Avec la large victoire des nationalistes hindous aux législatives qui viennent de se dérouler en Inde, c’est un changement important de pouvoir à Delhi qui va avoir lieu au détriment de l’historique parti du Congrès. Cela pourrait avoir des conséquences non négligeables sur les grandes orientations du pays et sur ses relations internationales, notamment vis-à-vis du Pakistan.
Je reviendrai plus loin sur les causes de la défaite du parti du Congrès et sur les conséquences prévisibles de la victoire du BJP.
Je me permets, pour ceux qui ne connaissent pas très bien l’Inde (ceux qui sont plus familiers de ce pays-continent peuvent passer directement au &2), d’apporter un éclairage préliminaire qui leur permettra, je l’espère, de mieux comprendre le contexte électoral indien.
1/ En Inde, immense Etat fédéral de plus d’un milliard d’habitants et plus de 3 millions de kilomètres carrés et qui compte une quinzaine de grandes langues officielles (dont l’hindi et l’anglais, seules langues de réelle communication à l’échelle nationale, sauf dans le sud où l’hindi est peu connu), la vie publique, comme la vie tout court, se développe surtout au sein des Etats fédérés (une trentaine, en général formés sur une base linguistique : plusieurs de ces Etats, en fait des nations, ont plus de 50 millions d’habitants). Ceci explique que, à côté des grands partis nationaux, il existe de nombreuses formations politiques régionales (elles ont obtenu de l’ordre de 40% des voix).
Dans ce pays majoritairement très pauvre, où l’analphabétisme, bien qu’en recul, reste fort, la plupart des habitants n’ont jamais franchi les limites de leur Etat fédéré (lorsque j’ai été consul général de France à Pondichéry et Madras, quand je me rendais en voiture au Kerala – une expédition -, passé la frontière, mon chauffeur se sentait à l’étranger : autre langue, autre alphabet, autres lois, autres habitudes). Les différences, linguistiques mais aussi dans des domaines comme la cuisine ou l’architecture des temples hindous, sont particulièrement visibles entre le sud dravidien et le nord aryen, mais elles existent même au sein de ces zones.
La véritable unité de l’Inde vient de sa civilisation hindouiste, particulièrement prégnante évidemment chez les adeptes de ce qui est à la fois une religion (mais une religion sans dogme : chacun croit ce qu’il veut et de forts clivages existent, par exemple entre adeptes de Shiva et ceux de Vishnou) et une organisation sociale au sein de laquelle la division de la société en une multitude de castes et de sous-castes (la constitution indienne a aboli la discrimination entre castes, notamment vis-à-vis des anciens « intouchables », mais pas l’existence de ces castes). Même ceux qui ne sont pas hindouistes baignent dans un environnement hindou, d’autant que, je le répète, il s’agît davantage d’une civilisation que d’une religion.
Les hindouistes sont largement majoritaires (de l’ordre de 80%) mais il y a plus de 15% de musulmans (200 millions de personnes) et une petite minorité chrétienne (forte au Kerala, Etat le plus développé, à Goa et à Pondichéry). Dans certains Etats, en particulier dans le Sud, plus développé que le Nord, la cohabitation entre hindouistes, musulmans et chrétiens se passe généralement bien. Ce n’est pas le cas dans d’autres : les conflits intercommunautaires sont récurrents au Pendjab, au Rajasthan, à Bombay et, davantage encore, au Gujerat dont le probable futur Premier Ministre, Narendra Modi, a été le « Chief Minister » (Premier Ministre).
La plus ou moins difficile cohabitation entre hindouistes et musulmans doit être replacée à la fois dans un contexte religieux, social et historique (les musulmans se sont implantés à partir du 16ème siècle après la conquête « moghole » et, souvent, par conversion à l’islam des « intouchables », parias de la société indienne) et dans le cadre du traumatisme causé par la partition de l’Inde en 1948 (la Pakistan fut formé autour des régions majoritairement musulmanes de l’Ouest et de l’Est, avec de nombreux transferts de populations de part et d’autre) et dans les séquelles qui ont suivi, marquées par plusieurs conflits entre l’Inde et le Pakistan (la situation reste tendue), tandis que les relations avec le Bangladesh, qui fit sécession du Pakistan, avec l’aide de l’Inde, en 1971, sont à peine meilleures.
