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11 mai 2018 5 11 /05 /mai /2018 11:01

En rompant l’accord international sur l’arrêt du programme nucléaire iranien signé par son prédécesseur en compagnie des dirigeants iranien, russe, chinois, britannique, français et allemand, le président américain a ouvert une boite de Pandore extrêmement dangereuse pour le Moyen-Orient et la paix du monde. Il l’a fait sous la pression d’Israël et pour soigner ses soutiens internes les plus agressifs vis-à-vis de l’Iran, notamment (mais pas seulement)  le « lobby » juif. Par la même occasion, il a renouvelé, et même promis d’amplifier, les « sanctions » unilatérales des Etats-Unis (qui, du fait de leur poids dans le monde, vont bien au-delà des seuls Etats-Unis) dont il n’est pas sûr qu’elles soient très efficaces. Elles ne sont pas, en tout cas, de nature à empêcher l’Iran d’acquérir à terme l’arme nucléaire, nécessaire pour sa sécurité. 

1/ L’activisme dangereux de Trump doit évidemment être replacé dans le contexte interne américain (déterminant dans sa décision) mais aussi dans celui du Moyen-Orient, marqué par la volonté d’Israël et de l’Arabie saoudite d’en découdre avec l’Iran. J’y reviendrai plus loin.   

2/ L’accord conclu en 2015 entre l’Iran et le groupe « G5+1 » (les membres permanents du Conseil de Sécurité + l’Allemagne, avec, en plus, l’Union européenne, disons, à titre décoratif car sans pouvoir) échangeait le démantèlement des installations de production d’uranium enrichi (nécessaire pour fabriquer la bombe) contre la levée des sanctions occidentales (américaines et, comme souvent, européennes, l’UE ayant en général l’habitude de s’aligner sur Washington). Un système sophistiqué d’inspections internationales des installations garantissait la bonne exécution par l’Iran de ses engagements.  

Côté iranien, le principe de l’accord fut acquis par la victoire de la faction « ouverte » du régime islamique emmenée par Hassan Rohani, victorieux aux élections contre la faction plus conservatrice sur un programme de relative ouverture du régime à la fois à l’intérieur (domination moins pesante des religieux) et à l’extérieur (ouverture aux investissements étrangers avec son espoir de dynamisation de l’économie, grâce à la levée des sanctions). Cette ligne « modérée » et « moderne » obtint, peut-être à l’essai, l’aval du régime religieux, concrétisé par Ali Khamenei, guide suprême de la Révolution et garant de la pérennité du régime autocratique chiite qui dirige l’Iran depuis la « Révolution »  khomeiniste de 1979, en ayant toujours à l’esprit que, en Iran, le président de la république et son gouvernement n’ont qu’un pouvoir limité et contrôlé, le dernier mot revenant à la hiérarchie religieuse.

3/ Côté occidental, l’accord apportait la garantie que l’Iran, au moins pour une à deux décennies (ensuite, on verrait, étant entendu que l’Iran renonçait, pour le moment, à l’arme nucléaire mais que, dans le même temps, il poursuivrait son programme balistique - quand on a la « bombe », il faut des fusées pour la porter - et son programme nucléaire civil - il n’est pas facile de passer de la capacité civile à la capacité militaire, mais quand on a la technologie, passer de l’une à l’autre n’est qu’une question de temps s’il y a une volonté politique et l’adhésion de la population pour consentir les sacrifices pour y parvenir -) ne se doterait pas de l’arme nucléaire, garantie, croyait-on, que d’autres pays de la région ne s’en doteraient pas non plus (Israël l’a déjà mais, si l’Iran l’acquiert, l’Arabie saoudite, la Turquie, voire l’Egypte pourraient suivre) et, en plus, offrait des perspectives intéressantes pour faire un commerce lucratif avec l’Iran, marché potentiellement considérable (80 millions d’habitants) et pays largement solvable grâce aux revenus tirés du pétrole.

Côté Russie et Chine, l’intérêt était à la fois de principe (les cinq puissances nucléaires « historiques », en même temps membres permanents du Conseil de Sécurité, ont un intérêt collectif et une action concertée contre la prolifération nucléaire) et stratégique, la fin des sanctions occidentales renforçant l’Iran, leur principal allié au Moyen-Orient.

4/ Alors pourquoi ce revirement américain ? Essentiellement pour trois raisons.

La première est, il ne faut jamais l’oublier, le traumatisme et l’humiliation causés par la prise d’otage de diplomates américains à l’ambassade US à Téhéran par des « étudiants » (en fait le pouvoir) en 1979 au début de la révolution islamique : des diplomates, les yeux bandés, promenés et insultés dans les rues de la capitale sans que les Américains n’aient rien pu faire (l’envoi d’un commando pour les délivrer avait échoué) avant qu’ils soient libérés. Difficile à pardonner et à oublier ! A ce grief historique sont venues s’ajouter des critiques de l’accord quant à son aspect imparfait et peut-être non durable.

Dans le concert des critiques, populaires aux Etats-Unis comme expliqué ci-dessus, le « lobby » juif a joué un rôle important. Ce « lobby » est constitué par les activistes de la « communauté » juive qui agissent de concert avec les milieux les plus extrémistes d’Israël (notamment son gouvernement actuel) et qui ont une influence déterminante sur la vie politique des Etats-Unis (il n’est pas exagéré de dire que ce ne sont pas les Etats-Unis qui « tiennent » Israël, ce qui serait logique compte tenu de l’aide multiforme apportée par les Etats-Unis à l’Etat hébreux, mais le contraire : c’est Israël qui, en grande partie, « tient » les Etats-Unis).

La seconde raison est liée à la première : Israël estime que sa sécurité est menacée par l’Iran à la fois parce que ce pays s’est placé à l’avant-garde des pays musulmans qui veulent libérer « Al Qods » (Jérusalem) de l’occupation sioniste, et parce que l’Iran est au centre de l’ « arc chiite », cet ensemble de pays où les chiites (l’un des deux grands courants, ennemis jurés,  de l’islam ; l’autre est le sunnite, majoritaire dans la « Oumma », la communauté des « croyants) : l’ « arc chiite » inclue aujourd’hui l’Irak (où les Américains sont néanmoins également influents), la Syrie (son régime est laïc mais les « Alaouites », une branche apparentée au chiisme, y détient le pouvoir) et le « Hezbollah » libanais. Ce dernier, qui représente les chiites du Liban, détient désormais la majorité au parlement et au gouvernement libanais car son influence va au-delà de sa « communauté » : c’est le Hezbollah qui a été en première ligne dans la résistance victorieuse à l’invasion du Liban par l’armée israélienne en 2006 : cette intervention israélienne irresponsable a fait basculer dans le camp du Hezbollah les chrétiens maronites qui étaient pourtant favorables à Israël auparavant. Le prestige et l’expérience combattante du mouvement chiite libanais expliquent que le Hezbollah est en première ligne en Syrie, avec l’Iran et la Russie, pour épauler les forces gouvernementales de Bachar-el-Assad.

Israël a donc deux bonnes raisons d’en vouloir à l’Iran : l’hostilité à son égard de Téhéran, qu’il estime fondamentale, et son alliance avec le Hezbollah.

Il existe une troisième raison au revirement américain : l’antagonisme entre l’Arabie saoudite et l’Iran qui recouvre la vieille haine entre sunnites et chiites qui date du 7ème siècle (succession du prophète Mohammed) et la rivalité des deux puissances majeures du Golfe pour dominer la péninsule arabique : la confrontation entre les deux a déjà commencé par combattants interposés dans la sanglante guerre civile qui détruit en ce moment le Yémen (avec une intervention directe des troupes saoudiennes et d’autres pays de la coalition sunnite).

Paradoxalement (mais les paradoxes sont très nombreux au Moyen-Orient), l’Arabie saoudite, pays de l’islam le plus « fondamental » et le plus « intégriste », celui du wahhabisme qui a inspiré Daesh et qui, en France par exemple, inspire l’antisémitisme de nombre d’islamistes de nos banlieues, a conclu une alliance stratégique de fait avec Israël contre l’Iran et le chiisme. Cette alliance rejoint les alliances stratégiques conclues par les Etats-Unis, d’une part avec Israël (pour les raisons évoquées plus haut) et d’autre part avec l’Arabie saoudite (du temps de la « guerre froide », les monarchies conservatrices étaient du côté américain et les régimes laïcs du côté soviétique, cet intérêt politique et militaire était doublé d’un intérêt économique, l’Arabie saoudite étant le principal fournisseur de pétrole aux Etats-Unis – ce deuxième intérêt est aujourd’hui moins évident car les Etats-Unis sont devenus autosuffisants grâce au pétrole de schiste).

