recentrer son action sur les pays avec lesquels elle a des liens réellement privilégiés. Cela a par exemple été une erreur de transformer les sommets entre la France et les Africains francophones en sommets France-Afrique. L’Afrique anglophone ne doit pas être négligée (aucun pays dans le monde ne doit l’être), mais mieux vaut concentrer notre action là où elle a une chance d’être efficace plutôt que saupoudrer en pure perte.

5/ Est-il trop tard pour revenir au recentrage sur les pays francophones et latins que je préconise ?

Peut-être pas. D’un côté, on a une Union européenne, toujours plus envahissante, toujours plus paralysante, mais qui n’a rigoureusement aucune stratégie, si ce n’est d’être une annexe du capitalisme américain. Cette Europe-là, elle est en train de se suicider, avec le sauvetage pathétique de sa monnaie artificielle, avec ses absurdes politiques d’austérité, avec sa non moins absurde politique économique qui ne repose que sur des à priori dogmatiques (ouverture tous azimuts et absence de protection aux frontières dans le même temps où les pays du monde entier, eux, se protègent ; ridicule choix dogmatique de la concurrence à tous prix alors qu’il faudrait créer par une politique industrielle intelligente, les poids lourds industriels dont l’Europe a besoin). N’en déplaise aux rêveurs, cette Europe n’existe pas et n’a aucune chance d’exister dans un avenir prévisible, si ce n’est sous la forme d’une annexe à la remorque des Etats-Unis. Où sont les politiques extérieure et de défense « communes » ? Néant. Si on avait attendu l’Union européenne pour intervenir en Centrafrique, le pays serait déjà mort.

De l’autre, on a des pays trop faibles pour agir collectivement et qui ne pourraient le faire qu’en se plaçant derrière une « locomotive ». Pour les Africains, la locomotive pourrait être à Paris, dans la mesure où Paris s’intéresserait davantage à eux, plutôt que de se décharger sur une Union européenne en manque de lisibilité. 

Certains disent : « mais si la France quitte l’Europe, elle sera isolée ». L’Europe, de toute façon, va éclater, au moins dans sa forme actuelle. Les intérêts nationaux sont trop divergents. Chacun reprendra ses billes. Ou alors, nous serons marginalisés et encore plus appauvris ensemble.

La France, avec ses partenaires latins (d’Europe et d’Amérique) et africains, c’est plus de cinquante pays. Isolée ? Au contraire. C’est l’Europe qui s’isole.

Qui s’isole et qui s’enfonce. Qui, de plus, est incapable de régler ses relations avec la rive sud de la Méditerranée. C’est par le développement de l’Afrique, qu’on règlera la question des clandestins et qu’on aura une chance de maîtriser l’immigration. Pas en se cadenassant derrière les dérisoires frontière de l’espace Schengen (et sa scandaleuse, et pourtant inefficace, politique des visas, alors que la disparition des frontières nationales est la porte ouverte à tous les clandestins, tous les trafiquants, tous les terroristes).

La France pourrait reprendre une politique extérieure plus confirme à ses intérêts et à ceux du monde. Ce n’est pas une question de moyens. Nous les avons. C’est une question de volonté politique. Pour le moment, elle n’y est pas. Sarkozy-Hollande, même combat, ou plutôt même non-combat. Notre peuple, désabusé, ne peut que contempler les gesticulations dérisoires de nos élites « européistes ». Il en vient à douter des capacités, de l’avenir même, de la France. Nos médias y contribuent pour leur part. Quant à nos partenaires africains, heureusement que nos soldats sont allés à Bamako et à Bangui, cela ne les désespère pas complètement de la France. Mais cela ne suffit pas. La tentation de se tourner vers d’autres, notamment la Chine, existe.  

6/ Pour revenir à l’intervention en Centrafrique, et pour terminer avec elle. La France a encore, à peu près (on doit quand même quémander un soutien logistique américain, en capacités de transport des troupes, en drones et en couverture satellite), les moyens d’envoyer plusieurs milliers de militaires sur les théâtres d’opération africains. Mais, pour répondre à l’impératif d’économies budgétaires imposées par Bruxelles et acceptées (nous ne serions pas obligés de le faire) par Paris, on a fait des coupes sombres dans le budget de la défense. Nous sommes désormais à la limite. Si la tendance se poursuit, l’armée française sera beaucoup moins opérationnelle. Et comme ce n’est pas l’Europe qui la remplacera, nous serons encore plus à la remorque des Américains.

Est-ce cela que nous voulons ?

Nous sommes un certain nombre à ne pas le souhaiter. C’est pourquoi nous appelons de nos vœux un changement fondamental dans les orientations extérieures de la France, mais aussi dans ses choix économiques et dans ses choix de société, que nous voudrions voulus et non subis.

Est-il trop tard ? Pas sûr. Il ne devrait pas être trop tard, en, tout cas, pour, au moins, lancer le débat.

 

                                                           Yves Barelli, 8 décembre 2013                                                   

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6 décembre 2013 5 06 /12 /décembre /2013 10:34

