La Bosnie-Herzégovine (c’est son nom complet) est l’héritage et le symbole des drames qui ont accompagné entre 1992 et 1995 les guerres yougoslaves et l’éclatement de la fédération qui avait été créée et développée par Tito. Divisée en trois « communautés » antagonistes (Bosniaques, Serbes et Croates), pourtant de même langue et partageant une histoire commune, ce pays est un non-Etat avec des institutions strictement tripartites (il y a ainsi une présidence de la République collégiale avec trois présidents bosniaque, serbe et croate). Les élections qui viennent de se dérouler le 7 octobre ont donné, sans surprise, des majorités nationalistes (chaque communauté la sienne). Je connais bien ce pays pour y avoir séjourné plusieurs mois il y a quelques années.
1/ La Bosnie contemporaine est le fruit d’une histoire que ses habitants n’ont jamais maitrisée. A l’intersection des Balkans et de l’Europe centrale, elle a toujours été tiraillée entre les influences extérieures antagonistes. Elle se situait déjà lorsque l’empire romain a été divisé entre empires d’Occident et d’Orient à la charnière des deux. Au moyen-âge, alors que les Eglises de Rome et de Byzance se déchiraient, une part des Bosniens n’a pas voulu choisir et est devenue « bogomile » (de « bog »= dieu et « mili »= qui aime), une nouvelle croyance apparentée à celle des Cathares occitans. Ils ont échappé à la « croisade » pour les éradiquer en se convertissant à l’islam lorsque les Turcs ont envahi la région. C’étaient les ancêtres des « Bosniaques » d’aujourd’hui. Les autres sont restés catholiques ou orthodoxes.
Au 19ème siècle, l’Autriche-Hongrie a profité du déclin de l’empire ottoman pour pousser ses pions vers l’Est : la Bosnie est devenue un protectorat autrichien. Il suffit de se promener dans le centre de Sarajevo (où la principale artère s’appelle toujours l’avenue du maréchal Tito) pour voir la double influence : la vieille ville a un aspect turc manifeste tandis que la nouvelle, édifiée au début du 20ème siècle, est la sœur jumelle de Vienne, de Budapest ou de Prague (l’abondance des Skoda et des tramways de fabrication tchèque renforcent l’impression) ; dans la vieille ville, on vous sert du café turc et dans la nouvelle de la bière-pression type Pilsen (le houblon est importé de Tchéquie).
En 1914, la première guerre mondiale commença à Sarajevo par l’assassinat par un nationaliste serbe de l’archiduc héritier du trône des Habsbourg. Et pendant la seconde guerre mondiale, les « partisans » communistes de Tito y affrontèrent les « Oustachis » croates pronazis renforcés de milices musulmanes.
Seule la Yougoslavie de Tito apporta paix et prospérité, concrétisée par les fastes des Jeux Olympiques d’hiver de Sarajevo en 1984. La république de Bosnie avait l’avantage d’être la plus centrale de la Fédération dont elle reçut d’importantes dotations en faveur de l’économie, mais aussi de l’éducation et de la santé. Du coup sa marginalité passée, muée en centralité, se transforma en avantage, hélas annihilé lorsque les conflits yougoslaves se déchainèrent, en partie attisés par les Occidentaux (il faillait anéantir la Yougoslavie communiste), ce qui n’excuse en rien, évidemment, les criminels de tous côtés (chaque « camp » a eu les siens et il est bien difficile d’établir une hiérarchie dans l’horreur, ce que nos médias et nos politiques, à la remorque des Américains, ont fait sans vergogne, partant du principe que les Serbes communistes étaient forcément les « méchants » et les autres, « pauvres victimes », les « gentils » ; les informations auxquelles j’ai eu accès sur place m’ont donné la conviction que l’opinion française avait été largement manipulée). Les conflits de Bosnie entre 1992 et 1995 (200 000 morts, des millions de déplacés) ont été les plus terribles de l’ancienne Yougoslavie car aux Croates et aux Serbes, qui y avaient exporté leur conflit, est venu s’ajouter le jeu dangereux de la direction bosniaque, aussi responsable que les autres.
