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9 mai 2018 3 09 /05 /mai /2018 11:23

Nikol Pachinian, qui était à la tête depuis plusieurs mois des manifestations populaires anti-corruption ayant paralysé le pays, vient d’être élu (par le parlement où les rapports de force sont inchangés) Premier Ministre de la république caucasienne ex soviétique d’Arménie, à l’histoire passablement agitée depuis son indépendance en 1991. La transition s’est faite, pour une fois, sans violence, d’où la comparaison avec la « Révolution de velours » tchécoslovaque de 1989 qui avait mis fin en douceur au régime communiste. Mais la comparaison s’arrête là : le programme et la personnalité du nouveau dirigeant sont flous et, à supposer qu’il veuille changer le système en profondeur, il aura beaucoup de mal à y parvenir, tant son pays, pauvre, enclavé, en guerre avec l’Azerbaïdjan voisin, en butte à l’hostilité de la Turquie (qui ne veut toujours pas reconnaitre le génocide de 1915) et tenu à bout de bras par la Russie, avec l’aide d’une diaspora solidaire (notamment en France), est dans une situation difficile. En tout état de cause, il ne devrait pas y avoir, sauf retournement improbable, de changement majeur dans les alliances extérieures, le « grand frère » russe (le président Poutine s’est lui-même rendu à Erevan pour arbitrer entre les factions) continuant à être le partenaire incontournable.

1/ Rappel pour ceux qui ne sont pas familiers du Caucase, du Moyen-Orient et de l’ex URSS : L’Arménie est l’une des plus vieilles nations et l’un des plus vieux Etats au monde. Consultez un atlas historique et vous constaterez (malheureusement sur ce blog, je ne peux joindre de cartes) que l’Arménie a été un Etat puissant au moyen-âge. Elle s’étendait alors de la mer noire à la Méditerranée et recouvrait l’Anatolie orientale et la partie de la Transcaucasie qui correspond à la république contemporaine de l’Arménie (qui représente moins de 10% de l’Arménie historique).

Cette nation arménienne fut parmi les premières à se convertir au christianisme. Ce fut même le premier Etat au monde à adopter le christianisme comme religion officielle. Cela se passa en 301, quelques années avant que l’empire romain fit de même. Elle fut au moyen-âge l’une des pièces maitresses des croisades.  

Avec le Grand Schisme, l’Arménie choisit l’orthodoxie. Elle reste aujourd’hui, avec la Géorgie, l’une des deux seules grandes Eglises orthodoxes présentes dans cette partie du continent asiatique (même si, par commodité, on range souvent la Transcaucasie avec l’Europe). Aujourd’hui, l’Arménie, dans la tradition soviétique, est un pays laïc. Toutefois, l’ « Eglise Apostolique Arménienne », dont se réclament 95% des habitants de la république, y jouit d’un statut particulier du fait du lien étroit entre la nation et cette Eglise. Le siège de l’Eglise arménienne est près d’Erevan, mais il y a aussi (legs de l’histoire) un autre « catholicossat » à Beyrouth (où réside une forte communauté d’origine arménienne) ainsi que des patriarches arméniens à Istanbul et à Jérusalem. Cette Eglise concernerait 10 millions de personnes, soit trois fois plus que la population de la république d’Arménie.

Si la Nation arménienne, avec son Eglise, sa langue, son alphabet spécifique et sa culture, existe encore, elle le doit à l’Union soviétique qui fit de la partie (qui avait été conquise par l’empire russe au 19ème siècle et qui avait donc échappé à l’emprise ottomane) non anéantie par le génocide turc de 1915, l’une de ses quinze républiques constitutives, avec l’arménien pour langue officielle. C’est cette république qui devint en 1991 l’Etat indépendant actuel d’Arménie. Comme pour d’autres nations du Caucase ou d’Asie centrale orphelines de l’URSS, cette indépendance n’était pas souhaitée. Je l’ai moi-même constaté au début des années 2000 lorsque j’ai effectué un séjour de trois mois à Tbilissi, d’où je me suis rendu également en Arménie, en Azerbaïdjan et dans les deux républiques séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud.   

