En rompant l’accord international sur l’arrêt du programme nucléaire iranien signé par son prédécesseur en compagnie des dirigeants iranien, russe, chinois, britannique, français et allemand, le président américain a ouvert une boite de Pandore extrêmement dangereuse pour le Moyen-Orient et la paix du monde. Il l’a fait sous la pression d’Israël et pour soigner ses soutiens internes les plus agressifs vis-à-vis de l’Iran, notamment (mais pas seulement) le « lobby » juif. Par la même occasion, il a renouvelé, et même promis d’amplifier, les « sanctions » unilatérales des Etats-Unis (qui, du fait de leur poids dans le monde, vont bien au-delà des seuls Etats-Unis) dont il n’est pas sûr qu’elles soient très efficaces. Elles ne sont pas, en tout cas, de nature à empêcher l’Iran d’acquérir à terme l’arme nucléaire, nécessaire pour sa sécurité.
1/ L’activisme dangereux de Trump doit évidemment être replacé dans le contexte interne américain (déterminant dans sa décision) mais aussi dans celui du Moyen-Orient, marqué par la volonté d’Israël et de l’Arabie saoudite d’en découdre avec l’Iran. J’y reviendrai plus loin.
2/ L’accord conclu en 2015 entre l’Iran et le groupe « G5+1 » (les membres permanents du Conseil de Sécurité + l’Allemagne, avec, en plus, l’Union européenne, disons, à titre décoratif car sans pouvoir) échangeait le démantèlement des installations de production d’uranium enrichi (nécessaire pour fabriquer la bombe) contre la levée des sanctions occidentales (américaines et, comme souvent, européennes, l’UE ayant en général l’habitude de s’aligner sur Washington). Un système sophistiqué d’inspections internationales des installations garantissait la bonne exécution par l’Iran de ses engagements.
Côté iranien, le principe de l’accord fut acquis par la victoire de la faction « ouverte » du régime islamique emmenée par Hassan Rohani, victorieux aux élections contre la faction plus conservatrice sur un programme de relative ouverture du régime à la fois à l’intérieur (domination moins pesante des religieux) et à l’extérieur (ouverture aux investissements étrangers avec son espoir de dynamisation de l’économie, grâce à la levée des sanctions). Cette ligne « modérée » et « moderne » obtint, peut-être à l’essai, l’aval du régime religieux, concrétisé par Ali Khamenei, guide suprême de la Révolution et garant de la pérennité du régime autocratique chiite qui dirige l’Iran depuis la « Révolution » khomeiniste de 1979, en ayant toujours à l’esprit que, en Iran, le président de la république et son gouvernement n’ont qu’un pouvoir limité et contrôlé, le dernier mot revenant à la hiérarchie religieuse.
3/ Côté occidental, l’accord apportait la garantie que l’Iran, au moins pour une à deux décennies (ensuite, on verrait, étant entendu que l’Iran renonçait, pour le moment, à l’arme nucléaire mais que, dans le même temps, il poursuivrait son programme balistique - quand on a la « bombe », il faut des fusées pour la porter - et son programme nucléaire civil - il n’est pas facile de passer de la capacité civile à la capacité militaire, mais quand on a la technologie, passer de l’une à l’autre n’est qu’une question de temps s’il y a une volonté politique et l’adhésion de la population pour consentir les sacrifices pour y parvenir -) ne se doterait pas de l’arme nucléaire, garantie, croyait-on, que d’autres pays de la région ne s’en doteraient pas non plus (Israël l’a déjà mais, si l’Iran l’acquiert, l’Arabie saoudite, la Turquie, voire l’Egypte pourraient suivre) et, en plus, offrait des perspectives intéressantes pour faire un commerce lucratif avec l’Iran, marché potentiellement considérable (80 millions d’habitants) et pays largement solvable grâce aux revenus tirés du pétrole.
Côté Russie et Chine, l’intérêt était à la fois de principe (les cinq puissances nucléaires « historiques », en même temps membres permanents du Conseil de Sécurité, ont un intérêt collectif et une action concertée contre la prolifération nucléaire) et stratégique, la fin des sanctions occidentales renforçant l’Iran, leur principal allié au Moyen-Orient.
4/ Alors pourquoi ce revirement américain ? Essentiellement pour trois raisons.