Si je fais état de ces éléments, c’est parce qu’ils permettent de mieux comprendre le contexte électoral.
Autres éléments à prendre en considération pour l’apprécier : le développement économique et la corruption, fléau majeur en Inde.
La croissance économique de l’Inde est forte depuis plus d’une décennie. Avec un Produit Intérieur Brut de près de 2 000 milliards de dollars en 2013, l’Inde se place désormais au 10ème rang mondial. Compte tenu de sa population, c’est peu (la France est à près de 3 000Mds$), mais c’est beaucoup mieux qu’avant (lorsque j’ai habité l’Inde, il y a une quinzaine d’années, le PIB indien était inférieur à celui de la Hollande, il est maintenant le double). Le taux de croissance varie entre 5 et 10% selon les années (et selon les récoltes plus ou moins bonnes, en fonction de pluies de moussons souvent irrégulières), ce qui est sensiblement supérieur à la croissance démographique qui dépasse encore 2%.
L’Inde est désormais un pays « émergent », comme on dit. Elle joue un rôle international accru (on parle du groupe des « BRICS » = Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), d’autant qu’elle dispose de l’arme nucléaire, de forces armées et navales importantes et qu’elle est devenue une puissance spatiale significative.
Toutefois, le retard est tel qu’il faudra encore attendre de nombreuses années (sans doute au moins une génération), pour que le pays puisse espérer surmonter les nombreux défis auxquels il est confronté. Le défit démographique est le plus préoccupant et le moindre déplacement dans le pays donne réellement une impression de surpeuplement. La population est désormais majoritairement suffisamment nourrie (mais avec des régimes alimentaires déséquilibrés) grâce à la « révolution verte » des années 1970. Mais les dépenses pour l’éducation (qui a considérablement progressé) et la santé grèvent les budgets. Le retard pour les infrastructures est abyssal : on roule à 30 à 50 km/h sur la plupart des routes (encombrées d’obstacles de toutes sortes, allant des graines à sécher aux vaches et motos au comportement erratique ; les accidents de la route sont une véritable hécatombe), les trains extrêmement lents, les aéroports sont saturés (l’avion est pourtant réservé aux riches), les attentes des bateaux dans les ports se comptent en jours, la vie dans les mégapoles surpeuplées, encombrées et polluées évoque l’enfer et celle dans les villages encore pire (manque d’eau potable, pas de médecins, etc).
L’Inde comptera néanmoins, en dépit de ses problèmes, de plus en plus. Son industrie textile et métallurgique est de niveau mondial (pensez, par exemple, à Mittal), son artisanat d’une exceptionnelle richesse. Les hautes technologies sont devenues une spécialité, notamment l’informatique et le spatial (il y a des centaines de milliers d’ingénieurs) et les industries culturelles ne sont pas en reste (premier cinéma mondial).
Bref, un pays qui comptera, mais qui, pour le moment, est embourbé dans de nombreuses difficultés : manque d’infrastructures, je l’ai dit, mais aussi bureaucratie tatillonne et inefficace, corruption, gaspillages, pollution (les routes sont « décorées » de millions de sacs en plastique), inégalités sociales extravagantes, fractures sociales, religieuses, linguistiques, de castes de toutes sortes. Bangalore, les gratte-ciels de Bombay ou le métro de Delhi peuvent donner l’illusion d’un pays en marche vers la modernité, mais la réalité en est encore très éloignée.
Pourtant, les Indiens sont optimistes. Un de mes collaborateurs au consulat m’a invité un jour chez lui, il m’a dit : « voyez mon logement, il est petit et je sais que par rapport à la France, je n’ai pas grand-chose. Mais mon père vivait dans une hutte et se déplaçait à vélo. Moi, j’ai l’électricité, quelques appareils électroménagers et j’ai un scooter. Je sais que ma fille (qui était amie avec la mienne) aura une voiture ». C’est vrai que pour les Indiens (mais on pourrait dire la même chose des Chinois), l’Inde a toujours existé et existera toujours et que la suprématie occidentale, à leurs yeux, n’aura été qu’une parenthèse de trois siècles, une goutte d’eau dans l’éternité de leur monde.