5/ Le décor est donc planté : d’un côté, les Etats-Unis, l’Arabie saoudite et Israël. De l’autre, l’Iran et ses alliés de l’arc chiite, avec un soutient, au moins moral, de la Russie, de la Chine mais aussi de l’Inde (et peut-être de la Turquie).

Mais ce serait trop simple, et donc faux, de raisonner comme cela. Le Moyen-Orient est bien plus compliqué. Les ennemis des ennemis ne sont pas forcément des amis et vice-versa.

Il faut compléter le tableau :

La Syrie est l’alliée de l’Iran et du Hezbollah mais Israël préfère ménager le régime de Bachar-el-Assad : en dépit du contentieux historique (plusieurs guerres israélo-arabes) et territorial (Israël occupe depuis 1967 une portion de territoire syrien, les hauteurs du Golan, au-dessus du lac de Tibériade), elle préfère avoir affaire au régime laïc actuel plutôt qu’à un pouvoir islamiste ou au chaos. C’est pourquoi depuis le début de la guerre de Syrie, Israël ne se prive pas de bombarder sur le territoire syrien les forces du Hezbollah et de l’Iran (encore la nuit dernière) mais évite de toucher les forces syriennes et les forces russes.

La Turquie se veut la championne de l’islam sunnite dans la vieille tradition de l’empire ottoman. Mais, si elle a semblé prendre le parti de la subversion islamiste en Syrie au début, elle a pris aujourd’hui ses distances avec elle. Pour cette raison, alors qu’elle combattait le régime de Bachar au début du conflit, elle tend aujourd’hui à le ménager car elle a au moins un même intérêt objectif : supprimer le « réduit » kurde installé dans le nord de la Syrie (en liaison avec les Kurdes de Turquie, ennemis du régime d’Ankara), de sorte qu’elle verrait d’un bon œil la reconquête de l’ensemble du pays par les troupes de Bachar.

Les Américains s’étaient appuyés sur les Kurdes de Syrie et d’Irak pour éradiquer « Daesh ». Les « récompenser » par des territoires irait à l’encontre des intérêts turcs. C’est l’une des raisons du rapprochement turc avec la Russie (alors que les deux pays étaient dans des  «camps » opposés au début de la guerre de Syrie). On a aujourd’hui le paradoxe de la Turquie, pays membre de l’OTAN, qui a des relations avec la Russie, mais aussi avec l’Iran, qui s’apparentent de plus en plus à une alliance stratégique.

Pour compliquer le tout, il convient de noter que la Russie, alliée de l’Iran et de la Syrie, n’a pas de mauvaises relations avec l’Arabie saoudite (ce n’est ni le grand amour ni la coopération intense mais les relations sont correctes, y compris sur le plan commercial) et des relations amicales avec Israël (en dépit de divergences d’appréciations sur la région) : il y a des liens forts sur le plan culturel – nombreux Israéliens d’origine russe – et touristique – dispense de visas) ; Benjamin Netanyahou était l’invité d’honneur le 9 mai à Moscou à l’occasion de la célébration du 73ème anniversaire de la victoire sur le nazisme ; il a assisté avec Poutine pendant deux heures à la parade militaire sur la Place Rouge.

La vérité est que, aujourd’hui, au Moyen-Orient, c’est la Russie qui est au centre du jeu : les tergiversations américaines déroutent même leurs meilleurs alliés. Quant aux Européens, ils sont complètement absents et la Chine, qui coopère étroitement avec l’Iran (mais aussi avec l’Arabie saoudite) et n’a aucun antagonisme avec les autres pays de la région, préfère rester en retrait, attendant son heure (pour le moment, ses priorités sont en Extrême-Orient) qui viendra certainement un jour

6/ Quel sera l’impact des sanctions américaines ?

Une remarque préliminaire : elles ne sont pas nouvelles. L’annonce de leur levée en 2016 ne s’est pas encore réellement concrétisée. Les promesses de grands contrats commerciaux avec l’Iran étaient plus virtuelles et potentielles que réelles.

On doit s’attendre en toute logique à ce que les contrats déjà négociés et même signés par des sociétés européennes  soient annulés car les Etats-Unis ont les moyens de les obliger à le faire : tout ce qui est négocié en dollars relève, aux yeux des Américains, de la législation américaine, même quand les Etats-Unis ne sont pas directement concernés. Même lorsque le dollar n’est pas la monnaie utilisée, les Américains prétendent interdire des transactions s’ils les considèrent comme « incompatibles avec leurs intérêts stratégiques ». Dans la pratique, il n’y a aucune limite à l’unilatéralisme américain : dans le passé, des firmes françaises, par exemple, ont été condamnées par la justice américaine à des amendes de plusieurs milliards de dollars pour avoir commercé avec l’Iran ou Cuba ; si elles ne payent pas, elles sont entravées dans leurs opérations internationales et interdites d’activités aux Etats-Unis ; c’est pourquoi, elles ont toujours préféré payer. On peut donc penser que les sanctions américaines seront efficaces, au moins pour les Européens. Cela devrait toucher par exemple Total, Peugeot, Vinci ou Airbus, d’autant que certains éléments techniques des produits qu’on s’apprêtait à vendre contiennent de la technologie américaine soumise à autorisation (par exemple, des éléments des avions Airbus). Cela empêchera aussi sans doute l’Iran de reprendre ses ventes de pétrole en Europe (avec 2,7 milliards de barils/jour, l’Iran est parmi le cinq premiers exportateurs, mais il pourrait faire deux fois plus : en fait, l’impact des sanctions sera surtout de priver l’Iran d’un manque à gagner à cause de la difficulté d’augmenter ses exportations (en partie compensé par la hausse du prix du baril qui va résulter de la relative pénurie de brut au niveau mondial qui en sera la conséquence).    

Cela ne mettra pas l’Iran à genoux. Pour trois raisons.

La première est que le pays, habitué à l’embargo américain depuis 1979, est devenu largement autosuffisant pour l’essentiel de sa consommation. Je me suis rendu en Iran il y a deux ans (voir mon article sur ce blog du 17 avril 2016 : « Impressions d’Iran : voyage en république islamique »). Pas seulement à Téhéran mais aussi dans le pays « profond » (j’ai parcouru 1000km en voiture). Il n’y a pas de pénurie de biens de consommation car le  commerce est largement approvisionné en biens de toutes sortes. Même les i-phones et autres matériels électroniques des marques américaines y sont disponibles (ils sont importés, plus ou moins en contrebande, de Dubaï, du Qatar ou de l’Oman). Les Chinois (qui n’ont jamais appliqué d’embargo contre l’Iran) y vendent tous leurs produits.  Les Peugeot y sont fabriquées du fait de licences anciennes. Etc. A l’exportation, le pétrole n’est presque plus exporté en Europe (du fait de l’embargo ancien) mais la Chine et l’Inde, qui sont les deux premiers partenaires commerciaux de l’Iran, absorbent à eux deux plus de la moitié du pétrole iranien (le reste va surtout ailleurs en Asie, y compris au Japon et en Corée du Sud).

Le principal impact des sanctions sera donc surtout un manque à gagner comme vu plus haut et le renoncement des perspectives de renouveau technologique (avions, infrastructures et surtout amélioration des capacités pétrolières) auxquelles les Iraniens s’attendaient. Ce n’est pas dramatique. Ils achèteront chinois ou russe.

La seconde raison est politique et humaine. J’ai constaté moi-même en discutant avec de nombreux Iraniens, tant à l’intérieur de l’Iran qu’à l’extérieur (où résident de nombreux Iraniens réfractaires au totalitarisme religieux), combien le patriotisme est une valeur à peu près unanimement partagée, même chez les opposants au régime des « mollahs ». La civilisation perse est l’une des plus anciennes (haute Antiquité) et des plus prestigieuses (relisez les « Lettres persanes » de Voltaire) que la terre ait porté. Son influence reste forte non seulement chez ceux qui se réclament du chiisme, mais aussi en Asie centrale et en Inde (le persan en fut la langue de culture pondant trois siècles). Les Iraniens sont fortement attachés à leur pays, à leur civilisation et à leur histoire et ils en sont fiers. Le patriotisme, s’il tend à être considéré chez nous par certains comme une valeur ringarde, reste essentiel dans d’autres pays où les populations sont souvent disposées à consentir des sacrifices pour leur patrie : à titre d’exemple, Cuba malgré l’embargo, la Russie en dépit des « sanctions » occidentales aussi absurdes qu’injustes (elles ont entrainé un effondrement de la valeur du rouble mais les Russes ont fait corps et ont manifesté leur soutien au gouvernement en votant, pour la quatrième fois, massivement pour Poutine), et même la petite Corée du Nord (plus on la « sanctionne », plus l’adhésion au régime y est forte).