La première est, il ne faut jamais l’oublier, le traumatisme et l’humiliation causés par la prise d’otage de diplomates américains à l’ambassade US à Téhéran par des « étudiants » (en fait le pouvoir) en 1979 au début de la révolution islamique : des diplomates, les yeux bandés, promenés et insultés dans les rues de la capitale sans que les Américains n’aient rien pu faire (l’envoi d’un commando pour les délivrer avait échoué) avant qu’ils soient libérés. Difficile à pardonner et à oublier ! A ce grief historique sont venues s’ajouter des critiques de l’accord quant à son aspect imparfait et peut-être non durable.
Dans le concert des critiques, populaires aux Etats-Unis comme expliqué ci-dessus, le « lobby » juif a joué un rôle important. Ce « lobby » est constitué par les activistes de la « communauté » juive qui agissent de concert avec les milieux les plus extrémistes d’Israël (notamment son gouvernement actuel) et qui ont une influence déterminante sur la vie politique des Etats-Unis (il n’est pas exagéré de dire que ce ne sont pas les Etats-Unis qui « tiennent » Israël, ce qui serait logique compte tenu de l’aide multiforme apportée par les Etats-Unis à l’Etat hébreux, mais le contraire : c’est Israël qui, en grande partie, « tient » les Etats-Unis).
La seconde raison est liée à la première : Israël estime que sa sécurité est menacée par l’Iran à la fois parce que ce pays s’est placé à l’avant-garde des pays musulmans qui veulent libérer « Al Qods » (Jérusalem) de l’occupation sioniste, et parce que l’Iran est au centre de l’ « arc chiite », cet ensemble de pays où les chiites (l’un des deux grands courants, ennemis jurés, de l’islam ; l’autre est le sunnite, majoritaire dans la « Oumma », la communauté des « croyants) : l’ « arc chiite » inclue aujourd’hui l’Irak (où les Américains sont néanmoins également influents), la Syrie (son régime est laïc mais les « Alaouites », une branche apparentée au chiisme, y détient le pouvoir) et le « Hezbollah » libanais. Ce dernier, qui représente les chiites du Liban, détient désormais la majorité au parlement et au gouvernement libanais car son influence va au-delà de sa « communauté » : c’est le Hezbollah qui a été en première ligne dans la résistance victorieuse à l’invasion du Liban par l’armée israélienne en 2006 : cette intervention israélienne irresponsable a fait basculer dans le camp du Hezbollah les chrétiens maronites qui étaient pourtant favorables à Israël auparavant. Le prestige et l’expérience combattante du mouvement chiite libanais expliquent que le Hezbollah est en première ligne en Syrie, avec l’Iran et la Russie, pour épauler les forces gouvernementales de Bachar-el-Assad.
Israël a donc deux bonnes raisons d’en vouloir à l’Iran : l’hostilité à son égard de Téhéran, qu’il estime fondamentale, et son alliance avec le Hezbollah.
Il existe une troisième raison au revirement américain : l’antagonisme entre l’Arabie saoudite et l’Iran qui recouvre la vieille haine entre sunnites et chiites qui date du 7ème siècle (succession du prophète Mohammed) et la rivalité des deux puissances majeures du Golfe pour dominer la péninsule arabique : la confrontation entre les deux a déjà commencé par combattants interposés dans la sanglante guerre civile qui détruit en ce moment le Yémen (avec une intervention directe des troupes saoudiennes et d’autres pays de la coalition sunnite).
Paradoxalement (mais les paradoxes sont très nombreux au Moyen-Orient), l’Arabie saoudite, pays de l’islam le plus « fondamental » et le plus « intégriste », celui du wahhabisme qui a inspiré Daesh et qui, en France par exemple, inspire l’antisémitisme de nombre d’islamistes de nos banlieues, a conclu une alliance stratégique de fait avec Israël contre l’Iran et le chiisme. Cette alliance rejoint les alliances stratégiques conclues par les Etats-Unis, d’une part avec Israël (pour les raisons évoquées plus haut) et d’autre part avec l’Arabie saoudite (du temps de la « guerre froide », les monarchies conservatrices étaient du côté américain et les régimes laïcs du côté soviétique, cet intérêt politique et militaire était doublé d’un intérêt économique, l’Arabie saoudite étant le principal fournisseur de pétrole aux Etats-Unis – ce deuxième intérêt est aujourd’hui moins évident car les Etats-Unis sont devenus autosuffisants grâce au pétrole de schiste).
