Macron, son gouvernement, toute la classe politique et les médias s’agitent depuis une semaine et condamnent, sans appel et sans même chercher à comprendre, l’intervention turque en Syrie. Il s’agit effectivement d’une agression telle que définie par le droit international et il n’est pas question pour moi de l’approuver. Ce n’est pas pour autant que je partage les larmes de crocodiles versées sur ce qui est présenté comme un quasi-génocide contre les Kurdes. J’ai eu l’occasion d’analyser (de manière que j’ai la faiblesse de penser un peu plus sereine que nos « commentateurs » attitrés ; d’autres, moins attitrés, ont parfois dit des choses plus intéressantes, mais on leur donne peu la parole) la situation dans mon article du 11 octobre (« intervention turque en Syrie »). Je n’y reviens pas, si ce n’est pour me réjouir que les faits semblent donner raison à mon analyse : cette intervention sera brève et les Kurdes rentreront au bercail syrien qu’ils n’auraient jamais dû quitter. La Russie en sortira grandie, la Turquie et la Syrie renforcées et les Etats-Unis momentanément affaiblis (mais ils sont si hégémoniques dans le monde qu’ils pâtissent rarement longtemps de leurs erreurs). Les Kurdes, qui, pourtant, ont droit à la création d’un Etat souverain, devront changer de stratégie (le choix de l’ancrage territorial en Syrie était mauvais car illégitime et le choix de l’alliance américaine une erreur grossière). Quant à la France et à l’Europe (qui n’existe pas politiquement), hors-jeu depuis longtemps, elles ont adopté une stratégie aberrante et se sont contentées de jouer un rôle dérisoire de « mouche du coche ». Il aurait mieux valu rester totalement en dehors à défaut de jouer un rôle intelligent. Je vais dire pourquoi s’agissant de la France (sur l’Europe, rien à dire puisqu’elle n’existe pas politiquement si ce n’est, en général, comme courroie de transmission de l’OTAN).
1/ La France se dit un Etat laïc et a même instauré cette laïcité en principe de base de ses institutions. Ce pays est en bute à l’agression de l’islamisme « radical » (pléonasme !) qui lui a déclaré la guerre, ainsi qu’à l’ensemble de la civilisation occidentale. Il serait en conséquence logique qu’elle choisisse ses alliés dans le monde « arabo-musulman » parmi les rares pays qui défendent la laïcité. La Syrie de Bachar-el-Assad est un Etat laïc qui fait face à la subversion islamiste financée, encouragée et armée (au moins au départ) par les monarchies wahhabites du Golfe, celles qui prônent l’islam le plus radical.
Elle aurait donc dû, comme la Russie, prendre le parti de la Syrie contre les agresseurs islamistes (le problème n’est pas ici de savoir si Bachar respecte les « droits de l’homme » ; ce n’est pas le cas mais cela l’est encore moins de l’Arabie Saoudite, pourtant notre « allié », sans doute parce qu’on y a de juteux contrats d’armements ; dans cette région, à peu près personne n’est clair sur les droits de l’homme : alors, mieux vaut choisir un criminel qui ne nous agresse pas et qui est laïc plutôt que des criminels islamistes qui nous agressent).
Malheureusement la France a choisi de soutenir la subversion contre le gouvernement de Damas (avec lequel Paris a rompu les relations diplomatiques). Comme les Etats-Unis, la Turquie et les monarchies du Golfe, elle a fourni une aide occulte aux soit disant « forces démocratiques », en fait les islamistes de diverses obédiences.
2/ Non seulement la France s’est enfermée dans ce choix erroné mais elle a fait de l’activisme. Elle a en effet envoyé ses avions (peu, parce qu’elle en a peu, étant déjà occupée sur d’autres théâtres d’opérations, en particulier au Sahel) se mettre sous commandement américain pour participer aux frappes aériennes américaines.