La république d’Arménie est petite (29 743 km2 et 3M d’habitants, soit beaucoup moins que la Provence par exemple), pauvre et enclavée. Région de montagnes qui dépassent 4000 mètres avec quelques paysages magnifiques (autour du lac Sevan, par exemple, mais aussi ce mythique mont Ararat, où l’Arche de Noë se serait échouée, montagne formée de deux sommets jumeaux, sacrée des Arméniens, que l’on voit de Erevan mais qui, cruauté du sort et de l’histoire, se trouve en territoire turc (les Arméniens, comme les Kurdes, ont été les grands sacrifiés des traités qui ont mis fin à la première guerre mondiale ; ce ne fut pas vraiment un oubli : on souhaitait ne pas favoriser l’influence de la jeune fédération bolchévique dans la région).  

La production d’hydro-électricité est presque la seule ressource exportée de l’Arménie, pays en fait tenu aujourd’hui à bout de bras par la Russie (les diasporas, qui comptent quelques individualités qui ont réussi – Charles Aznavour en est l’exemple le plus connu – mobilisent aussi des fonds pour aider matériellement le pays et pour populariser sa cause). Les infrastructures se sont un peu améliorées grâce à l’aide extérieure mais restent insuffisantes (il n’y a que 400 km de Tbilissi à Erevan mais les parcourir en voiture, ce que j’ai fait, reste une aventure tant les routes sont dans un état pitoyable).

L’Arménie, comme le reste du Caucase, est constituée par une société assez fermée dans ses traditions et ses pratiques, qui paraissent immuables ; cette société comporte des clans antagonistes. La violence y est une tradition et les mafias font partie du paysage (elles sont aussi présentes en Russie où les Caucasiens sont nombreux). Le népotisme, le clientélisme et la corruption des dirigeants sont liés au système clanique. C’est contre lui que la population vient de se mobiliser. A supposer que le nouveau chef du gouvernement, issu d’une révolution pour une fois de velours, en ait la volonté, il lui sera bien difficile de lutter contre, d’autant que ses pouvoirs risquent d’être limités.         

2/ Nikol Pachinian, âgé de 42 ans, brillant et charismatique orateur mais au programme très flou (« anti-corruption » pour l’essentiel, ce qui est sympathique mais pas suffisant pour gouverner), est journaliste de profession (il avait interrompu ses études de journalisme à l’université de Erevan pour aider à la campagne électorale de Ter Petrossian, le premier président du pays, renversé en 1998). Il dirigea ensuite le principal quotidien du pays.

Elu député en 2012 sur une liste indépendante au nom attrape-tout de « parti du contrat civique », il a eu un parcours où les zones d’ombre sont nombreuses. Les biographies publiques disponibles sont particulièrement laconiques et je n’ai aucune information sur lui de première main, ce qui me rend prudent dans mon appréciation. Notre ambassade à Erevan a certainement plus d’éléments que moi (ce qui montre le caractère indispensable d’un réseau diplomatique étendu, à la fois pour exercer une influence et, dans les pays où peu de correspondants de presse existent, pour tout simplement être informé) mais, étant désormais retraité, je n’ai plus accès à ses « télégrammes » (et si j’en avais connaissance, je n’en ferais pas état ici). .     

Pachinian, lié au premier président de l’Arménie indépendante comme rappelé plus haut, a eu affaire aux clans rivaux auxquels ont appartenu ses successeurs. En 1999, le conflit inter-clanique a pris un caractère particulièrement violent avec un affrontement à l’arme lourde en plein parlement où le premier ministre et plusieurs députés trouvèrent la mort.