5/ Le décor est donc planté : d’un côté, les Etats-Unis, l’Arabie saoudite et Israël. De l’autre, l’Iran et ses alliés de l’arc chiite, avec un soutient, au moins moral, de la Russie, de la Chine mais aussi de l’Inde (et peut-être de la Turquie).
Mais ce serait trop simple, et donc faux, de raisonner comme cela. Le Moyen-Orient est bien plus compliqué. Les ennemis des ennemis ne sont pas forcément des amis et vice-versa.
Il faut compléter le tableau :
La Syrie est l’alliée de l’Iran et du Hezbollah mais Israël préfère ménager le régime de Bachar-el-Assad : en dépit du contentieux historique (plusieurs guerres israélo-arabes) et territorial (Israël occupe depuis 1967 une portion de territoire syrien, les hauteurs du Golan, au-dessus du lac de Tibériade), elle préfère avoir affaire au régime laïc actuel plutôt qu’à un pouvoir islamiste ou au chaos. C’est pourquoi depuis le début de la guerre de Syrie, Israël ne se prive pas de bombarder sur le territoire syrien les forces du Hezbollah et de l’Iran (encore la nuit dernière) mais évite de toucher les forces syriennes et les forces russes.
La Turquie se veut la championne de l’islam sunnite dans la vieille tradition de l’empire ottoman. Mais, si elle a semblé prendre le parti de la subversion islamiste en Syrie au début, elle a pris aujourd’hui ses distances avec elle. Pour cette raison, alors qu’elle combattait le régime de Bachar au début du conflit, elle tend aujourd’hui à le ménager car elle a au moins un même intérêt objectif : supprimer le « réduit » kurde installé dans le nord de la Syrie (en liaison avec les Kurdes de Turquie, ennemis du régime d’Ankara), de sorte qu’elle verrait d’un bon œil la reconquête de l’ensemble du pays par les troupes de Bachar.
Les Américains s’étaient appuyés sur les Kurdes de Syrie et d’Irak pour éradiquer « Daesh ». Les « récompenser » par des territoires irait à l’encontre des intérêts turcs. C’est l’une des raisons du rapprochement turc avec la Russie (alors que les deux pays étaient dans des «camps » opposés au début de la guerre de Syrie). On a aujourd’hui le paradoxe de la Turquie, pays membre de l’OTAN, qui a des relations avec la Russie, mais aussi avec l’Iran, qui s’apparentent de plus en plus à une alliance stratégique.
Pour compliquer le tout, il convient de noter que la Russie, alliée de l’Iran et de la Syrie, n’a pas de mauvaises relations avec l’Arabie saoudite (ce n’est ni le grand amour ni la coopération intense mais les relations sont correctes, y compris sur le plan commercial) et des relations amicales avec Israël (en dépit de divergences d’appréciations sur la région) : il y a des liens forts sur le plan culturel – nombreux Israéliens d’origine russe – et touristique – dispense de visas) ; Benjamin Netanyahou était l’invité d’honneur le 9 mai à Moscou à l’occasion de la célébration du 73ème anniversaire de la victoire sur le nazisme ; il a assisté avec Poutine pendant deux heures à la parade militaire sur la Place Rouge.
La vérité est que, aujourd’hui, au Moyen-Orient, c’est la Russie qui est au centre du jeu : les tergiversations américaines déroutent même leurs meilleurs alliés. Quant aux Européens, ils sont complètement absents et la Chine, qui coopère étroitement avec l’Iran (mais aussi avec l’Arabie saoudite) et n’a aucun antagonisme avec les autres pays de la région, préfère rester en retrait, attendant son heure (pour le moment, ses priorités sont en Extrême-Orient) qui viendra certainement un jour
6/ Quel sera l’impact des sanctions américaines ?
Une remarque préliminaire : elles ne sont pas nouvelles. L’annonce de leur levée en 2016 ne s’est pas encore réellement concrétisée. Les promesses de grands contrats commerciaux avec l’Iran étaient plus virtuelles et potentielles que réelles.