Pis, elle a été encore plus royaliste que le roi, en l’occurrence plus anti-syrienne que les Américains, en se montrant la plus virulente contre la Syrie (Hollande a, probablement pour compenser sa faiblesse intérieure, donné dans une agressivité verbale - plus encore que par ses faibles moyens militaires, que, d’ailleurs, elle ne peut utiliser à sa guise puisque qu’elle dépend des décisions américaines – dans les mêmes proportions insensées que Sarkozy l’avait fait pour lutter – et même l’assassiner – contre la Libye de Kadhafi, autre rare Etat laïc dans la région).
3/ Cette croisade anti-Assad a eu des répercussions en France même en encourageant les loubards musulmans de banlieue en mal de cause à défendre à soutenir les islamistes de l’Etat islamique (« Daesh ») et, pour plusieurs milliers d’entre eux, à partir en Syrie faire le « djihad » contre les « mécréants ».
Cette position aberrante du « régime » français (pour reprendre un mot que nos médias réservent à ceux qui ne sont pas d’accord avec le « système » qui les paye) n’est évidemment pas le seule cause des attentats terroristes islamistes qui frappent notre pays depuis cinq ans mais on ne peut que constater qu’il les a indirectement encouragés : il est difficile de présenter Bachar comme le diable et en même temps de condamner ceux qui partent faire le djihad pour le combattre, djihad dont le prolongement logique est d’aller frapper en son cœur cette civilisation laïque aux racines chrétiennes.
4/ Dans ce combat présenté comme celui des défenseurs des « droits de l’homme » contre cet « axe du mal » représenté par Bachar, Poutine, Orban et quelques autres, la France a choisi son camp, celui des plus extrémistes, plus encore que ceux qui sont à la Maison Blanche, Obama d’abord, Trump ensuite, en fait bien plus mesurés que Hollande et Sarkozy. Hollande est même allé jusqu’à regretter qu’Obama ne frappe pas plus durement Damas.
5/ Lorsque les Américains et les Turcs ont commencé à faire preuve d’un peu plus de discernement en se rendant compte que le véritable ennemi était Daesh et non Bachar, Paris a eu beaucoup de mal à changer de cap. Quand les autres reconnaissaient Bachar à demis mots, la France en était encore à refuser tout contact avec le « régime » (les services secrets syriens auraient pourtant pu nous donner quelques informations utiles sur les groupes islamistes qu’ils surveillent depuis longtemps, mais nous nous sommes privés de ces informations), Paris en était encore à parler de « boucher de Damas » et à encourager (presque à supplier) les Américains de le frapper.
6/ Par suivisme, encore et encore, envers les Américains, la France s’est trouvée de nouveaux « héros » avec les Kurdes de Syrie. Ceux-ci avaient en effet eu la « bonne » idée, « encouragés » (fourniture d’armes et d’argent) par Washington, de prendre leurs distances avec Damas (ils étaient pourtant plutôt en bons termes au début du conflit syrien avec le gouvernement laïc de Bachar, soutenu par toutes les minorités du pays : alaouites, chiites, chrétiens contre la majorité sunnite, soutien historique de l’islamisme). Les Américains ont joué un jeu certes cynique mais que seuls des néophytes en politique ne pouvaient voir : ils ont fait miroiter aux Kurdes la souveraineté sur le territoire qu’ils pourraient contrôler contre armes et argent. Le prix à payer était de refuser de marcher avec les Russes et le gouvernement de Damas et d’aller, au sol, jouer les supplétifs contre Daesh. Les Américains ont pu bénéficier aussi de l’engagement d’autres supplétifs : les « forces spéciales » françaises (probablement quelque centaines de militaires très entrainés et donc efficaces ; ces forces n’avaient aucune autonomie par rapport à leurs maitres américains), présentes au sol à côté des Kurdes.
7/ En refusant de collaborer, et même de parler, avec les Syriens, les Russes et les Turcs, la France s’est mise totalement hors-jeu.