Avec la disparition de Nelson Mandela, à l’âge de 95 ans, c’est une icône et un modèle que perd le monde. Mandela, qui a passé 27 ans en prison, a été, comme des millions de ses compatriotes, victime du régime d’ « Apartheid » qui, pendant des décennies, avait imposé en Afrique du Sud la suprématie des Blancs (10% des Sud-Africains) sur tous les autres, Noirs (80%), mais aussi métis et Asiatiques (Gandhi, l’ « apôtre » de la non-violence et le libérateur de l’Inde, était né à Durban, et il avait, lui aussi, été victime du régime humiliant de l’Apartheid). Après une longue lutte, le plus souvent non-violente, mais marquée par des grèves, des manifestations et un combat pour les droits civiques, les choses commencèrent à changer à la fin des années 1980, à la fois pour des raisons internes et externes (disparition de l’URSS et moindre soutien américain au régime d’Apartheid). En 1991, Nelson Mandela est libéré de prison. Puis, des élections libres sont organisées. Mandela est élu président. L’ANC, son parti, le parti de la libération des Noirs est au pouvoir. Toutes les lois qui régissaient le système de l’Apartheid sont abolies. Et c’est là que commence l’exception sud-africaine. On aurait pu avoir, comme sous d’autres cieux, des procès qui auraient condamnés les anciens cadres de l’Apartheid à la prison. Des propriétés auraient pu être confisquées. Les fonctionnaires qui avaient servi le précédent régime auraient pu être chassés de la fonction publique. Les Blancs, minoritaires, auraient pu être contraints à l’exode. Cela Mandela ne l’a pas voulu. Il eut l’intelligence de refuser l’engrenage de la vengeance, de la répression. La tentation était pourtant grande. Il ne fut pas facile de réapprendre à vivre avec ceux qui avaient humilié la majorité noire. Il était tentant de confisquer la richesse qui était presque intégralement aux mains des Blancs. Cette richesse prenait la forme des maisons confortables qui narguaient les bidonvilles, d’entreprises donnant des salaires de misère aux ouvriers, de grands propriétaires terriens dominant une armée de paysans sans terre. Mandela refusa cette tentation qui aurait pu satisfaire, à court terme, les aspirations de la majorité à mieux vivre, tout simplement à vivre et plus seulement à survivre. Mais on ne s’improvise pas cadre dirigeant lorsqu’on a été écarté de l’éducation, on ne devient pas facilement entrepreneur, dirigeant d’exploitation agricole lorsque, auparavant, on n’était qu’exécutant. Mandela le savait. Il en a tenu compte. Il est parti du principe que son pays avait besoin, pour encore longtemps, des compétences de ses anciens dirigeants, de ses toujours propriétaires et chefs d’entreprises. Aussi, la nouvelle politique menée par Mandela a mis en avant trois principes : 1/ On ne perd pas son temps à organiser des procès qui ne seraient rien d’autre que la vengeance des nouveaux maîtres du pays 2/ On ne touche pas à la propriété des Blancs 3/ On entreprend une politique de grande envergure visant à éduquer la masse pour qu’émergent les futurs cadres du pays, visant, par des politiques sociales, sanitaires et de logement à soulager le sort des plus pauvres afin de leur donner, progressivement, un niveau de vie plus décent. Quel est le résultat de cette politique ? 1/ Tout d’abord, une remarque. Les Blancs d’Afrique du Sud ne sont pas tous des brutes racistes. Leur histoire doit être connue pour les juger. Il y a deux catégories de Blancs dans ce pays, les « Afrikaners », qui sont d’origine hollandaise, et les Anglophones. Les premiers se sont installés dans la région du Cap dès le 17ème siècle sur une terre presque vide. Les peuples indigènes, très peu nombreux, qu’ils y rencontrèrent étaient des Hottentots (ou Boshimen) dont les rares descendants habitent la Namibie et le Botswana. Les peuples bantous, qui constituent la majorité noire actuelle de l’Afrique du Sud, ne sont arrivés qu’au 18ème siècle. On n’est donc pas dans la même situation qu’en Algérie, par exemple, où des colons blancs se sont installés au détriment de peuples indigènes. Au 19ème siècle, les Afrikaners (qu’on appelle aussi les « Boers » - fermiers en hollandais -) furent chassés de la région du Cap par les Anglais. Ils migrèrent (le « grand Trek ») vers l’intérieur, où ils sont toujours. Ce sont les Afrikaners qui ont « fait » l’Afrique du Sud, en dominant certes les Noirs, mais aussi par leur travail. Mandela l’a compris et en a tenu compte. Aujourd’hui, les Blancs d’Afrique du Sud, qu’ils soient Afrikaners ou descendants d’Anglais, se sentent pleinement sud-africains. C’est l’un des mérites de Mandela de les avoir intégrés à cette nouvelle « nation arc-en-ciel », parce que c’est celle de toutes les couleurs, qui n’a plus rien à voir dans son principe avec l’Afrique du Sud des Blancs d’antan, même si les scories de l’ancien régime sont toujours visibles. 2/ Les inégalités restent criantes. Il suffit de se promener en Afrique du Sud pour constater combien le fossé reste grand entre les niveaux de vie de la majorité noire et de la minorité blanche. Il y a toutefois un progrès, même s’il est limité. Ainsi en 1994, 87% des terres arables appartenaient à 60 000 propriétaires blancs. L’Etat se propose de racheter 30% des terres d’ici 2025 en vue de les redistribuer. A la mi-2011, 8% des terres ont été transférées à 1,2 millions d’agriculteurs noirs. Dans les mines et l’industrie, 15 à 30% du capital ont été redistribué à des Noirs. Dans les entreprises, les noirs représentent désormais 40% des cadres. Ils sont majoritaires dans les hauts postes administratifs. Cela a permis de faire passer environ 10% des Noirs de la pauvreté à la classe moyenne (le critère est d’avoir un revenu supérieur à 600€/mois). La société sud-africaine est donc aujourd’hui légèrement moins inégalitaire. Lorsque je me suis rendu dans le pays pour la première fois, en 1993, j’en ai fait le tour en voiture. Les routes sont un bon moyen de se faire rapidement, et en général assez justement, une idée d’un pays. Dans les voitures, il n’y avait quasiment que des Blancs ; les Noirs marchaient le long des routes. Lors de mon dernier voyage, fin 2012, sur les mêmes itinéraires, j’ai comptabilisé dans les voitures, conducteurs compris, qu’il y avait à peu près autant de Noirs que de Blancs. Comme dans le pays, il y a dix fois plus de Noirs que de Blancs, on ne peut encore parler de parité, mais c’est mieux. 3/ Ces progrès sont toutefois objectivement insuffisants et ils s’accompagnent de maux très graves dans la société. La violence y est omniprésente, surtout dans l’immense mégapole de Johannesburg, devenue l’une des plus dangereuses du monde. La situation sanitaire du pays est alarmante. Les dégâts causés par le SIDA sont épouvantables. L’accès à l’eau potable reste un problème. Il y a plus d’écoles et d’hôpitaux qu’avant. Mais on est loin du compte pour faire de l’Afrique du Sud un pays « normal ». Les plus optimistes disent que c’est quand même nettement mieux qu’ailleurs en Afrique sub-saharienne. Sans doute, mais ce n’est pas une consolation. 4/ Le seul véritable changement spectaculaire est le changement politique. L’ANC est le parti hégémonique. Il gagne toutes les élections. Ses membres sont quasiment tous Noirs. Ce parti tient tous les leviers de commandes. Le revers de la médaille est un niveau de corruption élevé. Si les riches enrichis par l’économie sont Blancs, ils ont été rejoints dans les beaux quartiers de Pretoria et du Cap par une nouvelle oligarchie, certes numériquement plus faible, composée des nouveaux cadres politiques. Le fossé est désormais considérable entre ceux-ci et le peuple. Il n’est pas sûr que ce dernier accepte encore longtemps cette situation. 5/ L’Afrique du Sud « arc-en-ciel » présente donc un bilan mitigé. Les plus critiques disent que l’héritage de Mandela a été trahi. Ceux qui veulent défendre son bilan notent que, sans sa politique de réconciliation qui a permis de conserver les cadres Blancs, la situation serait bien pire. Au vu de ce qui s’est passé au Zimbabwe (depuis qu’on a confisqué les terres aux Blancs, qui y étaient en proportion aussi nombreux qu’en Afrique du Sud, le pays ne produit plus assez pour se nourrir et la population s’est encore appauvrie), ils n’ont probablement pas tort. Il n’empêche ! Cette constatation n’est pas satisfaisante. La corruption et de telles inégalités ne devraient pas être considérées comme des fatalités. L’Afrique du Sud doit pouvoir mieux faire. Et cela est d’autant plus nécessaire qu’elle est vue comme un modèle par le reste de l’Afrique. 6/ Mais la personnalité de Nelson Mandela va au-delà de l’Afrique du Sud, au-delà du continent noir. Son image et son héritage sont universels. L’émotion et les hommages unanimes à travers le monde qui s’expriment depuis la disparition de cet homme exceptionnel en sont la preuve. Nous garderons de lui le souvenir de l’homme qui sacrifia sa vie pour l’amélioration du sort de ses semblables, l’image de celui qui, victorieux, sut pardonner à ses anciens bourreaux. Celui aussi du héros modeste qui privilégia toujours le combat collectif aux ambitions individuelles, qui ne voulut se considérer que un parmi d’autres dans son peuple et qui, par intelligence et soucis de réconciliation, eut à cœur d’associer l’ancien président blanc de Klerk, à son prix Nobel de la paix. Cela constitue une leçon morale pour l’ensemble de l’Humanité, pour le passé, mais aussi pour l’avenir. Et c’est là que le message de Mandela, après sa mort, reste d’actualité. Lorsqu’un pays a connu l’horreur, le modèle à suivre, me semble-t-il, doit être celui choisi par Mandela : on instaure une commission « justice et vérité » chargée de faire la lumière sur ce qui s’est passé. Ceux qui ont commis des crimes, laissons-les avec leur seule conscience. On aura alors peut-être une petite chance qu’ils regrettent leur mauvais comportement passé. L’expérience prouve que, lorsque ces criminels sont traduits en justice, il n’y a aucun effet pédagogique pour la simple raison que la justice n’apparait pas comme une justice objective, mais seulement une justice de vainqueur. L’effet est particulièrement catastrophique lorsque seuls les crimes des vaincus sont punis tandis que sont « oubliés » ceux commis dans le camp des vainqueurs. A cet égard, je suis personnellement très critique vis-à-vis de l’instauration du tribunal pénal international pour l’ancienne Yougoslavie (le TPIY) qui s’est transformé en chasse aux criminels serbes dans le même temps où les crimes croates et bosniaques étaient, le plus souvent, ignorés, alors que ceux qui connaissent bien le dossier (j’en fais partie pour avoir étudié en détail et sur place le dossier de la Bosnie) et qui sont honnêtes, reconnaissent que dans ces malheureux conflits yougoslaves, les crimes étaient partagés entre tous les camps. On est aujourd’hui en train de renouveler la même erreur au tribunal pénal international (TPI) à propos de la Côte d’Ivoire où les criminels n’étaient pas tous du côté des perdants. Un autre exemple de la soit disant justice est donnée par la chasse aux anciens communistes qui a été faite dans les anciens pays du bloc de l’Est. On a sanctionné de nombreux anciens fonctionnaires dont le seul tort avait été d’être fonctionnaires, souvent subalternes, du temps du communisme (imaginez ce que serait une telle chasse aux sorcières en France si on changeait de régime et qu’on décide de « punir » ceux qui ont collaboré avec le capitalisme : hallucinant et scandaleux !). Et que dire du poison qui s’est introduit dans la société allemande lorsque, dans l’ancienne RDA, on demande des comptes à tous ceux qui ont collaboré, de près ou de loin, avec l’ancien régime (probablement les trois-quarts de la population) : il suffit que son nom apparaisse dans un fichier de la STASI (pas comme indicateur, mais simple témoin, parfois victime) pour qu’il y ait suspicion. Mandela a été plus juste et plus intelligent. Les commissions justice et vérité ont été chargées d’identifier les victimes afin de les indemniser, pas de juger des coupables. Dans un premier reflexe, on peut considérer que cette façon de procéder, en exonérant les criminels, n’est pas juste. Un criminel doit être puni. Sans doute devrait-il l’être en effet. Sauf que, la plupart du temps, il est bien difficile d’identifier les criminels et qu’il est rare que dans un conflit, interne ou international, les crimes soient tous du même côté. Alors, comme les vainqueurs ne sont jamais enclins à juger les leurs, et qu’ils ne punissent en conséquence que les vaincus, injustice pour injustice, autant passer l’éponge, ce qui ne signifie pas oublier. C’est ce qui se fait lorsqu’on vote une loi d’amnistie générale. La France l’a fait pour tirer un trait définitif sur la guerre d’Algérie. On a ainsi évité de remuer le couteau dans des plaies béantes. C’est cela, je crois qu’il faut retenir dans l’héritage de Mandela. En conclusion, permettez-moi de me citer. C’était la conclusion de la relation d’un voyage en Afrique australe effectué fin 2012. Cette conclusion est d’actualité. Elle salue la mémoire de Mandela : Début de citation : « Une page s’est tournée sur l’Afrique du Sud. Après plusieurs siècles de domination hautaine et méprisante des Blancs, méprisants mais efficaces car ils ont forgé les bases économiques et culturelles d’une Nation qui se construit, l’Afrique du Sud est libre et face à son destin. L’ensemble du continent africain est derrière elle, l’observant avec appréhension mais aussi fierté. Beaucoup d’injustices et d’inégalités choquantes sont encore à réparer et à corriger. La misère et l’iniquité font toujours partie du quotidien. Mais ce pays a eu la sagesse de tirer un trait sur son passé, d’éviter les vengeances stériles. Nelson Mandela lui a donné une force morale qui est un modèle pour le monde. Tout n’est pas rose pour autant. La majorité noire doit affronter ses vieux démons : violences, criminalité, corruption, accaparement de richesses à des fins privées. « L’Afrique, disait il y a cinquante ans l’économisme René Dumont, est mal partie ». Aujourd’hui, il n’est pas trop tard pour trouver la bonne direction malgré les embuches du chemin. A elle de garder le cap. Le présent reste difficile pour une majorité de Sud-Africains. Mais l’espoir est pour demain. C’est en tout cas ce qu’il faut se dire. Rien n’est assuré, mais à l’aune du chemin parcouru, cet espoir est raisonnable. Sur les Chutes Victoria, une plaque contient la citation d’un sage indien, Sri Chinmoy, « ambassadeur de bonne volonté de l’Unesco » : « Don’t stop dreaming. One day, your world-peace-dream will inundate the entire world ! » (ne vous arrêtez pas de rêver. Un jour, votre rêve de paix pour le monde inondera le monde entier). Faisons nôtre cette affirmation. La Révolution, ce doit être celle des esprits. La Libération, c’est celle qui nous permettra d’échapper à nos peurs et à nos égoïsmes. Un monde meilleur pourra venir de nos rêves. L’Humanité ne progresse que par la réalisation de ce qui paraissait des utopies. Oui, avec Mandela, je lève le poing. Pas celui qui tient l’arme de vengeance, mais celui qui manie la truelle du constructeur. L’espoir est pour demain ». Fin de citation. Yves Barelli, 6 décembre 2013