Cette confiance dans les capacités de l’Inde est un atout pour le pays, tant il est vrai que la culture et l’identité sont de puissants facteurs de développement. A titre anecdotique, voici ce que j’avais relevé dans la presse locale un jour de fête nationale indienne – on donnait quelques interviews de collégiens : « Mon pays a un glorieux passé et regarde vers un brillant futur. Vérité, paix et sacrifice sont les nobles principes d’un véritable Indien. J’espère que je serai encore un Indien dans ma prochaine réincarnation ». ça change évidemment du pessimisme ambiant actuel de la France !)
Cet attachement à la civilisation indienne a d’ailleurs joué un rôle dans la défaite du Parti du Congrès. Je vais y venir.
2/ Le système électoral indien est certes assez compliqué avec des coalitions parfois hétéroclites entre de nombreux partis dont la plupart sont à base régionale (les partis régionaux totalisent plus de 40% des voix). Trois coalitions principales étaient en compétition : l’Alliance Démocratique Nationale (NDA), formée autour du parti nationaliste hindou Bharatiya Janata Party (BJP), l’Alliance Progressiste Unie (UPA) formée autour du parti du Congrès, actuellement au pouvoir, et une troisième coalition, moins importante nationalement (mais forte dans certains Etats) formée des partis communistes et de formations laïques ou régionales.
Le décompte des voix de chaque coalition étant rendu difficile par le flou qui entoure l’affiliation de nombreux élus indépendants, il est encore impossible de connaitre le contour de la nouvelle majorité. A l’heure où j’écris ces lignes, tous les dépouillements ne sont pas encore terminés. Ce sont plus de 800 millions d’électeurs qui étaient appelés aux urnes. Dans ce pays immense aux communications difficiles et qui sera bientôt le plus peuplé de la terre (la croissance démographique étant nettement supérieure à celle de la Chine, l’Inde va dépasser ce pays dans peu d’années), il n’est pas facile d’organiser un scrutin à base nationale. Les élections ont d’ailleurs été étalées sur presque un mois et on ne connaitra les résultats définitifs que plus tard.
Les résultats provisoires sont toutefois suffisamment nets pour que le nom du vainqueur soit déjà connu (si une surprise devait infirmer cette tendance, j’écrirai un autre article pour le dire). C’est pourquoi, on peut déjà le commenter. La victoire nationaliste était d’ailleurs annoncée par tous les sondages.
Ces élections ont-elles été honnêtes ? Probablement pas totalement. Il est impossible de tout contrôler. Les fraudes sont donc possibles. Si dans les grandes villes, où les observateurs nationaux et étrangers sont nombreux, les résultats sont à peu près fiables, on ne peut en revanche garantir qu’ils le soient partout (la population est encore majoritairement rurale en Inde). La corruption est telle que tout s’achète dans ce pays. Il n’est même pas nécessaire de « bourrer » les urnes, les jeux sont faits avant : propagandes unilatérales, achats de votes sont monnaie courante. Dans les régions, les pouvoirs sont détenus par des caciques locaux qui ont de l’influence parce qu’ils ont de l’argent et qui s’enrichissent davantage encore parce qu’ils ont de l’influence (c’est classique dans de nombreux pays du tiers-monde, ce qui relativise un peu les déclarations optimistes sur l’Inde, « plus grande démocratie du monde »). Les règles de limitation des dépenses de campagne électorale ne sont presque jamais respectées (impossibles à contrôler dans un pays où tout ou presque se paye en liquide). Selon certaines estimations, les dépenses cumulées de campagne atteindraient 5 milliards de dollars (presque autant que les campagnes électorales américaines, pourtant extravagantes) : les passages à la télévision, non limités, sont tous payants, les pubs dans les journaux s’étalent sur plusieurs pages, des affiches géantes (parfois cinq mètres de haut sur dix de large) sont placardées sur les grands carrefours, les caravanes électorales sont dignes d’un scénario de « Bollywood », les « clients » et affidés ne sont pas bénévoles et l’achat de voix est habituel.