On doit s’attendre en toute logique à ce que les contrats déjà négociés et même signés par des sociétés européennes soient annulés car les Etats-Unis ont les moyens de les obliger à le faire : tout ce qui est négocié en dollars relève, aux yeux des Américains, de la législation américaine, même quand les Etats-Unis ne sont pas directement concernés. Même lorsque le dollar n’est pas la monnaie utilisée, les Américains prétendent interdire des transactions s’ils les considèrent comme « incompatibles avec leurs intérêts stratégiques ». Dans la pratique, il n’y a aucune limite à l’unilatéralisme américain : dans le passé, des firmes françaises, par exemple, ont été condamnées par la justice américaine à des amendes de plusieurs milliards de dollars pour avoir commercé avec l’Iran ou Cuba ; si elles ne payent pas, elles sont entravées dans leurs opérations internationales et interdites d’activités aux Etats-Unis ; c’est pourquoi, elles ont toujours préféré payer. On peut donc penser que les sanctions américaines seront efficaces, au moins pour les Européens. Cela devrait toucher par exemple Total, Peugeot, Vinci ou Airbus, d’autant que certains éléments techniques des produits qu’on s’apprêtait à vendre contiennent de la technologie américaine soumise à autorisation (par exemple, des éléments des avions Airbus). Cela empêchera aussi sans doute l’Iran de reprendre ses ventes de pétrole en Europe (avec 2,7 milliards de barils/jour, l’Iran est parmi le cinq premiers exportateurs, mais il pourrait faire deux fois plus : en fait, l’impact des sanctions sera surtout de priver l’Iran d’un manque à gagner à cause de la difficulté d’augmenter ses exportations (en partie compensé par la hausse du prix du baril qui va résulter de la relative pénurie de brut au niveau mondial qui en sera la conséquence).
Cela ne mettra pas l’Iran à genoux. Pour trois raisons.
La première est que le pays, habitué à l’embargo américain depuis 1979, est devenu largement autosuffisant pour l’essentiel de sa consommation. Je me suis rendu en Iran il y a deux ans (voir mon article sur ce blog du 17 avril 2016 : « Impressions d’Iran : voyage en république islamique »). Pas seulement à Téhéran mais aussi dans le pays « profond » (j’ai parcouru 1000km en voiture). Il n’y a pas de pénurie de biens de consommation car le commerce est largement approvisionné en biens de toutes sortes. Même les i-phones et autres matériels électroniques des marques américaines y sont disponibles (ils sont importés, plus ou moins en contrebande, de Dubaï, du Qatar ou de l’Oman). Les Chinois (qui n’ont jamais appliqué d’embargo contre l’Iran) y vendent tous leurs produits. Les Peugeot y sont fabriquées du fait de licences anciennes. Etc. A l’exportation, le pétrole n’est presque plus exporté en Europe (du fait de l’embargo ancien) mais la Chine et l’Inde, qui sont les deux premiers partenaires commerciaux de l’Iran, absorbent à eux deux plus de la moitié du pétrole iranien (le reste va surtout ailleurs en Asie, y compris au Japon et en Corée du Sud).
Le principal impact des sanctions sera donc surtout un manque à gagner comme vu plus haut et le renoncement des perspectives de renouveau technologique (avions, infrastructures et surtout amélioration des capacités pétrolières) auxquelles les Iraniens s’attendaient. Ce n’est pas dramatique. Ils achèteront chinois ou russe.
La seconde raison est politique et humaine. J’ai constaté moi-même en discutant avec de nombreux Iraniens, tant à l’intérieur de l’Iran qu’à l’extérieur (où résident de nombreux Iraniens réfractaires au totalitarisme religieux), combien le patriotisme est une valeur à peu près unanimement partagée, même chez les opposants au régime des « mollahs ». La civilisation perse est l’une des plus anciennes (haute Antiquité) et des plus prestigieuses (relisez les « Lettres persanes » de Voltaire) que la terre ait porté. Son influence reste forte non seulement chez ceux qui se réclament du chiisme, mais aussi en Asie centrale et en Inde (le persan en fut la langue de culture pondant trois siècles). Les Iraniens sont fortement attachés à leur pays, à leur civilisation et à leur histoire et ils en sont fiers. Le patriotisme, s’il tend à être considéré chez nous par certains comme une valeur ringarde, reste essentiel dans d’autres pays où les populations sont souvent disposées à consentir des sacrifices pour leur patrie : à titre d’exemple, Cuba malgré l’embargo, la Russie en dépit des « sanctions » occidentales aussi absurdes qu’injustes (elles ont entrainé un effondrement de la valeur du rouble mais les Russes ont fait corps et ont manifesté leur soutien au gouvernement en votant, pour la quatrième fois, massivement pour Poutine), et même la petite Corée du Nord (plus on la « sanctionne », plus l’adhésion au régime y est forte).