2/ Il reste 3,5 millions d’habitants dans ce pays de 51 129 km2. Il y en avait près de 5 millions en 1991, lorsqu’il était encore l’une des républiques yougoslaves. 2 millions de Bosniens vivent à l’étranger (surtout Amérique du Nord, Allemagne, Autriche, Suisse et pays voisins : Croatie, Serbie ou Slovénie) ; ce sont les plus jeunes et les plus qualifiés. Sur place, on a 20% de chômeurs. Le pays n’est pas misérable mais pas riche non plus. L’économie informelle y occupe une grande place, notamment les trafics de toutes sortes avec l’Europe, en particulier celui des armes, recyclage auprès des malfrats de nos cités de l’arsenal accumulé pendant la guerre). La monnaie utilisée est le « mark convertible », qui a la valeur de l’ancien DM allemand, alors utilisé quand la monnaie s’était, comme le reste, effondrée.
3/ Compte tenu de la stricte parité intercommunautaire stipulée par les accords de Dayton-Paris qui mirent fin en 1995 au conflit bosnien, le pays est évidemment ingouvernable, avec deux « entités » séparées : la « Fédération de Bosnie-Herzégovine » (elle-même divisée en dix « cantons », avec chacun son président et ses « ministres » – il y en 300 dans l’ensemble du pays -) et la « Républika Srpska » (serbe).
La première regroupe en une cohabitation forcée difficile les Bosniaques de tradition musulmane (« bosniaque » est relatif à cette « communauté » et « bosnien » à l’ensemble des habitants du pays) et les Croates de tradition catholique (avec le repli communautaire, on peut être athée tout en étant « musulman » ou « catholique », mais la pratique religieuse a augmenté et les « radicaux » sont plus nombreux qu’autrefois ; du temps de la Yougoslavie, dans les recensements plus du quart des gens se revendiquaient seulement « Yougoslaves »). Cette cohabitation entre les deux ennemis d’hier – à Mostar, les Croates étaient allé jusqu’à détruire au canon, pour le symbole, le vieux pont turc et les massacres réciproques ont été nombreux – a été imposée par les Américains en échange de l’autorisation implicite donnée aux Croates de Croatie de procéder au « nettoyage ethnique » des Serbes de la région de Krajina, limitrophe de la Bosnie, où ils étaient majoritaires (500 000 ont été expulsés) ; la situation est souvent absurde : à Mostar, la municipalité qui « dirige » la ville en principe unifiée est largement fictive : elle ne se réunit que pour partager entre les parties bosniaque et croate de la ville les subventions qui viennent de l’UE.
La seconde entité, la serbe, a une administration totalement séparée de la première. Elle couvre la moitié du territoire bosnien avec un découpage compliqué qui rappelle le jeu de « go » : chacun encercle l’autre tout en étant lui-même encerclé.
Les deux entités désignent les institutions fédérales du pays avec une parité tripartite systématique : pas seulement la présidence collégiale et le parlement mais tout le reste ; ainsi lors du dernier « mondial » de foot, la FIFA a hésité à agréer une délégation bosnienne qui n’arrivait pas à désigner un président unique comme l’impose le règlement de la FIFA.
On a poussé la schizophrénie jusqu’à ériger en « langues » différente la langue commune, le serbo-croate, parlé par tous. Le « croate », écrit en caractères latins, s’ingénie à inventer des mots nouveaux (du genre « champ d’aviation » à la place d’ « aéroport ») ou à ressortir des archaïsmes pour se différencier du serbe. Les Serbes de Bosnie mettent un point d’honneur à n’utiliser dans leur zone que l’alphabet cyrillique (alors qu’en Serbie, où le cyrillique est également la norme, on écrit aussi volontiers en latin, les deux étant obligatoires à l’école). Quant aux Bosniaques, ils ont aussi leur « langue » (les Monténégrins aussi) et ils ressortent quelques localismes d’inspiration turque pour se donner l’illusion de parler autre chose que les Croates et les Serbes ; tous, néanmoins, se comprennent parfaitement et on ne pousse quand même pas la bêtise jusqu’à mettre une traduction simultanée au conseil des ministres!