Le président de la république qui se fit élire en 2008 (dans des conditions, comme on s’en doute, contestées), Serge Sargsian, était le frère du défunt chef de gouvernement. Pachinian, qui avait échappé à un attentat à la voiture piégée en 2004 (sur commande du pouvoir ? On n’en sait rien), en fut le premier opposant. Il fut brièvement arrêté en 2008, accusé d’avoir lui aussi commandité des meurtres (on ne sait pas s’il y avait une part de réalité dans l’accusation ou si elle était pure invention) puis relâché. Il se cacha ensuite plusieurs mois avant de bénéficier d’une amnistie générale en 2011 et d’entrer au parlement l’année suivante. Il n’est donc certainement pas le tout jeune « démocrate » issu de la « société civile » et de la « révolution de velours » que les rares médias français (tel France 24) qui en parlent nous présentent. Il est en fait l’un des acteurs majeurs de la politique arménienne depuis l’indépendance (trop jeune pour avoir eu une activité dans l’Arménie soviétique).     

3/ En 2015, le président Sargsian fit adopter par référendum un changement constitutionnel substituant un régime parlementaire (avec la réalité du pouvoir dans les mains du gouvernement) au régime semi-présidentiel qui prévalait auparavant. J’imagine qu’une clause de la constitution lui interdisait de se représenter. Le parti du président, les « Républicains », ayant gagné les élections parlementaires de 2017, avec 49% des voix et 58 députés sur 105 (je n’ai aucune information sur l’honnêteté du scrutin) et le référendum, le président Sargsian escomptait se faire élire chef du gouvernement par le parlement.

La mobilisation populaire, sur laquelle je n’ai pas non plus d’information fiable (est-ce une révolte spontanée ou manipulée par le clan auquel Pachinian appartient ?), a contrecarré le projet. Le pays a été paralysé et le parti au pouvoir a préféré appeler Pachinian aux affaires afin de calmer la contestation, tout en espérant continuer à contrôler le pays puisqu’il détient la majorité au parlement.               

4/ Y a-t-il eu interférence extérieure dans cette « révolution de velours » à la mode arménienne ? Il est difficile de le dire.

Il ne semble pas que les Américains aient joué un rôle particulier même s’ils ont le secret espoir que le nouveau gouvernement s’écarte quelque peu de son alliance russe. Mais cette dernière hypothèse est peu probable. Même si la tentation « occidentale », à l’instar des « révolutions oranges » que les Américains ont suscitées (et financées) avec un certain succès en Géorgie et en Ukraine, peut être présente dans la tête du nouveau chef de gouvernement, il sera, de toute façon, vite rattrapé par les réalités. L’enjeu arménien n’est pas négligeable (la diaspora arménienne des Etats-Unis a une certaine influence) mais n’est en rien comparable avec l’Ukraine ou l’Azerbaïdjan (où les Américains sont présents). Une tentative de déstabilisation de la part des Etats-Unis n’est pas à exclure mais cette hypothèse ne me parait pas la plus probable.

La Russie, pour sa part, est très implantée en Arménie (non seulement elle apporte une aide économique, mais les forces russes, présentes sur place, assurent sa sécurité ; de plus, le russe reste une langue aussi utilisée que l’arménien et de nombreux Arméniens émigrent en Russie), où la population lui est favorable. Elle a toujours été, depuis 1917, la garante de l’existence même de la nation arménienne et, aujourd’hui, elle porte son économie à bout de bras. Vladimir Poutine s’est rendu à Erevan il y a quelques semaines. Il s’est employé à calmer la guerre des clans. On peut penser qu’il n’est pas étranger à l’élection de Pachinian par le parlement le 8 mai.

En tout état de cause, la Russie, qui y a un intérêt stratégique, continuera à aider l’Arménie. Elle pourrait aussi, maintenant qu’elle a de bonnes relations avec la Turquie (bien que membre de l’OTAN, on peut presque parler d’alliance stratégique de la Turquie avec la Russie, et aussi avec l’Iran), aider ce pays et l’Azerbaïdjan à normaliser leurs relations. Ce sera difficile, plus encore du fait de l’intransigeance arménienne que de l’hostilité traditionnelle des Etats turcs (les Azéris sont aussi des Turcs).    