Elle a tout misé sur les Américains et les Kurdes. Et aujourd’hui, elle ne peut que constater qu’elle a tout perdu : les Américains ne sont plus intéressés par la guerre en Syrie ; désormais, leur cible (et celle des Israéliens et des Saoudiens), c’est l’Iran (et la France, une fois de plus, se ridiculise, en jouant à Biarritz les « médiateurs » non sollicités entre Washington et Téhéran, alors qu’elle n’a absolument aucun moyen de peser) ; les Turcs ont eu le feu vert implicite de Washington et de Moscou pour entrer en Syrie et les protestations « scandalisées » de Paris ne changeront rien à la situation sur le terrain et n’auront pour effet que d’affaiblir un peu plus la présence de la France en Turquie, pays qui, pourtant compte et qui avait une amitié traditionnelle avec la France ; quant aux Kurdes, qui étaient nos derniers alliés dans la région, ils nous « trahissent » à leur tour en renouant avec Bachar et en accueillant l’armée syrienne sur ce qui reste de leur territoire.
8/ Résultat : la France est absente à Damas, elle est absente sur le terrain (les forces spéciales américains parties, les nôtres doivent aussi partir honteusement), absente en Turquie, quasi absente en Russie et totalement inaudible (parce qu’elle n’a plus rien à dire d’intelligent et parce que, de toute façon, plus personne ne l’écoute) dans les enceintes internationales (y compris à l’ONU, dont tout le monde désormais se fout).
La question syrienne est en passe d’être réglée par Vladimir Poutine qui, pendant que Paris gesticule stupidement, parle efficacement avec tout le monde : Damas, Ankara, Tel Aviv, Ryad (Poutine y est aujourd’hui), Téhéran. La question kurde reste en plan. Mais c’est ailleurs qu’en Syrie qu’on doit la régler (en Syrie, les Kurdes ont toujours été minoritaires et ils ne se sont taillé un territoire qu’à la faveur du vide de la guerre et de l’aide américaine ; maintenant, tout rentre dans l’ordre : les Kurdes auront leur place en Syrie, dans le cadre de la souveraineté restaurée de ce pays, et avec l’ensemble des acteurs, notamment toutes les minorités.
XXX
Ce qui précède est triste pour les Français et pour les amis de la France. Le pays des Lumières et du général de Gaulle mérite mieux que ce que ses gouvernements en ont fait depuis une décennie.
Au Moyen-Orient, nous avons tout faux. Laissons à d’autres mieux placés que nous le soin d’agir avec intelligence et efficacité. Redevenons un peu plus modestes et renouons avec nos interlocuteurs historiques. Il y a à Damas un lycée français qui tient le coup en dépit du lâchage de Paris et il y a en Syrie encore beaucoup de francophones et de francophiles ; il y a aussi des chrétiens qui, grâce au « régime » de Bachar, n’ont pas été massacrés (à la différence d’autres pays du Moyen-Orient). La Turquie est un partenaire traditionnel de la France depuis le 16ème siècle et l’alliance de François 1er ; certes, Ankara n’est pas exempt de critiques : le génocide arménien n’est toujours pas reconnu et bien des laïcs croupissent en prison mais si on veut faire progresser ces dossiers, c’est par le dialogue confiant, pas par la confrontation méprisante qu’on y parviendra. Et il a le Liban : nos relations avec ce pays frère se sont sensiblement détériorées en même temps que nous ostracisions la Syrie et ses alliés au pays du cèdre.
Et puisque nous n’avons pas les moyens d’être partout, concentrons nos efforts sur l’Afrique. L’armée française s’y bat avec des moyens insuffisants (car redéployés en Syrie) contre l’islamisme au Sahel. Pis, nous nous sommes retirés économiquement du continent noir. C’est pourtant là que se joue l’essentiel de l’influence qui reste encore à la France et c’est là que se joue en grande partie notre avenir./.
Yves Barelli, 15 octobre 2019