Il en ira de même pour l’Iran, j’en suis plus que convaincu. Comme beaucoup d’Iraniens, je suis réfractaire au totalitarisme religieux. Malheureusement, Trump va le renforcer. On peut s’attendre à ce que Rohani, qui avait tout misé sur l’accord nucléaire avec les Américains, soit balayé à la prochaine élection au profit de bien plus « conservateurs » (c’est-à-dire religieusement « bienpensants » ou « mieux-pensants ») que lui (d’autant qu’il n’y a pas que l’aspect religieux : en Iran, l’Etat contrôle plus de 50% de l’économie et de nombreux produits de première nécessité sont subventionnés : le programme de Rohani faisait le pari qu’en ouvrant l’économie et en la « libéralisant », donc en privilégiant l’économique au social, on aurait une amélioration de la vie des Iraniens ; du coup, ce programme risque de tomber à l’eau).

7/ Pour le moment, tout le monde temporise. Rohani, pris de cours par la fermeture américaine, essaie de sauver l’accord nucléaire avec les autres (et par la même occasion, sa position). L’ayatollah Khamenei attend pour voir. Les Européens attendant aussi : ils ne peuvent rien faire si ce n’est espérer, Trump n’étant pas éternel, que son successeur sera animé de meilleurs sentiments. Les Russes et les Chinois comptent les points et attendent, eux aussi, leur heure. Israël et l’Arabie saoudite sont les seuls à ce réjouir de la décision de Trump.

8/ Les Iraniens vont-t-ils reprendre leur programme nucléaire militaire?

Sans doute pas tout de suite (ils vont vouloir montrer que, eux, tiennent leurs engagements), mais à terme, cela est logique car nécessaire à leur sécurité. D’ailleurs, l’accord signé par Rohani ne faisait pas l’unanimité. Certains auraient préféré que le pays se dote le plus vite possible de la bombe en dépit des risques encourus dans la période délicate de l’avant-bombe : pas seulement les sanctions, mais, comme cela s’est déjà produit, attaques clandestines israélo-américaines contre le programme nucléaire (sabotage par attaques informatiques et assassinats ciblés d’ingénieurs travaillant sur le projet) et même guerre préventive israélienne et/ou saoudienne.

A terme, il est évident que seule la détention de l’arme nucléaire constituerait l’ « assurance tous-risques » contre une agression extérieure. L’exemple de la petite Corée du Nord, sauvée d’une agression américaine et même considérée en fin de compte comme un interlocuteur presque d’égal à égal par le géant américain, est là pour le prouver.

J’ai personnellement toujours pensé que le traité de non-prolifération, qui interdit en théorie l’accès à l’arme nucléaire pour tout pays autre que les cinq « grands » (US, RU, CH, GB, FR), membres initiaux et autorisés du « club » atomique et « gendarmes du monde » en vertu de la charte de l’ONU (ce sont les membres permanents du Conseil de Sécurité), n’était plus viable à partir du moment où un nouveau pays était, de fait, autorisé à rejoindre le club. Or, l’Inde et le Pakistan se sont dotés de l’arme nucléaire il y a déjà vingt ans  (les deux ont procédé à leur premier essai en 1998) : la « communauté internationale », comme on dit, a exprimé sa mauvaise humeur en boycottant pendant quelques mois les visites ministérielles puis tout est entré dans l’ordre. Pis, Israël a la bombe atomique (probablement avec l’aide américaine et, en tout cas, l’aval de Washington ; en voulant faire une exception pour Israël, les Etats-Unis ont de fait tué le traité TNP) sans doute depuis 1979 (détention avérée mais jamais avouée officiellement). Enfin, la Corée du Nord l’a depuis 2006 (elle n’est devenue probablement opérationnelle que depuis peu).

Deux remarques. La première est que, de fait, et paradoxalement, cette arme de l’apocalypse est devenue une arme de paix parce qu’apocalyptique. Depuis les terribles bombes américaines sur Hiroshima et Nagasaki, aucun pays ne l’a plus utilisée, même au plus fort de la guerre froide. L’Inde et le Pakistan, qui avaient eu trois guerres meurtrières après 1948, date de leur création sur les décombres de l’ancien empire britannique des Indes, sont maintenant en paix. On peut dire grâce à leurs bombes.

Les défenseurs du TNP sont assurément pleins de bonnes intentions : moins il y aura de puissances nucléaires, moins il y aura un risque d’accident.

Fort bien. Mais par quelle logique, par quelle légitimité, autoriser, de fait, Israël à avoir la bombe et pas l’Iran ? Et comment empêcher un jour d’autres d’avoir la leur : Arabie saoudite, Turquie, mais aussi Japon et d’autres ? Comment être considéré comme une grande puissance sans la bombe atomique ? Les réponses sont évidentes : si un pays, qui a la technologie, veut vraiment avoir sa bombe, on pourra lui rendre la vie compliquée pendant quelque temps, mais, au final, on entérinera (il y a d’autres éléments de la puissance, évidemment, notamment l’économie, mais, si la bombe n’est pas une condition suffisante de puissance, il n’est pas réaliste de dire qu’elle n’en est pas une condition nécessaire : dans un monde dangereux, le PIB est important, mais l’armée l’est aussi).

C’est ce qui me fait dire que l’Iran aura = certainement = un jour la bombe atomique. Regrettable, peut-être (sauf pour sa sécurité), mais inévitable assurément.                    

9/ Chez les Israéliens et les Saoudiens, la tentation de frapper fort et tout de suite l’Iran avant que la république islamique ne se dote de l’arme nucléaire est forte. Mais ils y regarderont sans doute à deux fois avant de le faire. L’Iran, c’est 80 millions d’habitants, une grande profondeur stratégique et une armée conventionnelle en elle-même plutôt dissuasive, avant même le renfort de l’arme atomique.

L’Iran n’est pas seul. La Russie et la Chine sont des soutiens de poids. Davantage d’ailleurs sur le plan diplomatique que militaire : elles n’interviendraient sans doute pas directement dans la guerre, mais leur voix est écoutée à Tel-Aviv, à Riyad et à Washington (Donald Trump est peut-être imprévisible mais ses conseillers savent jusqu’où ne pas aller : ils l’ont fait comprendre à Trump pour la Corée du Nord). D’autres pays prendraient le parti de l’Iran en cas de confrontation avec Israël : sans doute l’Inde, la Turquie et quelques autres. Ce n’est pas rien.   

Les tirs de missiles qui viennent de se produire entre Israël et les troupes iraniennes de Syrie annoncent-t-ils un début de guerre ? Je ne crois pas mais il y a toujours un risque d’engrenage, en l’occurrence du fait des Iraniens sur place. Les troupes qui y opèrent sont une partie de l’armée iranienne renforcée de milices formées de volontaires : les « gardiens de la Révolution » sont motivés et militants ; ils ne sont pas contrôlés par Rohani et relèvent directement de la hiérarchie religieuse (du moins peut-on l’espérer ; s’ils étaient des « électrons libres », le pire serait possible) ; ils n’ont jamais caché leur hostilité à l’accord nucléaire et leur souhait d’en découdre avec Israël. C’est évidemment dangereux.  

On peut espérer que l’engrenage ne se produira pas. Nul, en définitive, n’y a intérêt. Pas l’Iran, c’est évident. Mais pas non plus Israël : le pays a la bombe atomique et la meilleure armée du monde certes, mais sa petite taille et sa faible population le rendent vulnérable. Quant à l’Arabie saoudite, elle aligne sur le papier un arsenal impressionnant (elle a l’un des cinq plus gros budgets militaires du monde), notamment en avions, mais peu de pilotes et une armée dont la piètre performance au Yémen (en dehors de bombardements aveugles, les résultats sont plutôt lamentables) laisse penser qu’elle ne ferait pas le poids face à l’Iran.

XXX

Ma conclusion : Trump a agi en irresponsable. Les risques de conflagration généralisée sont réels. Toutefois, au risque de paraitre exagérément optimiste, je ne crois pas à une guerre totale entre Israël-Arabie saoudite et Iran. Les uns et les autres (les protagonistes sur place mais aussi les Russes et les Américains) ont tracé des « lignes rouges » : les politiques peuvent proférer des menaces ; leurs généraux et leurs conseillers sont là pour les ramener à la raison. Je n’exclue toutefois pas un accident et un enchainement.  

Yves Barelli, 11 mai 2018                                                                               

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17 avril 2016 7 17 /04 /avril /2016 18:28

Les élections législatives du 26 février ont conforté le président Rohani sans toutefois lui donner pleinement les moyens de réformer en profondeur l’Iran où la hiérarchie religieuse conserve la haute main sur la République islamique. Elles marquent une étape dans la « normalisation » d’un pays qui reste, pour l’essentiel, hors normes.