Dans ces conditions, on peut dire que, en fait, il s’agit d’une élection à deux degrés : les caciques locaux, véritables féodaux, se font d’abord élire puis ils se rallient (pas toujours gratuitement) à l’une des grandes coalitions nationales. Ce n’est toutefois pas seulement une question d’argent : les considérations d’ethnies, de religions, de castes jouent un rôle et les caciques locaux sont assez représentatifs des sensibilités de leurs électeurs ; souvent eux-mêmes issus de la base, ou, au moins, à son contact, ils sont largement représentatifs de l’évolution des sentiments et des attentes de leurs concitoyens. En ce sens, on peut considérer que la victoire du BJP et la défaite du parti du Congrès, tous deux bien dotés en moyens financiers (surtout le second) sont représentatifs de l’opinion indienne.
3/ Le nouveau Premier Ministre (le Président de l’Union indienne n’a qu’un rôle secondaire dans ce pays à régime parlementaire) devrait être Narendra Modi, chef du BJP et ancien « Chief Minister » (Premier Ministre) de l’Etat du Gujerat (Etat de plus de 50 millions d’habitants situé au nord-ouest de Bombay, la capitale économique de l’Inde).
M. Modi est considéré comme un fondamentaliste hindou. Il s’est illustré au Gujerat dans une répression sévère (en Inde, la police et l’équivalent de la gendarmerie sont organisées sur une base étatique, c’est-à-dire régionale, dans cet état fédéral très décentralisé) à l’encontre des musulmans après des émeutes intercommunautaires qui avaient fait plusieurs centaines de morts (la non violence indienne est une légende).
Le parti du Congrès battu était dirigé par Rahul Gandhi, de la famille qui a été le plus souvent au pouvoir depuis la création de l’Inde en 1948 sous la conduite du Mahatma Gandhi.
Ce n’est pas la première fois que les nationalistes hindous arrivent au pouvoir. Ils avaient déjà formé le gouvernement fédéral entre 1998 et 2004. Ils n’avaient pas laissé un très bon souvenir, mais, cette fois, le rejet des sortants (nous verrons plus loin pourquoi) a été plus fort que les préventions de nombre d’Indiens vis-à-vis du BJP.
4/ Quelles sont les causes de la défaite du parti du Congrès ?
Je vois trois causes principales :
a/ L’usure du pouvoir et la corruption. Cette dernière est considérable en Inde et traditionnelle, mais cette fois un profond mouvement anti-corruption s’est formé dans l’opinion. Il s’est transformé en rejet de l’élite au pouvoir, d’autant que certaines de ses décisions dans le domaine économique sont suspectes. Pour comprendre l’Inde, il faut savoir que ce ne sont pas seulement les politiciens et les fonctionnaires qui « touchent », mais aussi les juges et cela est particulièrement grave. Si on a affaire à la justice dans ce pays, il vaut mieux avoir un solide compte en banque pour payer les avocats mais aussi les juges. Celui qui ne paye pas peut être condamné à de lourdes peines (et il faut voir l’état des prisons, où règne aussi la corruption !) : à titre d’exemple, un jeune Français « hippy », comme cela était à la mode à l’époque, complètement « pommé », a pris 20 ans de prison pour une possession non prouvée de drogue ; j’avais réussi à le faire amnistier, mais les indiens de base n’ont pas la chance d’être Français). Dans un tel système, il n’y a évidemment aucune impunité et l’enrichissement est cumulatif.