Cette situation digne de Clochemerle serait comique si elle n’était la résultante de la tragédie bosnienne. La Bosnie est devenue un non-pays que la « communauté internationale » (lisez les « Etats-Unis ») a figé en 1995 en cautionnant le partage « ethnique » issu de la guerre sans laisser l’option aux intéressés de choisir une vraie partition (l’Herzégovine, au sud, peuplée de Croates, aurait souhaité rejoindre la Croatie et la Republika Srpska aspire soit à l’indépendance internationalement reconnue soit à rejoindre le Serbie, mais cela lui est refusé : les Serbes sont victimes du « deux poids, deux mesures » : les Albanais du Kosovo ont pu avoir leur propre Etat, mais les Serbes de Bosnie n’ont pas ce droit, par quelle logique ?).
Le pouvoir exécutif a été prudemment confié par les accords de Dayton au « Haut Représentant International ». C’est lui qui a le pouvoir effectif sous le contrôle de l’ambassadeur américain (assisté pour la forme du Britannique, du Français et de l’Allemand, à peine écoutés ; j’en sais quelque chose puisque j’ai participé à ces réunions-bidon) : la Bosnie est un protectorat de l’OTAN et de l’Union Européenne (les Européens payent et les Américains en tirent les bénéfices politiques et militaires ; ils ont notamment une base aérienne en Bosnie, utilisée en 1999 pour bombarder Belgrade). La présidence et les parlements élus le 7 octobre sont donc purement consultatifs.
XXX
Mon séjour bosnien a été instructif pour comprendre la réalité du pays, assez éloignée des « poncifs » véhiculés en dehors. Séjour triste aussi lorsque j’ai vu passer dans Sarajevo les centaines de cercueils des massacrés de Srebrenica (où l’assassinat délibéré et impardonnable de 8000 civils bosniaques sans défense a répondu à celui, du même genre, de 2000 Serbes ; mais l’histoire officielle, celle des vainqueurs, ne retient que le premier) ou lorsque mon chauffeur, qui me contait son vécu personnel, me dit un jour les larmes aux yeux, visant les responsables des trois « communautés » : « ces salops ont tué mon pays et m’ont volé ma jeunesse ».
Pas étonnant qu’à Sarajevo, comme au Monténégro (où j’y ai ouvert l’ambassade de France en 2006) ou à Skopje, on soit majoritairement « yougo-nostalgique ». Je le suis moi aussi, surtout lorsque je me souviens du temps heureux de mon stage ENA à Belgrade en 1978, alors capitale d’un pays qui comptait dans le monde. Je me souviens aussi de la francophilie serbe qui y régnait et j’ai été assez honteux lorsque l’aviation française, au service des Américains, a participé au bombardement de Belgrade en 1999. Au moins nos avions, n’ont-t-ils pas touché ce magnifique monument à l’ « amitié franco-serbe » érigé avant la seconde guerre mondiale dans le parc du Kalemegdan juste en face de l’imposante ambassade de France à une époque où notre pays savait encore choisir ses amis. Les Serbes ont certes été aussi « bêtes » que « méchants » (ils n’ont pas été les seuls) et ils sont en partie responsables des malheurs qui se sont abattus sur eux. Mais ils conservent mon amitié.
La Yougoslavie était un beau pays. Comme les Yougoslaves, j’en garde le souvenir. Pauvre Bosnie !
Yves Barelli, 10 octobre 2018