1/ Avec une superficie de 1 650 000 km2 (trois fois la France), une population de 82 millions d’habitants (2015) et un PIB d’environ 400 milliards de dollars (2015), l’Iran est une puissance intermédiaire qui compte. Son ambition est de redevenir la grande puissance qu’il fut depuis la plus haute antiquité : la Perse, ancien nom de l’Iran, a l’une des plus anciennes et brillantes civilisations du monde ; depuis le 6ème siècle avant Jésus-Christ, l’espace iranien a joué un rôle stratégique capital sur les routes terrestres reliant la Méditerranée à l’Inde et à la Chine (« routes de la soie » et de Marco Polo), faisant de l’Iran la courroie de transmission, avec sa valeur ajoutée propre (qui a notamment fortement marqué la civilisation indienne, empreinte symbolisée par la magnificence du « Taj Mahal »), entre Orient et Occident. A ses atouts physiques et démographiques, ce pays a ajouté, à l’époque moderne, le privilège d’abriter les deuxièmes réserves mondiales de pétrole et de gaz.

L’Iran a adopté l’islam au 8ème siècle, mais, à la différence d’autres terres, il ne s’est pas laissé arabiser. Les Iraniens sont un peuple « indoeuropéen », famille ethnolinguistique également commune à l’Inde et à l’Europe ; ils ne sont donc ni arabes ni même sémites (pas davantage que turcs). Leur islam est également original : l’Iran est le plus grand pays chiite, aussi différent de l’islam sunnite que les protestants peuvent l’être des catholiques. Ces deux branches de la même religion sont en conflit depuis les origines de l’islam et cette opposition explique en grande partie la fracture qui sépare aujourd’hui l’ « arc chiite » (Iran, Irak, Syrie, partiellement Liban) des pays sunnites (monarchies du Golfe, mais aussi Turquie), fracture concrétisée par les conflits aujourd’hui localisés de Syrie et du Yémen et qui pourrait dégénérer en affrontement violent entre l’Iran et l’Arabie saoudite (voir mon article dans ce blog du 19 janvier : « Iran-Arabie saoudite, le grand affrontement »).

Le destin de l’Iran est donc capital, tant pour la région que pour l’ensemble du monde.

2/ L’Iran a, depuis la Révolution khomeiniste de 1979, un régime islamique aux caractères contrastés.

D’un côté, l’application implacable d’une théocratie rétrograde qui liquida, dans les mois qui suivirent le retour de Khomeini à Téhéran, probablement 200 000 opposants et qui continue d’exécuter chaque année plus de 1000 condamnés à mort par les juridictions dominées par les religieux (« record » mondial après la Chine – avec une incertitude sur les « performances » de l’Arabie saoudite -).

De l’autre, plus de libertés (si on ne touche pas à la religion et au sexe!) et de modernité que dans les monarchies sunnites du Golfe, avec des élections, une place importante des femmes dans les universités et les activités professionnelles, une « société civile » relativement ouverte sur le monde (au moins à Téhéran) et une économie diversifiée qui, grâce à l’existence d’une classe moyenne et de cadres bien formés, ne se limite pas, à la différence d’autres pays de la région, à la gestion de la rente pétrolière.

En près de quarante ans de « République islamique », l’Iran a incontestablement changé. Souvent en bien. Désormais, la natalité est à un niveau proche des pays développés, l’éducation est généralisée, avec un grand nombre d’universitaires, la santé (une vieille tradition persane depuis Avicenne), à un bon niveau. Le niveau de vie, sans être très élevé, est correct (à titre d’illustration, il ya 130 voitures en circulation pour 1000 habitants, contre plus de 400 en Europe occidentale, mais moins de 20 dans la plupart des pays d’Afrique subsaharienne ; mais il y a dix fois plus de tués par rapport au nombre d’habitants qu’en France), surtout si on le compare aux pays voisins, la protection sociale pas trop mauvaise. Dans le palmarès mondial de l’ « indice de développement humain » agrégat synthétique calculé par l’ONU des niveaux de vie, d’éducation et de santé, l’Iran, à la 69ème place sur 166 pays étudiés, est placé dans la catégorie des pays à « haut développement humain ».

L’Iran est donc devenu un pays « émergent »

3/ Le tableau pourrait être relativement positif si deux facteurs ne venaient l’assombrir considérablement :

a/ Les Iraniens vivent sous un régime de liberté surveillée. Les élections sont libres mais biaisées (nous y reviendrons infra). La religion et le sexe sont des sujets totalement tabous. La censure veille à ce que les médias, mais aussi les spectacles et la vie quotidienne, restent dans les limites bien cadrées de l’orthodoxie islamique, même si celle-ci, dans la tradition chiite, est un peu plus souple que le sunnisme wahhabite obscurantiste des pays du Golfe (pour les femmes iraniennes, un léger voile sur la tête peut suffire (même si la majorité sont en tchador) et, sans avoir les mêmes droits que les hommes, elles en ont tout de même plus qu’à Riyad ou Doha ; elles risquent néanmoins la lapidation en cas d’adultère). En biaisant avec les règles, grâce au téléchargement de certaines applications, on peut avoir accès aux sites étrangers d’internet, mais il est interdit d’aller sur facebook. La règle non écrite est que beaucoup de choses sont tolérées, à condition qu’on reste discret et qu’on ne conteste pas ouvertement le régime et qu’on n’ait pas une conduite personnelle « indécente ».

Une certaine liberté donc, mais limitée. Ceci pour Téhéran, la capitale. En province, surtout dans les petites villes, où les religieux sont davantage présents, l’atmosphère est plus lourde et le conformisme règne.

b/ Le deuxième facteur qui empoisonne les Iraniens dans leur vie quotidienne est l’embargo occidental imposé depuis des années à l’Iran, inscrit sur la liste noire américaine des pays « voyous » depuis que de faux étudiants eurent pris d’assaut en 1979 l’ambassade des Etats-Unis sous les yeux complices de la police et eurent gardé en otage pendant plusieurs semaines les diplomates dans des conditions humiliantes pour eux et pour l’Amérique, inscription soulignée en caractères gras après que les dirigeants iraniens se soient prononcés pour l’éradication de l’ « entité sioniste » (Israël), attitude rédhibitoire pour le Congrès de Washington, où le « lobby » juif fait la pluie et le beau temps (et ce n’est pas fini, même après l’accord sur le nucléaire de juillet 2015).

Les conséquences de l’embargo américain (appuyé, comme d’habitude, par des Européens suivistes) sont visibles tous les jours : absence ou prix très élevés de produits importés, interdiction des transactions entre banques, mais aussi, impossibilité de se servir d’une carte de crédit (il faut toujours avoir des liasses d’argent liquide) pour la bonne raison que les grands réseaux (Visa, Mastercard, American Express et autres) sont tous américains.

4/ L’attitude des Iraniens vis-à-vis du régime est, semble-t-il (il n’y a pas de sondages d’opinion et les gens préfèrent en général garder, face à un étranger, leurs opinions pour eux), ambivalente.

La Révolution de 1979 a eu un caractère populaire incontestable. Le régime du Shah n’était sans doute pas aussi mauvais que ce qu’on a dit (on se demande pourquoi la France de Giscard a « lâché » ce monarque moderne et francophile et accueilli en France l’iman Khomeini en l’autorisant à organiser la subversion depuis son exil doré), mais, outre son caractère autoritaire et le luxe ostentatoire des nantis face à la misère du peuple, sans doute, a-t-il voulu faire des réformes trop rapides et contraires aux traditions (l’interdiction du voile islamique, par exemple, a été bien vue par les intellectuels, mais pas par le petit peuple).

Il y a un certain attachement à la république islamique car elle est sans doute vue comme un élément important de l’identité iranienne.

Il est utile d’insister sur cette question de l’identité. Les Iraniens sont fiers de leur histoire, de leur civilisation, mais aussi, même lorsqu’ils souhaiteraient un assouplissement du régime, de leur présent. Autant qu’on puisse le savoir, la posture internationale de ce régime, qui sait faire respecter la Nation face à ceux qui voudraient la détruire, est plutôt appréciée. Le programme nucléaire iranien a été en général approuvé par l’opinion (choquée par le deux poids deux mesures des Occidentaux « scandalisés » par le désir iranien de se doter de l’arme nucléaire et « compréhensifs » vis-à-vis d’Israël, qui la détient et qui menace l’Iran). L’Iran est d’ailleurs moins isolé que ce qu’on croit en Europe où on a tendance à confondre « communauté internationale » et communauté atlantique : la Chine, l’Inde et la Russie sont les amis de l’Iran. Ce n’est pas rien.

A l’opposé, il ne semble pas que la question des droits de l’homme, au sens large (y compris les libertés d’expression, de création, mais aussi de vivre librement sa vie personnelle) soit centrale dans les préoccupations des Iraniens, si ce n’est dans la partie de son élite la plus occidentalisée. On voudrait certes plus de liberté et l’application sans nuance des préceptes du coran est loin de faire l’unanimité. Mais, à l’opposé, le fait qu’il y ait peu d’insécurité et que les « voyous » soit châtiés entraine une certaine adhésion à la main de fer du régime (dans quelle mesure ? Aucun sondage d’opinion ne le dit).