Il en ira de même pour l’Iran, j’en suis plus que convaincu. Comme beaucoup d’Iraniens, je suis réfractaire au totalitarisme religieux. Malheureusement, Trump va le renforcer. On peut s’attendre à ce que Rohani, qui avait tout misé sur l’accord nucléaire avec les Américains, soit balayé à la prochaine élection au profit de bien plus « conservateurs » (c’est-à-dire religieusement « bienpensants » ou « mieux-pensants ») que lui (d’autant qu’il n’y a pas que l’aspect religieux : en Iran, l’Etat contrôle plus de 50% de l’économie et de nombreux produits de première nécessité sont subventionnés : le programme de Rohani faisait le pari qu’en ouvrant l’économie et en la « libéralisant », donc en privilégiant l’économique au social, on aurait une amélioration de la vie des Iraniens ; du coup, ce programme risque de tomber à l’eau).
7/ Pour le moment, tout le monde temporise. Rohani, pris de cours par la fermeture américaine, essaie de sauver l’accord nucléaire avec les autres (et par la même occasion, sa position). L’ayatollah Khamenei attend pour voir. Les Européens attendant aussi : ils ne peuvent rien faire si ce n’est espérer, Trump n’étant pas éternel, que son successeur sera animé de meilleurs sentiments. Les Russes et les Chinois comptent les points et attendent, eux aussi, leur heure. Israël et l’Arabie saoudite sont les seuls à ce réjouir de la décision de Trump.
8/ Les Iraniens vont-t-ils reprendre leur programme nucléaire militaire?
Sans doute pas tout de suite (ils vont vouloir montrer que, eux, tiennent leurs engagements), mais à terme, cela est logique car nécessaire à leur sécurité. D’ailleurs, l’accord signé par Rohani ne faisait pas l’unanimité. Certains auraient préféré que le pays se dote le plus vite possible de la bombe en dépit des risques encourus dans la période délicate de l’avant-bombe : pas seulement les sanctions, mais, comme cela s’est déjà produit, attaques clandestines israélo-américaines contre le programme nucléaire (sabotage par attaques informatiques et assassinats ciblés d’ingénieurs travaillant sur le projet) et même guerre préventive israélienne et/ou saoudienne.
A terme, il est évident que seule la détention de l’arme nucléaire constituerait l’ « assurance tous-risques » contre une agression extérieure. L’exemple de la petite Corée du Nord, sauvée d’une agression américaine et même considérée en fin de compte comme un interlocuteur presque d’égal à égal par le géant américain, est là pour le prouver.
J’ai personnellement toujours pensé que le traité de non-prolifération, qui interdit en théorie l’accès à l’arme nucléaire pour tout pays autre que les cinq « grands » (US, RU, CH, GB, FR), membres initiaux et autorisés du « club » atomique et « gendarmes du monde » en vertu de la charte de l’ONU (ce sont les membres permanents du Conseil de Sécurité), n’était plus viable à partir du moment où un nouveau pays était, de fait, autorisé à rejoindre le club. Or, l’Inde et le Pakistan se sont dotés de l’arme nucléaire il y a déjà vingt ans (les deux ont procédé à leur premier essai en 1998) : la « communauté internationale », comme on dit, a exprimé sa mauvaise humeur en boycottant pendant quelques mois les visites ministérielles puis tout est entré dans l’ordre. Pis, Israël a la bombe atomique (probablement avec l’aide américaine et, en tout cas, l’aval de Washington ; en voulant faire une exception pour Israël, les Etats-Unis ont de fait tué le traité TNP) sans doute depuis 1979 (détention avérée mais jamais avouée officiellement). Enfin, la Corée du Nord l’a depuis 2006 (elle n’est devenue probablement opérationnelle que depuis peu).
Deux remarques. La première est que, de fait, et paradoxalement, cette arme de l’apocalypse est devenue une arme de paix parce qu’apocalyptique. Depuis les terribles bombes américaines sur Hiroshima et Nagasaki, aucun pays ne l’a plus utilisée, même au plus fort de la guerre froide. L’Inde et le Pakistan, qui avaient eu trois guerres meurtrières après 1948, date de leur création sur les décombres de l’ancien empire britannique des Indes, sont maintenant en paix. On peut dire grâce à leurs bombes.