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17 janvier 2013 4 17 /01 /janvier /2013 11:51

Voici ce que j’écrivais, entre autres, dans mon blog le 5 avril 2012 :

Début de citation : « La subversion islamiste est une menace pour le Mali et pour l’ensemble du Sahel. Quelques centaines d’éléments armés formés à l’origine d’anciens islamistes algériens (le GSPC) renforcés de divers « desperados » des pays de la région, opérant en collusion ou simplement en conjonction tactique avec des trafiquants de toutes sortes et des populations touareg traditionnellement laissées pour compte dans les pays dont ils sont les ressortissants (Mali, mais aussi Niger et Algérie), sont présents en force dans le Sahel depuis plusieurs mois. Ils opèrent sur une large bande de terrains qui va de la Mauritanie au Tchad. Ils ne sont pas nombreux mais très mobiles et lourdement armés du fait qu’ils ont pu s’équiper avec l’argent des prises d’otages mais aussi parce que la chute de Kadhafi en Libye s’est traduite par la dissémination d’armes de guerre nombreuses et sophistiquées.

 

S’ajoute la faiblesse interne du Mali, pays pauvre et à l’armée faible, qui n’a jamais réussi à régler durablement sa question touareg.

 

La communauté internationale savait tout cela. La France était parfaitement informée. Mais on ne s’est pas attaqué au problème avant qu’il ne prenne les proportions actuelles ». Fin de citation. Lisez dans mon blog la suite de ce que j’écrivais. Elle vous aidera sans doute à mieux appréhender ce qui se passe au Mali.

 

Depuis qu’ont été écrites les lignes ci-dessus, il y a maintenant neuf mois, les groupes islamistes ont eu le temps de se renforcer et d’établir un pouvoir relativement solide sur le Nord Mali centré sur le triangle Tombouctou-Gao-Kidal, dans lequel ils font régner la terreur, avec une application cruelle d’une interprétation primitive de la charia : châtiments corporels, mutilation des voleurs ou supposés tels, flagellation des femmes réputées « infidèles », interdiction de cinémas, de musiques, de cigarettes, obligation pour les femmes du port du voile (en contradiction avec les traditions africaines). Cette terreur s’accompagne de destructions imbéciles de monuments anciens et de manuscrits sous prétexte que ceux-ci seraient contraires à des préceptes, totalement inventés, du coran.

 

Le problème n’est pas le risque de scission du Mali, ce qui, après tout, ne devrait relever que de la simple volonté des populations locales (les frontières héritées du colonialisme ne sont pas nécessairement éternelles : on les a bien modifiées en Ethiopie et au Soudan !), mais celui des agissements de fous criminels qui prétendent imposer au monde entier une vision bornée d’un islam qui, heureusement, est loin d’être partagée par l’ensemble des croyants de cette religion.

 

Le problème n’est donc pas seulement malien, ni même africain. Il dépasse largement les frontières du monde dit musulman. C’est en fait un problème mondial. Et il concerne la France au premier chef.