Mais le soutient au régime, ou, du moins une certaine compréhension, y compris de la part de ceux qui lui sont hostiles, est en même temps tempéré par les deux éléments cités plus haut : le régime est pesant et les sanctions internationales sont pénibles.

5/ Le génie du président Hassan Rohani est de concilier son appartenance au régime et son désir de le faire évoluer (en tout cas, d’en donner l’impression car les avis divergent sur ce point : désir sincère de changement ou simple utilisation de ce désir dans son électorat pour asseoir son influence ? Je n’ai aucune opinion sur cette question et je laisse à de meilleurs spécialistes des arcanes compliquées de la vie politique et de la société iraniennes le soin d’y répondre).

Rohani est un homme du sérail. Il a accompagné l’imam Khomeini dans son combat contre le Shah jusqu’à la victoire finale. Rohani, encore étudiant à cette époque, a fait, du fait de son combat politique, plusieurs petits séjours dans les prisons de l’ancien régime. Une auréole d’ « ancien combattant » utile et une référence au pays des mollahs.

La seconde référence est que Rohani, issu d’une famille pratiquante, a effectué des études de théologie, d’abord à Semnan (il est né près de cette ville moyenne des environs de Téhéran), puis à Qom, ville sainte du chiisme (passer par l’université de Qom, c’est, pour un dirigeant de la république islamique, comme « faire » Harvard, Oxford ou l’ENA : le « must »). Il en est sorti avec le titre de « hojatoleslam », moins prestigieux que celui d’ « ayatollah », mais une référence tout de même dans le clergé chiite.

Compagnon de Khomeini, ce qui était déjà, en soi, suffisant, Rohani a ajouté d’autres titres de gloire sur sa carte de visite : chef de la Défense aérienne pendant la guerre avec l’Iran, député à l’Assemblée Nationale pendant trente ans, élu aussi, ensuite, à l’ultra-sélectionnée « Assemblée des Experts », chambre haute du parlement constituée de religieux.

En sens inverse, Rohani s’est donné l’image du réformateur et même du démocrate.

Il ne pouvait que plaire à l’élite occidentalisée de Téhéran. C’est en effet un intellectuel aux connaissances étendues. Pas seulement dans le domaine religieux. Après ses études de théologie à Qom et de droit à Téhéran, l’actuel président est allé faire un doctorat à l’université de Glasgow, en Ecosse. Thèse politiquement et religieusement correcte consacrée au droit islamique et à la manière d’interpréter d’une façon assez moderne (mais pas trop) la « charia » islamique (on se méprend souvent sur ce terme en Occident : la « charia », qui signifie la « voie » en arabe, est le corpus de règles de droit inspiré du coran).

Ce passage par la Grande Bretagne a commencé à lui forger une réputation d’ouverture sur le monde, concrétisée par sa bonne maitrise de la langue anglaise (mais aussi, selon sa biographie, une aussi bonne maitrise de la langue arabe, utile pour plaire aux religieux, et des connaissances, à l’étendue non précisée, du français, de l’allemand et du russe).

Ce parcours devait inévitablement conduire à la diplomatie. Rohani fut, entre 2003 et 2005, le principal et remarquable négociateur avec les membres permanents du Conseil de Sécurité sur le difficile dossier nucléaire. Avec la confiance du « guide suprême », l’ayatollah Khamenei, successeur de Khomeini et véritable détenteur du pouvoir en Iran. Mais avec quelques critiques de la part des ultra-conservateurs, ce qui plut aux réformateurs.

Donc, homme du système, homme de confiance de l’autorité suprême, mais, en même temps, une image moderne et d’ouverture, une grande culture et une intelligence hors pair reconnue par tous.

Une grande prudence aussi. Plutôt favorable aux étudiants contestataires anti-Ahmadinejad, mais pas au point de se démarquer du guide suprême. Jamais un mot, par ailleurs, sur la question des droits de l’homme et la justice islamique tout en se montrant, en même temps, favorable à une évolution du statut des femmes.

Donc, soit un centriste, soit quelqu’un cachant bien son jeu et attendant son heure pour enfin développer une politique correspondant à ses convictions profondes supposées. Sera-t-il le Gorbatchev de l’Iran ? On verra.

5/ Dans ce pays à la démocratie limitée, Rohani a été l’homme de la situation en 2013.

Pourquoi ? Parce que les « conservateurs » étaient allés trop loin, notamment en matière internationale.

Même si la possession de l’arme nucléaire par l’Iran peut paraitre, après tout, légitime (voir mon article dans ce blog du 30 janvier 2012 « menaces sur l’Iran»), car meilleur moyen de dissuader Israël (qui en a manifesté l’intention et qui n’y a pas encore renoncé) d’attaquer l’Iran, le prédécesseur de Rohani était allé trop loin, donnant des prétextes à ses adversaires de Tel Aviv et de Washington pour passer à l’acte.

Cette menace militaire était doublée de la menace économique, les conséquences de l’embargo occidental étant de plus en plus déstabilisantes. Un pays, donc, à la fois menacé par la guerre (Israël, mais aussi Arabie saoudite) et par la banqueroute économique.

C’est sans doute ce qui conduisit la haute hiérarchie religieuse à changer de cap. Rohani était l’homme de la situation.

Son charisme et la protection du guide suprême aidant, Hassan Rohani a été élu en 2013 (sans bourrage d’urnes, semble-t-il) président de la république.

On le laissa alors aller dans le sens des réformes. Jusqu’à la limite établie par le pouvoir religieux.

D’où l’accord « historique » du 14 juillet 2015 : Téhéran renonçait à son programme nucléaire militaire en échange de la levée des sanctions. Le rêve de grandeur de la Perse éternelle qui se serait bien vue entrer dans le petit club ultra-fermé des puissances nucléaires (attribut de la « grande puissance » mais aussi garantie d’inviolabilité) était abandonné. En tout cas, remis à plus tard. Mais l’Iran pouvait enfin espérer redevenir un pays « normal », du moins d’un point de vue économique. Un pays « fréquentable », c’est-à-dire avec lequel on peut faire des affaires. Pour beaucoup, c’est la seule chose qui compte. Du coup, plus personne, dans cet Occident officiel hypocrite, ne parle des droits de l’homme ; pourtant, leur situation, avec ou sans Rohani, ne change pas en Iran.

Restait à concrétiser cette ouverture, encore théorique, dont les iraniens attendent une amélioration de leur sort en matière d’emplois, de niveau de vie et d’avantages pratiques.

6/ Rohani va-t-il enfin avoir les moyens de sa politique après les élections du 26 février ?

Le résultat de ces élections est, dans cette perspective, assez ambigu.

Compte tenu de la complexité du système politique iranien, il est difficile de dire quelle est la majorité au parlement.

Un mot sur ce système pour permettre de comprendre, un peu, la situation :

En Iran, il y a quatre pouvoirs.

Le principal, le seul qui compte en dernier ressort, appartient au « guide suprême », chef religieux nommé à vie qui tire son pouvoir, en fait, de son charisme et de l’ascendant qu’il a sur la hiérarchie religieuse. C’est de lui qu’émane la redoutable justice iranienne, qui sanctionne les infractions à la loi mais qui est aussi, et surtout, la gardienne de l’orthodoxie religieuse et de son emprise sur la société. Il a aussi la haute main sur l’armée et la police et une bonne partie de la presse lui est acquise.

L’imam Khomeini, qui a régné dix ans sans partage, jusqu’à sa mort en 1989, est considéré comme une sorte de saint, d’où son titre d’ « imam », tout à fait exceptionnel. Son successeur, Ali Khamenei, est moins exceptionnel. Sans doute doit-il davantage composer avec les courants divers qui structurent le clergé chiite (si on peut oser la comparaison : Khomeini était Jean-Paul II et Khamenei ses successeurs plus « ordinaires »). Malade (il aurait un cancer), il devrait prochainement passer la main.

Son successeur sera désigné par le « Conseil des Experts », chambre haute du parlement constitué de religieux. Le pouvoir de ce Conseil est limité aux grandes décisions stratégiques, mais il est essentiel.

La chambre basse du parlement a un rôle classique. Elle vote le budget et les lois « profanes ». Elle peut censurer le gouvernement, nommé par le président de la république.

Le président de la république, actuellement, Hassan Rohani, est sur le devant de la scène. Il a un pouvoir qui n’est pas négligeable mais, sur les questions essentielles, ce pouvoir est surtout d’apparence. La réalité est ailleurs. Mais le partage des compétences entre religieux et président n’est pas inscrit dans la constitution. C’est une question de rapport de forces. Le président de la république peut être vu comme une créature du guide suprême qui tire les ficelles dans l’ombre. Jusqu’à un certain point. Telle la marionnette Pinocchio devenue homme, la créature pourrait échapper à ses créateurs. Cela s’est déjà vu sous d’autres cieux.