4/ La tâche qui attend le pouvoir arménien (quel qu’il soit) est immense.

Tenter, enfin, d’établir la paix avec l’Azerbaïdjan. Les deux pays se sont affrontés militairement entre 1991 et 1994. Il n’y a jamais eu officiellement cessation des hostilités et la trêve est fragile (il y a eu des escarmouches). Le conflit est dû à la question de la souveraineté sur le Haut-Karabagh, enclave arménienne en Azerbaïdjan, qui était une « république autonome » que Staline, pour une raison inconnue, avait rattaché à l’Azerbaïdjan plutôt qu’à l’Arménie. La conséquence pratique en était limitée puisque  les deux étaient deux républiques soviétiques. Mais les indépendances générèrent un conflit d’autant plus violent que les vieilles haines, mises en veilleuse par l’URSS, resurgirent.

Dans la guerre, contre toute attente, les Arméniens (ils sont trois fois moins nombreux que les Azéris et n’ont pas de pétrole) ont gagné. Ils ont « libéré » le Haut-Karabagh et occupent toujours la petite portion de territoire azerbaïdjanais entre l’Arménie et le Haut-Karabagh.

Depuis 1994, la situation est gelée. Chaque fois qu’un dirigeant arménien a essayé de normaliser les relations avec l’Azerbaïdjan et la Turquie, il a été accusé de faiblesse (c’est ainsi que Petrossian a été contraint à la démission). Les Russes et les Américains ont réussi jusqu’à présent à calmer les ardeurs belliqueuses d’Erevan et de Bakou. Jusqu’à quand ? En attendant, la frontière avec ces deux pays est fermée, ce qui est préjudiciable. Il reste celle, courte, avec l’Iran, avec lequel l’Arménie a de bonne relations, et celle avec la Géorgie, pas très bonnes parce qu’il y a une minorité arménienne assez turbulente de 500 000 personnes en Géorgie, pays lui-même très compliqué qui, en outre, est en froid avec Moscou.

Si Pachinian veut imprimer sa marque, il faudra qu’il tente de normaliser les relations avec ses voisins.        

Il devra aussi lutter contre la violence et la corruption. Le peuple l’a porté au pouvoir pour cela. Mais c’est une gageure tant elles font partie de la société arménienne. Si le nouveau gouvernement parvient à les limiter, ce sera déjà pas mal. Cela dans l’hypothèse, non prouvée, de l’honnêteté de Pachinian. Si ce n’est pas le cas, un clan ne fera qu’en remplacer un autre et les pratiques anciennes perdureront. Jusqu’à la prochaine révolte populaire.

5/ A supposer que Pachinian soit réellement animé de bonnes intentions, trois possibilités existent. Dans la première, il réussit à asseoir son pouvoir (par exemple avec de nouvelles élections) et il parvient à faire de l’Arménie une vraie démocratie (ce qui n’est pas nécessairement une garantie de réussite économique ; or sans réussite économique, la démocratie ne dure pas). Dans la seconde, il gagne mais règne comme les autres.

Dans la troisième hypothèse, qui me parait la plus probable car le parti de l’ancien président reste bien implanté dans le pays, on aura un régime de cohabitation. Sitôt la mobilisation populaire retombée, les anciennes forces, y compris l’armée et la police, tenteront de reprendre ce qu’elles viennent d’être contraintes de lâcher. On aura quelques réformes, entérinées aussi par les « anciens » du parti des Républicains, qui ont intérêt à retrouver un minimum de popularité.

Il n’est toutefois pas impossible que le nouveau chef de gouvernement se révèle un politique plus adroit que ce que j’imagine. Il a bien maitrisé « sa » révolution de velours. Son talent pourrait continuer à s’exercer au-delà.

Quel que soit le cas de figure, il ne devrait y avoir aucun bouleversement géostratégique de la région. C’est tant mieux, le Moyen-Orient et le Caucase sont déjà suffisamment compliqués comme cela./.   

Yves Barelli, 9 mai 2018

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