 

L’islamisme est un projet politique appuyé sur une vision contestable, et contestée, de l’islam. Cette idéologie, qui revêt des formes diverses, parfois concurrentes (islamisme « modéré » des Frères Musulmans et ceux qui s’en inspirent, islam conservateur et rigoriste au pouvoir en Arabie saoudite et dans les monarchies du Golfe, salafistes encore plus radicaux, internationale terroriste d’Al Qaïda, etc), est apparue, pour l’essentiel, dans la seconde moitié du vingtième siècle. Profitant de l’effacement de la gauche laïque arabe et d’autres pays musulmans, stupidement combattue par les Etats-Unis et leurs alliés (Nasser, Mossadegh, laïques modernistes afghans, etc), les islamistes sont devenus plus virulents dans les années 1980 et 1990 (république islamique en Iran, subversion en Algérie). Depuis l’attentat contre les tours jumelles de Manhattan en 2001, les islamistes de tous poils se sont enhardis et, surtout, ils ont réussi à accroitre leur influence chez de nombreux musulmans. Ils sont maintenant au pouvoir dans plusieurs pays à la suite d’élections  (Turquie, Tunisie, Egypte, etc) et l’islamisation des sociétés a désormais atteint des communautés jusqu’ici épargnées : cas, en particulier, d’une partie des musulmans de France, d’autres pays européens, mais aussi de l’Afrique sahélienne, qui avait un islam traditionnel tolérant (qui l’est de moins en moins et, dans certains cas comme au Nigeria, qui ne l’est plus du tout).

Dans son entreprise de subversion et d’hégémonie, l’islamisme est fortement appuyé par l’Arabie Saoudite (l’Iran chiite a beaucoup moins d’influence) et les monarchies du Golfe, en premier lieu le Qatar. Ce dernier pays (lire tout ce que j’ai écrit ces derniers mois sur les « révolutions arabes » et l’islamisme) finance la construction de mosquées en Afrique, subventionne des « associations » dans nos banlieues et inonde le monde arabe de sa propagande et de son prosélytisme religieux via la télévision Al Jazirah. Les campagnes électorales des islamistes en Egypte et en Tunisie ont largement été financées par ces pays. Les rebelles anti-Assad de Syrie sont puissamment armés et financés par ces mêmes pays avec le Qatar en première ligne.

L’établissement d’un régime islamiste brutal et intellectuellement borné au Nord Mali, la tentative actuelle de s’emparer de l’ensemble du pays et demain, si on laisse faire, d’autres pays fragiles d’Afrique et d’ailleurs, procède d’une stratégie d’ensemble. La tête pensante n’en est certes pas unique. Al Qaida n’a rien à voir avec le wahhabisme saoudien, les Frères Musulmans sont plus intelligents que les fous de Tombouctou, les anciens islamistes algériens sont encore autre chose et les Touaregs qui participent à la sécession de l’ « Azawad » ont leurs propres motivations. Il est, de toute façon, dans la tradition de ces sociétés d’avoir des chefs de guerres concurrents et les clivages claniques et ethniques ne sont pas loin, habillés ou non de considérations religieuses. Les guerres religieuses se combinent en outre souvent avec de simples opportunités de trafiquants et de bandits classiques de toutes espèces. Il serait donc erroné de voir les seules mains de Riad et de Doha derrière les subversions du Sahel.  

Mais, à défaut d’une opération de subversion concertée et d’inspiration unique, il faut pourtant voir dans ce qui se passe au Mali, comme en Egypte, en Tunisie ou en Algérie, mais aussi en Seine-Saint-Denis et dans d’autres banlieues de nos villes, un faisceau d’agissements allant dans le même sens, celui de l’imposition d’un islam radical, encouragé et souvent financé par les Etats arabes qui se trouvent être en même temps les plus riches et les plus archaïques.

Ces forces s’en prennent en fait à tout le monde. Elles sont anti-occidentales (même quand, comme c’est le cas de l’Arabie saoudite, elles sont les alliées des Etats-Unis, et, dans celui du Qatar, elles font des risettes à la France) car anti-chrétiennes, anti-laïques et anti-athées, elles sont contre tout ce qui peut rappeler le communisme pour les mêmes raisons, elles sont, évidemment, anti-juives mais aussi anti-civilisations asiatiques (pour elles, les « religions du livre » peuvent être tolérées dans certains cas, tandis que toutes les autres ne sont, à leurs yeux, que de simples superstitions). Elles sont enfin contre toutes les formes d’islam non conformes à ce qu’elles croient être la lecture littérale du coran : elles s’en prennent ainsi aux tombeaux des saints musulmans de Tombouctou et, depuis dix ans, les attentats aveugles des terroristes islamistes n’ont pas épargné les sociétés arabes, jugées impies, dépravées ou vendues aux « mécréants roumis ». Modéré ou radical, « civilisé » ou sauvage, l’islamisme est par nature totalitaire.

Face à cette entreprise, une riposte d’ensemble doit être recherchée.

J’ai écrit dans ce blog qu’il ne fallait pas composer avec l’islamisme radical et qu’il ne fallait pas céder, en France même, à toutes les formes de revendications à base religieuse qui sont le plus souvent destinées à obtenir l’application de fait de la charia pour la partie de nos concitoyens de confession musulmane et qui, à court terme, servent à tester la capacité de résistance de notre société laïque (les demandes de port du voile islamique, voire de la burqa, les menus particuliers dans les cantines, la non mixité dans le sport ou à l’hôpital ou la viande hallal sont rarement spontanées mais relèvent d’une opération concertée). Toute acceptation de ce genre de dérogation par rapport à la norme française est une victoire pour les islamistes. Elle les encourage à aller plus loin. Du même coup, cela mine ceux qui, dans les pays concernés ou sur notre sol, refusent la loi islamiste. Ces résistants sont pourtant beaucoup plus nombreux que ce que l’on croit et rien ne doit être fait qui puisse les affaiblir.

J’ai écrit aussi que je considérais que l’intervention française en Libye pour en chasser Kadhafi a été une erreur aux conséquences tragiques pour l’Afrique et que ce serait la même erreur d’intervenir en Syrie. Nous le ferions aux côtés des monarchies les plus réactionnaires du monde arabe dont il est cocasse de voir qu’elles combattent Assad par « amour » de la démocratie alors qu’en Arabie Saoudite et au Qatar, il n’y a ni élections ni presse libre, que les femmes y sont infériorisées, que l’apostasie est punie de mort et que tout culte autre que l’islam y est interdit.

J’en viens maintenant au rôle spécifique de la France.

Ceux qui condamnent un peu vite la « France-Afrique » ne connaissent pas le continent noir. La plupart des pays africains sont pauvres, faibles et fragiles. N’en déplaise à une certaine gauche caviar, le colonialisme, qui a certes commis des crimes inadmissibles, n’y est plus pour grand-chose cinquante ans après les indépendances. D’ailleurs les deux pays les plus pauvres, les plus archaïques et les moins démocratiques, l’Ethiopie et le Libéria, n’ont jamais été colonisés. Si problème il y a, c’est plutôt d’avoir voulu construire des pays artificiels en négligeant les valeurs africaines traditionnelles et en copiant bêtement les modèles occidentaux (par exemple le concept de propriété privée de la terre alors que les communautés traditionnelles étaient fondées sur sa propriété collective ; ou encore les affrontements électoraux, en fait ethniques, alors que le consensus était traditionnellement privilégié). Mais ces modèles ont été choisis par les nouvelles élites locales, pas imposées du dehors.

Le meilleur moyen d’aider l’Afrique à se moderniser et à se démocratiser n’est pas de s’en désengager mais au contraire de l’accompagner sur la voie du développement et, lorsque cela est nécessaire, de la démocratisation.