L’enjeu de l’élection du 26 février était de renforcer la partie du pouvoir qui appartient au président de la république, voire (mais, là, c’est une gageure) de le renforcer au point de faire désormais jeu égal (ou presque) avec la hiérarchie religieuse, voire de s’en échapper, afin de lui permettre de faire réellement évoluer le système (et d’en sortir ?).

On ne connait pas encore la composition exacte du parlement car le système électoral est extrêmement compliqué. Il est en quelque sorte à quatre tours.

Le premier était l’accréditation des candidats. Ce premier filtre était destiné à écarter tous les non politiquement et religieusement corrects. On comprend, dans ces conditions, que ceux qu’on catalogue de « réformateurs », sont, en fait, des semi-réformateurs.

La seconde étape a été le scrutin du 26 février. Il opposait principalement les « réformateurs », en principe soutiens du président Rohani, et les « conservateurs », qui critiquent sa politique réputée d’ « ouverture ».

Une troisième étape aura lieu en avril ou mai : le second tour de l’élection dans les circonscriptions où aucun candidat n’a obtenu la majorité absolue. Il y en aura assez peu.

D’ores et déjà, on peut dire que les « réformateurs » ont sans doute gagné. En tout cas, considérablement progressé. A Téhéran (10 millions d’habitants), ils ont remporté les trente circonscriptions. En province, c’est moins net car il y a beaucoup d’ « indépendants » à assise locale. Ces « indépendants » ne sont certainement pas en opposition avec les religieux locaux (sinon, ils n’auraient pas pu se présenter), réputés conservateurs, mais on estime que nombre d’entre eux pourraient constituer une majorité parlementaire avec les réformateurs soutiens de Rohani. On estime que les « réformateurs » pourraient avoir 40% des sièges (la participation électorale a été de 62%). Avec le soutien de certains indépendants, le président aurait, semble-t-il, une majorité renforcée. Mais elle sera loin d’être automatique.

Il y aura un quatrième tour : les élus devront être adoubés par la commission électorale, émanation des religieux. Quelques réformateurs pourraient être écartés, mais sans doute pas trop. Le régime ne veut pas refaire l’erreur des élections de 2005 où les magouillages avaient entrainé des semaines d’émeutes des étudiants à Téhéran.

XXX

Le président Rohani sort donc, selon toute vraisemblance, renforcé des élections du 26 février. Mais il ne faut pas se faire d’illusion. Il appliquera un programme de réformes et d’ouverture dans la limite imposée par le pouvoir religieux. Il n’est pas impossible que le changement soit réel dans le domaine économique, surtout si la fin des sanctions débloque effectivement la situation. En revanche, il est douteux que le carcan idéologique dans lequel est enfermée la société se desserre beaucoup.

D’ailleurs, soyons honnêtes dans nos jugements et ne prenons pas nos désirs pour des réalités. Si l’élite de la capitale et les classes moyennes les plus éduquées et les plus avides d’ouverture sur une société de type occidental aspirent profondément à un changement fondamental de la société iranienne (ce sont toujours ceux-là qu’on montre dans nos médias, toujours idéologiquement orientés et qui recherchent la facilité en interviewant à Téhéran, près de l’hôtel où des « envoyés spéciaux » ne connaissant pas le pays et ne parlant pas persan sont descendus, des gens parlant français ou anglais pas vraiment représentatifs de l’Iranien moyen, ou, pis, en donnant la parole à des émigrés vivant à Paris mais ayant perdu le contact avec leur pays d’origine), il n’est pas certain que ce soit aussi le désir des classes populaires, mais aussi d’une partie significative de ceux qui ont suivi des études supérieures. Le désir de stabilité et de sécurité peut être un facteur non négligeable de conservatisme.

Espérons que la société iranienne « bouge » effectivement. Mais laissons-lui le choix du rythme et de la trajectoire du mouvement.

Yves Barelli, 1er mars 2016

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17 avril 2016 7 17 /04 /avril /2016 18:18

On trouvera ci-après mes impressions au retour d’un voyage que je viens d’effectuer en Iran entre les 4 et 11 avril.

L’Iran est un pays compliqué à appréhender car son système politique, économique, social et religieux est très spécifique et parce que, du fait de ce système, il est difficile de se faire une idée, lorsqu’on est un étranger de passage, de ce que pensent et ressentent les habitants, d’autant qu’il y a la barrière de la langue : beaucoup d’Iraniens ne connaissent que le persan et, parmi ceux qui sont capables de s’exprimer en anglais (très peu dans une autre langue occidentale), cela ne va généralement pas au-delà du vocabulaire utilitaire de base.

Aussi, aurai-je la modestie de dire que les impressions ressenties au cours de ce voyage ne sont pas nécessairement le reflet de la réalité.

De ce point de vue, l’impression du voyageur peut être comparée à ce qu’on peut ressentir aujourd’hui dans des pays où l’opinion publique est difficile à appréhender, comme la Chine ou, plus encore, la Corée du Nord (où je ne suis jamais allé), mais aussi des pays considérés à tort chez nous comme plus « démocratiques », tels Singapour, la Thaïlande ou la Malaisie, ou même le Japon, dont les « valeurs » sont souvent différentes des nôtres.

J’ai, à cet égard, ressenti en Iran un peu ce que je ressentais dans l’ancienne Union Soviétique et dans les autres pays communistes. D’un côté, l’absence de liberté d’expression, un régime intrusif dans la vie personnelle des citoyens. Mais, d’un autre côté, une bonne protection sociale, la sécurité dans le travail et, plus encore, dans la vie quotidienne, moins d’inégalités qu’ailleurs et le culte d’une identité nationale forte, garante d’une meilleure cohésion sociale et d’une indéniable sérénité personnelle si on compare ces pays à nos nations européennes modernes en crise quasi permanente.

Dans ce type de régimes et de sociétés, il existe des « dissidents ». Mais sont-ils représentatifs de la majorité de la population ? Cela est loin d’être sûr. Dans certains cas, ils sont la voix courageuse d’une majorité silencieuse parce que timorée. Dans d’autres, ils ne sont que des marginaux rejetés par la masse des citoyens qui ne se reconnaissent pas en eux.

Ainsi, en Iran, les étudiants de Téhéran et l’élite intellectuelle et sociale de la capitale (et peut-être de quelques grandes métropoles de province) qui sont en état de dissidence quasi-permanente depuis des années, sont-ils représentatifs d’une réelle contestation profonde du régime ou ne sont-ils qu’une écume vivant en marge de la société et éloignée des préoccupations des gens « ordinaires » ?

J’avoue que je n’en sais rien.

Les élites occidentalisées et souvent anglophones de Téhéran, celles que nos médias interviewent de préférence quand ils viennent jusqu’au pied de l’Elbourz, parce que c’est plus facile et parce que cela correspond à nos rêves d’adhésion universelle à nos schémas de pensée, sont sympathiques. Nous les comprenons parce qu’ils nous ressemblent. Bien plus, évidemment, que ces cohortes de femmes en tchador qui paraissent des nones sorties de l’Espagne de l’Inquisition du 17ème siècle et qui, il faut le dire, gâchent les paysages sitôt débarqué à l’aéroport international Imam Khomeini.

Et feu cet imam Khomeini, adulé, vénéré, officiellement, partout en Iran, a-t-il été le libérateur du pays, le guide d’une Révolution dans laquelle une majorité d’Iraniens se reconnaitraient, ou n’a-t-il été qu’un despote fanatique qui a imposé au peuple iranien l’un des régimes les plus obscurantistes que la terre ait jamais porté ?

Je n’en sais rien après une semaine passée en Iran, mais aussi après avoir beaucoup lu (quelques textes intéressants, mais aussi beaucoup d’inepties, y compris dans des médias réputés sérieux).

Sans doute, souhaiterions-nous que ce régime, qui fait lapider des femmes pour « infidélité » conjugale, qui tue pour cause d’apostat, et qui applique la peine de mort sans discernement, soit aussi impopulaire qu’il le mériterait. Mais nos désirs ne sont pas forcément la réalité.

Il n’est pas impossible, en fait, et c’est finalement mon opinion, qu’une majorité d’Iraniens déplorent les excès dans la répression, en aient « ras-le-tchador » de cet ordre moral et aspirent à un peu d’air frais dans cette atmosphère oppressante, mais que, en même temps, ils apprécient la meilleure protection sociale et la hausse du niveau de vie constatée depuis la « Révolution » de 1979, la tranquillité et la très faible délinquance (se promener dans les rues sans crainte d’être attaqué, volé ou, tout simplement, importuné est la première des libertés, celle qui est la plus menacée aujourd’hui en France), le supplément de fierté nationale apporté par un régime qui a osé défier la première puissance mondiale et qui aujourd’hui est l’un des bras armés, paradoxalement, contre le fanatisme et la duplicité des régimes wahhabites esclavagistes d’Arabie saoudite et du Golfe.