Les défenseurs du TNP sont assurément pleins de bonnes intentions : moins il y aura de puissances nucléaires, moins il y aura un risque d’accident.
Fort bien. Mais par quelle logique, par quelle légitimité, autoriser, de fait, Israël à avoir la bombe et pas l’Iran ? Et comment empêcher un jour d’autres d’avoir la leur : Arabie saoudite, Turquie, mais aussi Japon et d’autres ? Comment être considéré comme une grande puissance sans la bombe atomique ? Les réponses sont évidentes : si un pays, qui a la technologie, veut vraiment avoir sa bombe, on pourra lui rendre la vie compliquée pendant quelque temps, mais, au final, on entérinera (il y a d’autres éléments de la puissance, évidemment, notamment l’économie, mais, si la bombe n’est pas une condition suffisante de puissance, il n’est pas réaliste de dire qu’elle n’en est pas une condition nécessaire : dans un monde dangereux, le PIB est important, mais l’armée l’est aussi).
C’est ce qui me fait dire que l’Iran aura = certainement = un jour la bombe atomique. Regrettable, peut-être (sauf pour sa sécurité), mais inévitable assurément.
9/ Chez les Israéliens et les Saoudiens, la tentation de frapper fort et tout de suite l’Iran avant que la république islamique ne se dote de l’arme nucléaire est forte. Mais ils y regarderont sans doute à deux fois avant de le faire. L’Iran, c’est 80 millions d’habitants, une grande profondeur stratégique et une armée conventionnelle en elle-même plutôt dissuasive, avant même le renfort de l’arme atomique.
L’Iran n’est pas seul. La Russie et la Chine sont des soutiens de poids. Davantage d’ailleurs sur le plan diplomatique que militaire : elles n’interviendraient sans doute pas directement dans la guerre, mais leur voix est écoutée à Tel-Aviv, à Riyad et à Washington (Donald Trump est peut-être imprévisible mais ses conseillers savent jusqu’où ne pas aller : ils l’ont fait comprendre à Trump pour la Corée du Nord). D’autres pays prendraient le parti de l’Iran en cas de confrontation avec Israël : sans doute l’Inde, la Turquie et quelques autres. Ce n’est pas rien.
Les tirs de missiles qui viennent de se produire entre Israël et les troupes iraniennes de Syrie annoncent-t-ils un début de guerre ? Je ne crois pas mais il y a toujours un risque d’engrenage, en l’occurrence du fait des Iraniens sur place. Les troupes qui y opèrent sont une partie de l’armée iranienne renforcée de milices formées de volontaires : les « gardiens de la Révolution » sont motivés et militants ; ils ne sont pas contrôlés par Rohani et relèvent directement de la hiérarchie religieuse (du moins peut-on l’espérer ; s’ils étaient des « électrons libres », le pire serait possible) ; ils n’ont jamais caché leur hostilité à l’accord nucléaire et leur souhait d’en découdre avec Israël. C’est évidemment dangereux.
On peut espérer que l’engrenage ne se produira pas. Nul, en définitive, n’y a intérêt. Pas l’Iran, c’est évident. Mais pas non plus Israël : le pays a la bombe atomique et la meilleure armée du monde certes, mais sa petite taille et sa faible population le rendent vulnérable. Quant à l’Arabie saoudite, elle aligne sur le papier un arsenal impressionnant (elle a l’un des cinq plus gros budgets militaires du monde), notamment en avions, mais peu de pilotes et une armée dont la piètre performance au Yémen (en dehors de bombardements aveugles, les résultats sont plutôt lamentables) laisse penser qu’elle ne ferait pas le poids face à l’Iran.
XXX
Ma conclusion : Trump a agi en irresponsable. Les risques de conflagration généralisée sont réels. Toutefois, au risque de paraitre exagérément optimiste, je ne crois pas à une guerre totale entre Israël-Arabie saoudite et Iran. Les uns et les autres (les protagonistes sur place mais aussi les Russes et les Américains) ont tracé des « lignes rouges » : les politiques peuvent proférer des menaces ; leurs généraux et leurs conseillers sont là pour les ramener à la raison. Je n’exclue toutefois pas un accident et un enchainement.
Yves Barelli, 11 mai 2018