Malheureusement, la France ne fait plus beaucoup face à ses responsabilités en Afrique alors qu’il y avait une forte demande. Je ne parle pas d’un soit disant devoir d’ « aide » qui prendrait la forme de la charité, mais d’un partenariat mutuellement avantageux. Les relations internationales n’ont rien à voir avec la philanthropie. Dans le cas de la France et de l’Afrique, d’un côté on peut aider au développement et à la stabilité, d’autant plus facilement que le partenariat peut s’appuyer sur une histoire partagée et sur la même langue. De l’autre, on a un soutien politique d’une trentaine de pays, ce qui confère à la France une dimension internationale que sa seule économie ne saurait lui donner. C’est donnant-donnant et cela peut marcher si le partenariat est établi sur une base volontaire et s’il est mutuellement intéressant. J’ai constaté dans la plupart des pays africains une forte demande en ce sens. Y compris en Algérie, pays qui semblerait à première vue le plus réfractaire à ce qui pourrait ressembler au néo-colonialisme. Simplement avec Alger, il faut y mettre les formes, par exemple en agissant dans le cadre d’un partenariat latino-maghrébin, incluant aussi l’Italie et l’Espagne.

Depuis une vingtaine d’années, la France s’est éloignée de l’Afrique. Engagé dans une « construction » européenne illusoire (il n’y a pas plus de « communauté » européenne qu’il n’y a de communauté de consommateurs dans un supermarché : chiffre d’affaire élevé, profits pour les commerçants, mais rien de plus. Pas plus que les clients de Carrefour, les peuples de l’Union européenne n’ont une chance de se créer une identité commune), notre pays est de moins en moins indépendant. Nous n’avons même plus ni la maitrise des visas, ni celle du commerce et des droits de douane. Le centre de gravité de l’Europe est désormais à Berlin. La Méditerranée et l’Afrique sont bien loin.

Si nous faisons moins pour l’Afrique et en Afrique, ce n’est pas seulement une question d’argent : nous avons trouvé les crédits nécessaires pour participer au démembrement de la Serbie, autrefois allié traditionnel de la France, en donnant le pouvoir aux mafias albanaises du Kosovo, puis nous avons envoyé des soldats, sous commandement américain, pour participer à la guerre coûteuse et imbécile d’Afghanistan (plus de cent militaires français tués et un budget supérieur à celui de tous nos centres culturels, autrement plus utiles pour notre influence mais aussi pour contribuer à implanter la démocratie là où elle n’y est pas encore).

Ces dépenses inutiles (auxquelles il convient d’ajouter l’intervention en Libye) ont été faites aux dépens de l’Afrique. Elles l’ont été aussi au détriment de notre propre défense : à force de restrictions budgétaires pour nos armées, celles-ci sont affaiblies ; nous n’avons, par exemple, pas beaucoup de moyens de projection de troupes à longue distance et quasiment pas de drones. L’armée française ne peut fonctionner désormais qu’avec le soutien américain. Si notre intervention au Mali doit durer et si des troupes au sol sont nécessaires, nous ne pourrons le faire qu’avec le soutien logistique américain. Notre indépendance nationale est un souvenir !

Dans ce contexte, je ne peux qu’applaudir avec enthousiasme à l’intervention française au Mali commencée le 11 janvier.

Il était temps ! Si l’aviation française n’était pas intervenue, les islamistes auraient été à Bamako en deux jours. Mopti, cette belle cité historique sur le Niger, était en effet menacée. Si ce verrou sautait, la route de la capitale malienne, à 600 km de là, était ouverte.

Si cette intervention avait été décidée dès le printemps 2012, elle aurait été plus facile et nous aurions épargné bien des souffrances aux populations du Nord Mali. Les effectifs islamistes étaient alors éparpillés et ne dépassaient pas quelques centaines de combattants. Ils sont maintenant 2 à 3 000, mieux organisés, mieux armés, davantage aguerris.

Nous attendions la mise sur pied d’une force ouest-africaine, qui, en tout état de cause, n’aurait pas été prête avant l’automne prochain, une fois la saison des pluies passée. Et laisser faire seuls les Africains, c’est donner, de fait, le leadership au Nigeria, pays le plus corrompu d’Afrique dont la soldatesque s’illustre habituellement par les viols et les vols.

La France monte donc en première ligne et c’est tant mieux. D’ailleurs, en Afrique tout le monde applaudit (y compris implicitement l’Algérie qui a autorisé le survol de son territoire par nos avions de combat. On peut penser que cette autorisation a été obtenue lors du récent voyage officiel du président Hollande à Alger). Nos militaires sont des professionnels, ils restent encore assez bien équipés malgré les baisses de crédits et, au moins, ils peuvent communiquer en français avec les populations. Nos soldats vont être épaulés par des Burkinabés, des Nigériens, des Ivoiriens, des Sénégalais, des Togolais, des Béninois, Guinéens et des Tchadiens, tous francophones. Les Nigerians seront également présents, mais sous contrôle franco-malien.

Notre intervention était attendue (bien que nos amis africains désespéraient qu’elle ait jamais lieu). Elle est légitime parce qu’elle s’appuie sur la demande officielle du gouvernement de Bamako et sur les résolutions pertinentes du Conseil de Sécurité (qui a encore renouvelé à l’unanimité le 15 janvier son appui à Paris.

Elle montre, si cela était nécessaire, que lorsque la France prend une initiative qui va dans le sens de la défense de la démocratie et de la légalité internationale, elle est spontanément soutenue par la majorité des nations du monde. On se souvient de l’opposition de la France à l’invasion de l’Iraq par les Etats-Unis : cela ne les a certes pas empêché de frapper, mais ils subirent une lourde défaite diplomatique à l’ONU du fait que la France réussit à mobiliser une majorité du Conseil de Sécurité. Toutes les fois que la France s’engage sur des positions justes, elle est soutenue, notamment par la majorité des pays du tiers-monde. En revanche, lorsque nous nous rangeons sans imagination et sans honneur derrière des positions américaines peu ou pas légitimes (le plus souvent soutenues par l’union européenne, en l’occurrence satellite et courroie de transmission de Washington), non seulement nous n’y gagnons rien en termes d’intérêts nationaux, mais nous décevons nos amis.     

Enfin la France redevient donc la France ! Franchement, il était temps. Sans cette intervention au mali, il est à craindre que nous aurions perdu définitivement (en tout cas durablement) toute crédibilité en Afrique (et ailleurs). Depuis plusieurs années, j’ai entendu beaucoup de réflexions désabusées d’Africains déplorant l’effacement de la France. Je me souviens encore d’une remarque en petit comité de l’ancien président du Mali (déposé au printemps dernier) lors d’un déjeuner avec lui au palais présidentiel de Bamako : il avait noté que notre coopération était en chute libre et que les visas pour se rendre en France étaient de plus en plus difficiles à obtenir dans le même temps où les Chinois étaient davantage présents et délivraient facilement des visas et où les Américains sélectionnaient les meilleurs cadres en vue d’une immigration « choisie » aux Etats-Unis.

Face à ces observations, tenues par les présidents mais entendues aussi sur les marchés, je ne me sentais pas très fier d’être Français. Je le suis davantage aujourd’hui. Nous avons été capables d’un sursaut et le président Hollande a pris la bonne décision (celle aussi d’essayer de délivrer notre otage de Somalie, opération difficile qui malheureusement n’a pas réussi). L’opposition de droite et le Front national ont, à cet égard, eu un comportement républicain en la soutenant. Les positions de Mélenchon et de certains Verts sont en revanche affligeantes, tant elles montrent une méconnaissance lamentable des réalités et attentes des intéressés eux-mêmes, les Africains.  