Le sentiment post-régime « totalitaire » (mais sommes-nous si sûrs que le nôtre le soit moins ? Ne s’agit-il pas d’une autre forme de totalitarisme, encore plus sournois ?) de sécurité perdue, de déboussolage dans l’évolution de la société, d’immoralité d’un capitalisme impitoyable pour les « petits » et complaisant pour les « gros », d’humiliation ressentie par les gens ordinaires qui, aujourd’hui, doivent bosser plus qu’avant dans le même temps où des parasites sociaux les narguent et les méprises du haut de leur magot vite et mal acquis, est aujourd’hui une caractéristique des anciens pays communistes où on apprécie certes beaucoup de changements qui entrainent que, désormais, on vit dans des pays « normaux », pour le pire et le meilleur, mais où on regrette en même temps tout ce qu’on a perdu de protection, d’égalité et de convivialité à tel point qu’on en vient parfois à Berlin-Est, à Prague ou à Moscou, à regretter bien des aspects qui faisaient du communisme d’antan à la fois un système anachronique mais aussi un « âge d’or », presque un pays de cocagne dont on sait, malheureusement, qu’ils ne reviendra plus.

Ce sentiment, en Russie, s’est traduit par un rejet massif d’un capitalisme immoral apporté par les années Eltsine et par le plébiscite de la remise en ordre et de la fierté retrouvée avec Poutine. Parlez d’élections « libres » aux Russes et vous verrez que la majorité d’entre eux associent cet ersatz de démocratie avec insécurité et règne des mafias.

Mais il y a une différence majeure entre le totalitarisme communiste et le totalitarisme des ayatollahs.

Le premier manquait de liberté politique et d’initiative économique privée. Mais les gens étaient très libres dans leur vie privée de tous les jours, dans la mesure où ils évitaient de « faire de la politique ». La jeunesse tchèque que j’ai personnellement côtoyée et même avec laquelle j’ai vécu avant le passage au capitalisme de 1989 était très libre, plus encore qu’en France, je dois dire, en matière de liberté sexuelle, mais aussi d’accès à la culture et aux loisirs, mais elle savait que cette liberté avait une limite, l’intangibilité du règne du Parti Communiste, avec ses insuffisances démocratiques mais aussi économiques (en matière d’accès aux produits occidentaux les plus sophistiqués).

En Iran, c’est différent. Il n’y a pas beaucoup plus de liberté politique dans la mesure où le président et le parlement issus des élections n’ont pas la réalité du pouvoir (qui appartient à la hiérarchie religieuse). Mais l’approvisionnement des commerces et le dynamisme économique, grâce à la liberté d’entreprendre dans ce domaine (bien que la plus grande partie des entreprises appartiennent à l’Eta t ou à des institutions proches des religieux), sont meilleurs que dans les anciens pays communistes et, face à ceux qui prônent ouverture et « libéralisme », il y a peut-être une majorité d’Iraniens qui craignent de perdre un système qui, sur bien des points, a les qualités des anciens pays communistes sans leurs défauts..

Par contre, sur le plan des libertés privées, en Iran, c’est le néant. Pour draguer entre filles et garçons, il faut se cacher (et la répression pour ceux qu’on découvre peut être forte), les femmes sont tenues à un accoutrement vestimentaire humiliant, l’alcool est interdit et, si on veut progresser dans la hiérarchie administrative et même dans le secteur privé, il est conseillé de faire semblant d’être un bon musulman bien pieux.

Cette chape de plomb me paraitrait personnellement insupportable et elle l’aurait été pour tous ceux que j’ai côtoyés dans les anciens pays communistes. Pour moi, il n’y a pas photo : le communisme était critiquable mais acceptable et vivable. Le régime théocratique iranien, lui, ne l’est pas. Au moins à mes yeux, qui ne sont peut-être pas ceux de beaucoup d’Iraniens tant il est vrai que le chiisme peut être vu comme un élément essentiel de l’identité collective de la nation iranienne.

Si j’ai écrit ce préambule à l’expression de mes impressions de voyage, c’est pour les relativiser. Je suis Français laïque de tradition chrétienne. Je laisse aux Iraniens de tradition musulmane chiite (même lorsqu’ils sont athées) le soin de juger, en dernier ressort, ce qui convient le mieux à leur pays. Ce n’est pas à moi de le dire à leur place, même si je peux souhaiter qu’ils partagent mes vues.

Venons-en aux impressions que j’ai ressenties au cours de ce voyage.

1/ Un pays « émergeant », c’est-à-dire au développement économique moyen. En termes de Produit intérieur Brut (PIB) exprimé en dollars, l’Iran, avec près de 400 milliards $ en 2015 est au 28ème rang mondial. [La superficie du pays est de 1,6 million de km2 et sa population de 80 millions] Pour avoir une meilleure évaluation de la valeur de la production et du pouvoir d’achat, le FMI calcule un « PIB en parité de pouvoir d’achat » (ce qui est pertinent pour un pays comme l’Iran qui produit la plus grande partie de ce qu’il consomme, donc qui est moins dépendants des prix internationaux). Cela « remonte » le PIB à 1,4Md$, ce qui place l’Iran au 18ème rang mondial. Cela compense la sous-évaluation de la monnaie nationale (le salaire moyen est d’environ 300€, mais avec cette somme on peut acheter en Iran beaucoup plus de biens et services qu’en France parce que le coût de la vie y est bien plus bas). Le PIB par habitant calculé en termes de pouvoir d’achat met l’Iranien à peu près au tiers du niveau français moyen, ce qui n’est pas si mal.

Les organisations internationales calculent en outre un « indice de développement humain » (IDH) qui tient compte du revenu par habitant, mais aussi des performances en matière sociale, telles la santé et l’éducation : avec 0,766 (l’échelle va de 0 à 1), l’Iran est à un niveau moyen, plus faible que la plupart des pays les plus développés, mais bien meilleur que celui de la plupart du tiers-monde, soit à un niveau comparable à des pays comme la Serbie, la Bulgarie ou le Brésil. Comparé aux autres pays du Moyen-Orient, l’Iran fait mieux que tous ses voisins, y compris la Turquie et l’Azerbaïdjan. L’Iran fait également mieux que la Chine, mais aussi des pays plus proches de nous comme l’Algérie, la Tunisie ou le Maroc. Il est, en revanche, après la Russie et les anciens pays communistes d’Europe centrale. Après, aussi, le Portugal (parmi les moins performants d’Europe occidentale).

Un niveau, donc, moyen. Et cela se voit dans la rue. Quasiment tout le monde a un smartphone et la possession d’une voiture est courante, au moins en ville. Avec 120 voitures pour 1000 habitants, il y a certes trois à quatre fois moins de voitures par habitant qu’en Europe occidentale, deux fois moins qu’en Russie, mais deux fois plus qu’en Chine et plus qu’en Turquie ou en Algérie par exemple.

2/ Une protection sociale qui semble correcte. Mon fils médecin, qui m’a accompagné dans ce voyage, l’a vu au premier coup d’œil en observant la dentition des gens dans la rue : un pays où la population a un suivi et des soins dentaires a une protection sociale correcte. Cela semble être le cas de l’Iran. Nous avons observé à cet égard que le nombre des pharmacies en ville (je ne dirai rien des campagnes – un quart de la population iranienne – à peine entrevues le long des routes : le niveau de vie y semble moindre qu’en ville) est élevé et que les gens, munis de ce qui ressemble à des feuilles de sécurité sociale, les fréquentent beaucoup. Bien plus, en tout cas, que dans la moyenne du tiers-monde. Ces pharmacies, où l’on délivre souvent des médicaments à l’unité, semblent moins approvisionnées en produits de « confort » qu’en Europe.

3/ Des inégalités en apparence réduites. Il y a très peu de mendiants et peu, aussi, de grosses cylindrées. La grande pauvreté et l’extrême richesse sont absentes ou alors cachées. C’est le bon côté de l’austérité chiite ambiante. On n’y aime pas la richesse ostentatoire et les pauvres y bénéficient de la sollicitude à la fois de l’Etat et des organismes de solidarité gérés par les religieux. Les inégalités existent pourtant, si on en croit l’indice des Nations-Unies dit de « Gini », qui les mesure. Selon ces statistiques, les 10% les plus riches ont une richesse moyenne de 17 fois celle des 10% les plus pauvres (contre 8 fois plus en France, seulement 5 fois plus en Tchéquie, ancien pays communiste, mais plus de 50 fois dans la plupart des pays d’Amérique latine, les plus inégalitaires au monde).