Cette intervention ne se limitera pas aux frappes aériennes. 1700 hommes sont d’ores et déjà sur place et ils vont participer à la reconquête du Nord. Cela est nécessaire car les  Africains ne sont pas en mesure de rétablir seuls la souveraineté du Mali, même aidés par les avions français. La libération de Tombouctou et des autres localités du Nord sera moins facile que ce qu’elle aurait été l’année dernière. Mais elle n’est pas hors de portée. Les « djihadistes » ne sont pas nombreux et le Mali n’est pas l’Afghanistan.

Mais il y a une condition pour que la légalité soit durablement rétablie au Mali. Il faut le faire avec les Touaregs et en aucun cas contre eux. Depuis l’indépendance, cette ethnie berbère a été laissée pour compte. Il faut s’appuyer sur les Touaregs laïques, actuellement submergés par les islamistes venus d’ailleurs. Si nombre de Touaregs se sont alliés aux islamistes, c’est qu’ils n’avaient pas d’autre choix. Pour les ramener du bon côté, la perspective de rétablissement de l’unité du Mali doit être assortie d’une large autonomie de la région touareg avec, et cela est absolument indispensable, garantie internationale (France, Algérie, CEDEAO sous les auspices de l’ONU et de l’UA) et accompagnement économique.

Une avant-dernière remarque : une fois de plus l’Europe est absente de l’opération. Tant mieux. C’est une garantie que ça pourra marcher. Car entre Français et Africains, on se connait et on peut s’entendre. Avec les Européens, c’est lourd et surtout l’expérience montre que les seules opérations européennes ne le sont qu’en tant que supplétifs des Américains. Merci. Je préfère une opération franco-africaine entre pays libres !

Une dernière remarque : contrairement à ce que pensent quelques pacifistes béats, une armée, c’est utile. Elle est la garante de l’indépendance nationale et donc de nos libertés. Il faut arrêter les coupes budgétaires qui menacent son caractère opérationnel. Nos militaires montrent encore dans cette opération qu’ils sont capables d’opérer vite et bien et même de sacrifier leur vie pour que les nôtres soient protégées. Qu’ils aient les moyens de travailler et des rémunérations décentes est la moindre des choses.

Défendre le Mali et le libérer de l’oppression islamiste, c’est défendre la France et notre civilisation. Qu’on le veuille ou non, une guerre est engagée entre la démocratie et l’islamisme. Il ne s’agit pas d’un « choc de civilisations » entre un Occident chrétien et un Orient musulman. La frontière passe entre démocrates et obscurantistes, au nord comme au sud de la Méditerranée.

Dans cette guerre, il faut que les partisans de la Liberté se battent à armes égales. Lorsque l’Arabie saoudite fait du prosélytisme religieux, lorsque le Qatar inonde le monde arabe de sa propagande, lorsque ces pays financent les partis islamistes dans leurs campagnes électorales en Tunisie ou en Egypte, lorsque les wahhabites encouragent certains jeunes perdus de nos cités à cracher sur la France et à rejoindre le Jihad, nous ne devons pas rester les bras croisés.

Il serait injuste et erroné de penser que l’ensemble des musulmans sont partis en guerre contre nos valeurs. Dans les pays où ont lieu des élections, si les partis islamistes recueillent 40 à 50% des voix, les autres ne votent pas pour eux et le vote islamiste n’est souvent qu’un vote protestataire, sans adhésion à ses « valeurs ». En Algérie, qui nous est proche à tous points de vue, il y a eu 100 000 morts dans la décennie 1990 et ce pays n’a pu être préservé de la barbarie islamiste que parce que la majorité du peuple l’a refusée au prix de sacrifices héroïques, entre autres, de journalistes qui ont défendu leurs convictions et de femmes qui ont refusé de se voiler. Dans nos banlieues, beaucoup souhaitent se libérer de l’emprise des fanatiques et des caïds de la drogue (souvent les mêmes).

Il s’agit donc de soutenir partout les démocrates contre les théocrates. Si les partis islamistes sont aidés par le Qatar, il nous appartient d’aider les partis démocratiques. C’est en particulier le cas en Tunisie où, par exemple, nombre de femmes luttent dans des conditions difficiles pour conserver la liberté que leur avait donné Bourguiba. Le faire est peut-être de l’ingérence. Mais une ingérence qui répond à une autre ingérence. C’est mettre en œuvre un internationalisme solidaire et intelligent.  C’est en aidant partout les démocrates, que nous nous protégerons le mieux. Et c’est en refusant tout laxisme avec les islamistes de France que nous pourrons le mieux les aider.

Dans le combat pour la Liberté, tout est lié !

PS : au moment où je m’apprête à mettre en ligne ce texte, j’apprends qu’une prise d’otage de grande ampleur est intervenue sur le site gazier algérien d’El Amenas. Voici à chaud mes premières réactions : 1/ Cet évènement va certainement internationaliser davantage la crise malienne, ce qui confirme mon appréciation sur le fait qu’il ne s’agit pas seulement du Mali mais d’une guerre entre démocrates et ceux qui voudraient imposer au monde un ordre soit disant théocratique. 2/ Cela va peut-être inciter les Américains à s’impliquer davantage dans ce dossier 3/ Une large majorité de Français approuve l’action de leur pays au Mali et, d’une façon plus générale, sur des théâtres d’opérations extérieurs à l’hexagone. Un tiers toutefois (selon un sondage) y est opposé ; c’est beaucoup et cela montre que l’esprit de démission est fréquent chez nombre de nos compatriotes. Lorsqu’on entend certains hommes politiques demander que nous ne restions pas seuls et que les Européens interviennent, cela va hélas dans ce sens. Espérons que cet esprit de démission ne devienne pas majoritaire. Nous sommes désormais un pays qui a perdu beaucoup de confiance en soi et c’est navrant. 3/ Jamais au cours de la décennie 1990 de guerre civile en Algérie, les sites d’exploitation d’hydrocarbures n’avaient été atteints et la production n’avait jamais cessé. Le renforcement des groupes islamistes, mais aussi le fait qu’El Amenas ne soit qu’à quelques kilomètres de la frontière libyenne a sans doute joué. S’il se confirme que les terroristes sont venus de Libye, cela confirme ce que j’ai toujours écrit : l’intervention française et la liquidation de Kadhafi ont constitué une faute, responsable en particulier de la dissémination d’arsenaux de guerre au Sahel et de la fragilisation de la région. Il faudrait en tirer la leçon pour la Syrie mais aussi pour les soit disant révolutions arabes lorsque de prétendus démocrates ont en fait en tête d’imposer une dictature religieuse pire que les dictateurs combattus.                     

                                                                                  Yves Barelli, 16 janvier 2013

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7 avril 2012 6 07 /04 /avril /2012 10:14

mali-coup-d-etat-force-cedeao-communauteLe Mali, l’un des pays les plus pauvres de la planète, est déstabilisé et menacé de décomposition. Ce n’est malheureusement pas une surprise et, une fois de plus, l’aveuglement de la communauté internationale, et en premier lieu de la France, doit être souligné.

 

Je connais bien ce pays sahélien où j’ai eu l’occasion de me rendre plusieurs fois ces deux dernières années dans le cadre de la mise en œuvre d’un programme de coopération dans le domaine de l’éducation. J’y ai rencontré le président et plusieurs ministres. J’ai eu aussi l’occasion de faire le point avec notre ambassade à Bamako sur les faiblesses de ce pays et les menaces auxquelles il est confronté depuis plusieurs mois.

 

La subversion islamiste est une menace pour le Mali et pour l’ensemble du Sahel. Quelques centaines d’éléments armés formés à l’origine d’anciens islamistes algériens (le GSPC) renforcés de divers « desperados » des pays de la région, opérant en collusion ou simplement en conjonction tactique avec des trafiquants de toutes sortes et des populations touareg traditionnellement laissées pour compte dans les pays dont ils sont les ressortissants (Mali, mais aussi Niger et Algérie), sont présents en force dans le Sahel depuis plusieurs mois. Ils opèrent sur une large bande de terrains qui va de la Mauritanie au Tchad. Ils ne sont pas nombreux mais très mobiles et lourdement armés du fait qu’ils ont pu s’équiper avec l’argent des prises d’otages mais aussi parce que la chute de Kadhafi en Libye s’est traduite par la dissémination d’armes de guerre nombreuses et sophistiquées.