4/ La faible insécurité. On se sent en parfaite sécurité dans ce pays, même tard le soir. Prendre le métro à Téhéran est beaucoup moins anxiogène (plus propre aussi) qu’à Paris. En France, les risques d’agression violente sont, quoi qu’on en dise, faibles. En revanche, les incivilités y sont fréquentes. Plus qu’en Iran, semble-t-il.

Ce sentiment de sécurité est complété par la gentillesse spontanée de presque tout le monde. Nous avons rencontré de nombreuses personnes nous souhaitant la bienvenue en Iran. Dans les magasins et les restaurants, ceux qui sont capables de s’exprimer en anglais viennent spontanément aider les étrangers pour communiquer.

L’honnêteté est une autre qualité complémentaire des précédentes qui contribuent à donner ce sentiment de sécurité qui ne nous a jamais quittés au cours de notre séjour en Iran.

Comme les prix ne sont pas souvent indiqués, que, lorsqu’ils le sont, ils sont presque toujours écrits en chiffres arabes du Moyen-Orient (différents des nôtres, appelés chiffres « arabes » mais qui en sont en fait différents ; nos chiffres sont utilisés au Maghreb, mais pas au Moyen-Orient) et qu’on ne sait jamais s’il s’agit de « rials » (la monnaie nationale au nombre de zéros déroutants : 1€=39 000R) ou de « toumans » (dix fois moins, donc un zéro de moins : unité de compte habituellement utilisée bien qu’elle ne figure pas sur les billets de banque), on est bien obligé de faire confiance au commerçant. Nous avons la conviction qu’aucun n’en a profité. Généralement, nous lui tendions une liasse de billets dans laquelle il piochait ce qui lui revenait et, même lorsqu’on lui demandait de garder la monnaie, il nous la rendait systématiquement.

L’honnêteté des gens et la quasi-absence de délinquance expliquent sans doute que la police n’a pas besoin d’être très présente en ville pour que l’ordre soit respecté. La présence probable de policiers en civil et la sévérité de la justice expliquent sans doute cela aussi. Mais l’absence de voitures de police fonçant avec sirènes et gyrophares contribue à la sérénité de la rue iranienne.

6/ Un fort sentiment identitaire national. Visiblement, les Iraniens sont fiers d’être Iraniens. Ils se savent porteurs de l’une des plus vieilles et riches civilisations mondiales qui a rayonné autrefois sur l’ensemble du Moyen-Orient, mais aussi sur l’Inde et l’Asie centrale et au-delà (à titre d’exemple, le mot « bazar » est universellement adopté et, autre exemple, les évènements du « Maydan », cette place principale de Kiev qui a fait la une de l’actualité, illustrent l’influence passée persane, « maydan » signifiant « place » en persan ; on pourrait citer bien d’autres exemples). Ils sont fiers de montrer que la plus grande partie de ce qui est consommé en Iran est fabriqué sur place, avantage, en ces temps de reflux de la « mondialisation », qui est un sous-produit involontaire de l’embargo imposé depuis trente ans à l’Iran par les Etats-Unis et leurs alliés et satellites européens. Quant à l’artisanat et les œuvres d’art, comme les « miniatures » ou les jeux d’échec finement travaillés (une spécialité locale), ils sont une autre source de fierté : les « bazaris » le savent ; ils ne les bradent jamais.

Aujourd’hui, l’Iran est, avec la Russie, à l’avant-garde du combat pour libérer le monde de la barbarie de « daesh » et de l’hégémonie de l’obscurantisme du wahhabisme saoudien (l’Iran des mollahs est un autre obscurantisme, certes un peu moins obscur que l’autre, mais cela est une autre histoire). Face aux Arabes sunnites, l’Iran est le phare du chiisme. Et ne dites pas aux Iraniens qu’ils sont arabes. Vous ne vous en feriez pas des amis. Les Iraniens sont un peuple « indo-européen », ayant les mêmes racines que les Européens. Ils n’ont rigoureusement rien de « sémite », si ce n’est l’alphabet qu’ils utilisent.

Cet attachement à l’identité nationale est symbolisé par l’abondance des drapeaux iraniens, parfois immenses, qui flottent partout dans le pays. Ce nationalisme n’est pas subi. Il a une forte adhésion populaire, y compris de la part de ceux qui sont hostiles au régime.

7/ Le niveau de vie apparent moyen, la faible inégalité apparente des revenus, la faible délinquance et la tranquillité, apparente aussi, de la vie quotidienne m’ont fait penser, dès le premier abord au spectacle de la rue dans l’ancienne Union soviétique. Cela, d’autant plus qu’il n’y a presque pas de publicité dans les rues ou dans le métro (où, comme à Tachkent ou Moscou, la publicité est remplacée dans certaines stations par des œuvres d’art). Si ce n’était la masse noire des femmes en tchador, personnellement, je me serais cru dans les anciennes républiques soviétiques d’Ouzbékistan ou du Kazakhstan (et même à Moscou).

8/ Reste la question des femmes. A la différence de l’Arabie saoudite, elles sont très présentes dans les rues et on en voit aussi beaucoup dans les commerces, les administrations et au volant des voitures. Mais leur aspect est vraiment lugubre.

Dans les quartiers un peu huppés de Téhéran-Nord, on croise pas mal de femmes habillées presque « normalement ». Je veux dire par là, sans le grand voile noir. Elles sont alors vêtues de vêtements suffisamment amples pour ne pas trop mettre en valeur leurs formes et pour ne pas risquer des ennuis avec la police des mœurs. Ces vêtements restent foncés pour ne pas trop se faire remarquer. Certaines découvrent une bonne partie de leur chevelure en reportant vers l’arrière le foulard obligatoire ; elles sont maquillées et elles ont du rouge à lèvres. J’estime à moins du tiers, dans le meilleur des cas, leur proportion dans cette partie de la capitale la plus occidentalisée. On en trouve aussi à Chiraz et à Ispahan, mais moins. Ailleurs, la proportion de ces femmes sans tchador est le plus souvent inférieure à 5%.

La plupart des femmes croisées circulent pas petits groupes. On trouve aussi des hommes et des femmes ensemble, mais on sent qu’il y a beaucoup de retenue. Il n’y a pas de sites de rencontre en Iran et encore moins de petites annonces. A l’école, les sexes ne se mélangent pas. Dans le métro, des voitures sont réservées aux femmes (mais elles peuvent monter aussi dans les autres wagons). Il parait qu’il existe des méthodes très subtiles de drague, mais il est évident qu’être célibataire en Iran doit être assez compliqué et que nombre d’entre eux doivent se sentir frustrés. Surtout, par rapport à ce qu’ils voient de l’Europe lorsque, grâce à des logiciels perfectionnés, ils arrivent à contourner la censure d’internet.

A cet égard, l’Iran est à l’image du reste du monde musulman. Un monde sexuellement frustré pour beaucoup et, lorsque il y a libération de fait, un monde hypocrite. La terre d’islam est celle des apparences. La dissimulation en est le corollaire. Pour ceux qui veulent vivre « normalement », au sens de la « normalité » que nous estimons « civilisée », c’est un monde schizophrène où l’on fait semblant de penser et d’agir noir quand on pense et on agit blanc.

Cette dernière remarque est une conclusion sur mes impressions d’Iran. Comment ces Iraniens vivent-ils au juste au-delà des apparences ? Que pensent-ils exactement ? Quelles sont leurs opinions vis-à-vis du régime et de la société iranienne ?

Je connais suffisamment bien d’autres pays musulmans. En particulier l’Algérie et le Maroc où j’ai vécu et où j’ai été en contact, souvent de confiance, avec beaucoup de gens, d’autant plus facilement qu’ils sont francophones. Ce sont des sociétés complexes où la prégnance de la religion entraine une multitude de tabous, de non-dits, de chemins de traverse pour contourner les obstacles. Ce sont des sociétés où l’on ne dit vraiment ce qu’on pense qu’à de vrais amis (et encore !). Des sociétés où il n’y a pas d’expression réellement libre parce que, même quand la censure n’est pas là (l’Algérie et la Tunisie sont assez libres), on ne dit pas tout car chacun s’impose une autocensure forte. Ce n’est pas pour rien que quasiment tous les écrivains, artistes ou chanteurs algériens publient à Paris et non à Alger.

Et si malgré la connaissance que j’en ai, j’ai des difficultés à exprimer des appréciations sur l’Algérie ou la Maroc, alors, je dois reconnaitre que, s’agissant de l’Iran, c’est mission impossible. Restons donc modeste. Mes impressions, plutôt positives dans l’ensemble, qui sont les miennes sur l’Iran, valent ce qu’elles valent : des impressions, sans plus.

Yves Barelli, 17 avril 2016

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