 

S’ajoute la faiblesse interne du Mali, pays pauvre et à l’armée faible, qui n’a jamais réussi à régler durablement sa question touareg.

 

La communauté internationale savait tout cela. La France était parfaitement informée. Mais on ne s’est pas attaqué au problème avant qu’il ne prenne les proportions actuelles.

 

Pourtant, le Mali n’était pas le pire pays d’Afrique en matière de gouvernance et de cohésion. Le président Amadou Toumani Touré (familièrement appelé ATT à Bamako) est un personnage honnête et charismatique bien que manquant singulièrement d’énergie. Son mérite est d’avoir rétabli la démocratie dans ce pays. Militaire de carrière, il avait renversé un pouvoir inefficace et corrompu avant de le rendre spontanément aux civils, avait laissé élire un président avant que lui-même, à l’élection suivante, se présente et l’emporte triomphalement dans un scrutin parfaitement régulier. Il s’apprêtait, conformément à la constitution, à se retirer sans se représenter à la présidentielle prévue dans quelques semaines lorsqu’il a été déposé le 22 mars par un putsch militaire.

 

Le président ATT s’était appuyé sur un pays tranquille et avec une forte cohésion entre ses ethnies à l’exception des Touaregs. Le Mali est un pays moins artificiel que beaucoup d’autres en Afrique. Une épopée prestigieuse, celle de l’empire du Mali (dont le pays moderne a repris le nom) s’était déroulée sur son territoire dès le 13ème. Cet empire était en contact avec les Touaregs, peuple berbère maître du commerce transsaharien et à l’origine de l’islamisation du Sahel. Au 15ème siècle, Tombouctou, à la lisière du désert, joua un rôle intellectuel et religieux de premier plan, faisant du Mali l’un des points de transition (la Mauritanie avait d’autres villes saintes dans ses oasis) entre l’Afrique noire et le Maghreb. L’université Sankoré fut l’une des premières d’Afrique. Il en reste plus de 300 000 manuscrits originaux, reconnus par l’UNESO comme patrimoine de l’humanité. Le pays tomba ensuite en décadence et devint au 19ème siècle une colonie française.

 

Le Mali moderne est fier de cette histoire. Son territoire, bien irrigué par le fleuve Niger, a des potentialités agricoles considérables (coton, pèche, élevage). La voie fluviale est l’épine dorsale du pays et abrite sur ses rives plusieurs ethnies vivant en bonne intelligence, parmi lesquelles les Bambaras, les Peuls (actifs dans toute l’Afrique occidentale) et les Songhaï (qui eurent, eux aussi, un empire au moyen-âge) sont les plus importantes. Le bambara est de fait, à côté du français, la langue de communication des 13 millions de Maliens ; cette langue est apparentée au malinké (qui signifie « ceux du Mali »), parlé aussi au Sénégal et en Guinée, et au dyoula, langue des marchés en Côte d’Ivoire. Le gouvernement malien fait un effort méritoire pour promouvoir ces langues dans les premières classes de l’enseignement élémentaire.

 

Le pays ne part donc pas de rien. Il ne manque pas de possibilités. Malheureusement, il ne les a sans doute pas utilisées comme il aurait pu. L’enclavement (aggravé par la situation en Côte d’Ivoire), la trop forte pression démographique et, sans doute, les dérèglements sociétaux engendrés par une modernité à la française trop abruptement plaquée sur des institutions et pratiques traditionnelles désormais dépassées, sont des freins considérables au développement. Les maux courants en Afrique n’épargnent plus maintenant le Mali. Bamako a grandi trop vite (50 000 habitants à l’indépendance, en 1960, 3 millions aujourd’hui), le pays s’épuise à courir après sa croissance démographique, pis, le Mali a pris l’habitude de vivre de l’assistanat international (bien mal adapté aux besoins, en l’occurrence). Le président ATT, qui ne manque pas d’allure dans ses boubous d’un bleu immaculé, avait pourtant essayé de relancer l’économie et même de faire la paix avec ses turbulents Touaregs du Nord, mais lui aussi s’en remettait trop à l’aide internationale (française, mais aussi américaine et maintenant chinoise). Lui, honnêtement, son entourage beaucoup moins.

 

Le Mali était calme jusqu’à présent, à l’exception du Nord. La délinquance à Bamako moins forte que dans d’autres capitales africaines, la pratique de l’islam modérée et sereine (pas encore de voiles islamiques dans les rues où, pour le plaisir des yeux, les femmes sont encore habillées de leurs tenues traditionnelles si élégantes). Mais on sentait que cela ne durerait pas et que la contagion pourrait venir de voisins troublés, notamment le Sénégal où l’islamisation de la société et des mœurs gagne rapidement du terrain (en trois ans, j’y ai vu changer la donne : beaucoup de « hidjabs » dans les universités, des fillettes voilées même dans les classes de CM2 que j’ai visitées, alors que ce n’était pas le cas auparavant, une forte demande d’enseignement du coran et même de l’arabe dans les écoles de ce pays officiellement laïque ; une salle de prière a même été exigée, et obtenue, au sein du ministère sénégalais de l’éducation, au grand dam du ministre, attaché à la laïcité).

 

Le Mali est donc confronté aux maux économiques, démographiques, sociaux et, fait nouveau, religieux, qui frappent l’ensemble de l’Afrique occidentale.

 

S’y ajoute le problème spécifique des Touaregs. La cohabitation entre ce peuple berbère (mais assez différent des Berbères du Maghreb) venu du Nord et les populations négroïdes du fleuve n’a jamais été facile. Dans l’histoire, les Touaregs ont souvent razzié et asservi les Noirs ; Tombouctou ou Gao, localités dont les rebelles viennent de s’emparer, sont sur la ligne de confrontation. Après l’indépendance, la situation s’est inversée. Les Touaregs ont été les oubliés de la décolonisation de l’Afrique. Au nombre d’un million, dont 500 000 au Mali, ils vivent sur un territoire grand comme deux à trois fois celui de la France. Ils ne sont intégrés nulle part : en Algérie, ils se sentent oubliés du pouvoir central (Tamanrasset est à 1500 km d’Alger et il n’y a pas un seul Touareg dans les organes dirigeants de l’Etat), au Niger, ils ont été en bute à une répression féroce de Niamey, et au Mali, les périodes de rébellion et de réconciliation éphémère alternent depuis l’indépendance. Privés de leur raison d’être, le commerce caravanier, depuis que le camion a remplacé (pas complètement) le dromadaire, ils se sont souvent reconvertis un peu dans le tourisme (avant que l’insécurité y mette fin) et beaucoup dans les trafics et les contrebandes de toutes sortes.

 

Certains Touaregs ont conclu une alliance avec les islamistes d’Al Qaida au Maghreb « islamique » (AQMI). Mais pas tous. D’autres, plus laïques, continuent un combat autonome : ils ont formé le « Mouvement National de Libération de l’Azawat » (MNLA), nom qu’ils donnent au nord du Mali. Les deux factions sont lourdement armées grâce à la dissémination des arsenaux libyens.

 

Aujourd’hui, le Mali est coupé en deux et même en trois : au Nord, la zone considérablement étendue (plus d’un demi-million de kilomètres carrés, soit près de la moitié du pays) désormais occupée par AQMI et par le MNLA) ; leurs troupes (deux à trois mille combattants, pas plus) cohabitent ou se combattent selon les endroits. Cette zone comprend Tombouctou et Gao, aux populations mixtes de Touaregs et de Songhaï, ces derniers un peu plus nombreux en ville. Dans le reste du Mali, une armée de quelques milliers d’hommes, mal équipés, mal payés et donc peu motivés, qui a renversé le président ATT mais qui est en bute à l’hostilité internationale.

 

Que va-t-il se passer ?

 

L’effondrement rapide du pouvoir putschiste est probable. Ce ne sont pas des violents et ATT a été bien traité. Les putschistes ont fait ce qu’ATT avait fait avant eux : ils ont voulu reprendre les choses en main face à un pouvoir incapable d’assurer le développement du pays et l’intégrité territoriale au Nord. Ils s’aperçoivent que leur entreprise est un fiasco sur tous les plans.

 

Quid pour le Nord ? C’est beaucoup plus compliqué. Le combat touareg est fondamentalement légitime. Une indépendance de l’ « Azawat » est sans doute illusoire, à la fois parce que ce territoire est dénué de ressources mais aussi parce qu’il serait difficile d’en déterminer les frontières, tant les populations sont imbriquées dans la frange méridionale de ce territoire. De plus, il est douteux que l’Algérie accepte sans réagir l’instauration d’un pouvoir touareg à sa frontière, ce qui compliquerait la gestion de ses propres Touaregs (bien que le risque séparatiste soit faible car les Touaregs d’Algérie ont un niveau de vie considérablement plus élevé que celui des Touaregs du Sud, aussi pauvres, et même plus, que les autres Maliens) et surtout ce qui sanctuariserait encore davantage la subversion islamiste aux portes du Sahara algérien.

 

Une solution plus réaliste consisterait à donner une large autonomie aux Touaregs du Mali, assortie de garanties internationales (on peut penser aux pays de la CEDEAO, la communauté des pays de l’Afrique occidentale, à la France et à l’Algérie, ainsi qu’à l’ONU).

 

Reste Al Qaida qu’il faudra combatte et même éradiquer, dans l’intérêt du Mali, de la communauté internationale et des Touaregs eux-mêmes.

 

Comment combattre les islamistes d’AQMI ?

 

Ceux-ci sont montés en puissance depuis cinq ans et il faut reconnaitre que la communauté internationale n’a rien fait de sérieux. Lorsqu’on parle de « communauté internationale », il faut nommer un chat un chat. Il s’agit en premier lieu de la France et de l’Algérie. Depuis des années, malheureusement, notre pays s’est désengagé de l’Afrique.

 

Sur le plan de l’aide au développement, en s’en remettant à l’Union européenne (qui n’a aucune consistance politique) et aux organisations internationales, conglomérat d’agences gouvernementales, intergouvernementales et d’ONG dotées de flottes coûteuses de 4x4 qui travaillent chacun dans son coin et dont l’ « aide » est soit destinée à l’autojustification et à la justification de ne rien faire à la hauteur de la situation, soit, pis, profitant surtout à tout un ensemble bureaucratique de bureaux d’études et d’experts parasites qui donnent des leçons à des pays et des peuples qu’ils ne connaissent pas et qui préconisent la construction d’écoles aux normes européennes avec études compliquées de faisabilité et appels d’offre alors qu’il serait cinquante fois moins coûteux d’aider les communautés villageoises à les construire elles-mêmes. Quant aux gouvernements, celui du Mali, comme ceux de la plupart des autres pays de la région, cette « aide » est surtout prétexte à ne rien faire, quand elle n’est pas, tout simplement, une bonne occasion d’enrichir des dirigeants corrompus. Il n’y a qu’à jeter un coup d’œil au train de vie de nombre de responsables politiques ou administratifs locaux pour s’en convaincre : c’est surtout dans les premières classes des avions qu’on les rencontre. Après des années de pratique, j’en suis personnellement venu à la conclusion que la meilleure forme d’aide serait de laisser les pays concernés se prendre en charge. Les Chinois se sont développés en construisant des barrages avec des couffins et des routes avec des pioches et des pelles. Les Africains auraient intérêt à les imiter, quitte à solliciter l’aide technique ponctuelle de leurs amis étrangers sur des programmes qu’ils ont eux-mêmes choisi et qu’ils mettent eux-mêmes en œuvre.

 

S’agissant de l’aide militaire, la France a, depuis plusieurs années et, dramatiquement, davantage encore depuis le début du mandat présidentiel actuel, fait preuve d’incohérence et même d’aveuglement. Notre pays a des troupes en Afghanistan qui ne servent rigoureusement à rien (avec hélas plusieurs dizaines de soldats sacrifiés), qui coûtent très cher (le budget de l’expédition française en Afghanistan est supérieur à celui de l’ensemble des centres culturels français à l’étranger, qui, eux, sont utiles mais dont les moyens sont en chute libre). Il serait plus judicieux d’utiliser ces troupes pour les pays amis qui en ont besoin et qui les sollicitent. Le Mali en fait partie. La « Françafrique » avait, quoi qu’on en dise, du bon car ces pays se sentaient protégés.

 

Pis, la participation française à la guerre contre Kadhafi qui, sous prétexte de sauver des vies humaines et d’instaurer la démocratie, a engendré ruines, morts et la prise de pouvoir par un régime non issu d’élections et désormais tenu par des islamistes bornés et tribalisés (dont la première mesure a consisté à établir la charia). Non seulement la guerre de l’OTAN en Libye, inspirée par la France, a été néfaste pour les Libyens [voir mes articles sur ce blog], mais ses effets induits sur l’Afrique sont catastrophiques. Des milliers d’armes, y compris des missiles sol-air, ont été disséminées sur le Sahel. L’islamisme dur en général et AQMI en particulier ont été les premiers bénéficiaires de l’intervention française en Libye.

 

mali-coup-d-etat-force-cedeao-communaute.jpgAujourd’hui, une intervention internationale dans le Nord du Mali est nécessaire, à condition toutefois qu’elle s’accompagne du rétablissement des droits du peuple touareg. Une intervention de la CDEAO est une fiction. Les armées de ces pays sont presque toutes très faibles, celle de la Côte d’Ivoire convalescente. Le Nigeria est la seule puissance de cette organisation. Mais ce pays, corrompu, désorganisé et divisé, est un baril de poudre. Partout où ses soldats passent, dans le cadre de forces internationales de la « paix », le remède est généralement pire que le mal, la soldatesque nigériane ayant tendance à considérer les vols et les viols comme un complément de son maigre salaire.

 

On pourrait envisager une force africaine (CEDEAO ou élargie) pour la forme, mais sous contrôle de pays mieux équipés et disposant d’armées davantage professionnelles. Les Etats-Unis me paraissent à priori à écarter. Partout où les GI passent, beaucoup trépassent, et pas seulement les « ennemis ». En outre, en année électorale, il est douteux que le président Obama prenne le risque d’une intervention dans un pays où il n’y pas d’intérêt direct à le faire. Une implication française serait beaucoup plus justifiée. L’algérienne aussi. Il y a donc un préalable à l’intervention : une bonne concertation avec l’Algérie. Cette dernière a été échaudée par notre action en Libye, qui n’était pas dans l’intérêt d’Alger. Une reprise de contact avec les autorités algériennes est donc impérative, et pas seulement sur le dossier malien. Le président Chirac avait l’oreille d’Alger ; son successeur a quasiment coupé les ponts. Espérons que le rétablissement de la relation avec l’Algérie fera partie des priorités du nouveau président français.

 

En attendant, il faut encourager la CEDEAO a obtenir un cessez-le-feu, il faut rétablir au plus vite un pouvoir civil à Bamako et l’encourager à négocier avec les Touaregs laïques, afin d’être en mesure, ultérieurement, de combattre les islamistes d’AQMI, ou, du moins, de permettre à la communauté internationale de le faire.

 

Yves Barelli, 5 avril 2012

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