Le nouveau pouvoir sera-t-il moins corrompu ? Ne rêvons pas !
b/ Les relations entre hindouistes et musulmans. Dans de nombreux Etats indiens, les musulmans sont vus comme une menace. Il y a eu toute une série d’attentats terroristes à Bombay. Dans le Gujerat, c’était un conflit sur l’attribution d’un lieu sacré (temple hindou ou mosquée : l’un avait pris la place de l’autre, mais je ne sais plus lequel) qui avait mis le feu aux poudres. La rébellion séparatiste au Cachemire, à majorité musulmane, est récurrente. Enfin, et surtout, le Pakistan continue d’être vu comme une menace, tant en ce qui concerne les relations conflictuelles entre les deux Etats que du fait de la fragilité de l’Etat pakistanais, menacé par les Talibans.
Le fondement hindouiste du parti vainqueur et la réputation du futur premier ministre de gardien des valeurs hindouistes et de la sécurité des hindouistes a certainement joué un grand rôle dans sa victoire, au moins dans les régions exposées aux conflits intercommunautaires (dans le Sud, le parti du Congrès est resté majoritaire et la gauche laïque l’a, semble-t-il, emporté dans les Etats les plus développés, notamment au Kerala et au Bengale occidental).
c/ Mais la raison majeure de la défaite du Congrès est probablement sa politique d’ouverture économique du pays. Traditionnellement, l’Inde était un pays règlementé et protégé, peu ouvert aux produits étrangers, un pays vivant finalement, pour l’essentiel, en autarcie. Pourquoi importer ce qu’on peut produire sur place ? Pourquoi chercher à exporter à tout prix, alors qu’on a un marché de plus d’un milliards d’habitants ? Ces questions simples et de bon sens qu’on devrait se poser partout, les Indiens se la sont posée au moment de glisser leur bulletin dans l’urne.
La faute politique du gouvernement sortant a été d’autoriser la grande distribution à capitaux étrangers à s’implanter en Inde (les ouvertures d’hypermarchés ont été très peu nombreuses mais elles ont fait grand bruit). Des centaines de millions de petits commerçants et artisans se sont sentis menacés dans leur emploi et donc dans leur survie.
Cette ouverture a été ressentie non seulement comme dangereuse, mais à fondement dogmatique (l’Inde, grand pays, verse dans la mondialisation !) doublé de raisons inavouables liées à la corruption.
Ce rejet indien d’une ouverture vue comme une menace (et qui l’est certainement) devrait donner à réfléchir à nos dirigeants. On commence à faire des calculs partout et on s’aperçoit enfin que les effets négatifs induits par la mondialisation sont supérieurs aux soi-disant bénéfices tant vantés par les dirigeants de l’Organisation Mondiale du Commerce, du FMI et de tous ceux qui sont davantage à l’écoute des intérêts de la finance internationale que des peuples.
Lisez le livre de François Lenglet (chez Fayard), justement intitulé « la fin de la mondialisation ». Il montre qu’on est arrivé à la fin d’un cycle. Désormais, les peuples ont besoin non seulement de protection, mais aussi de repères et d’identité. Cela est tout à fait en rapport avec la problématique de l’Union européenne : à force de tout ouvrir, on déstructure les sociétés et une société déstructurée, c’est une société où il n’y a plus de repères, de solidarités, d’identité, c’est une société ouverte à toutes les dérives, la délinquance bien sûr, mais aussi aux tentations autoritaires pour y faire face.
La victoire des intégristes hindous ne me fait pas plaisir. Ils ont une philosophie de la vie qui n’est pas la mienne. J’ai pu constater sur place leur étroitesse d’esprit (ils étaient au pouvoir à Delhi lorsque j’habitais en Inde). Mais, on peut comprendre les sentiments des indiens. Là comme ailleurs (relisez mon article sur les élections en Hongrie, du 8 avril), il ne faut pas y voir un simple repli identitaire. La défense de l’identité n’est pas forcément un repli. L’homme ne vit pas seulement de pain, entendez de fric qu’il faut gagner, quitte à détruire les sociétés. Il a aussi des valeurs et il est légitime de les défendre.
5/ Que fera le nouveau gouvernement ?
D’abord quelques décisions symboliques. L’interdiction des hypermarchés étrangers probablement. Carrefour a déjà annoncé qu’il quittait l’Inde. Ce sera populaire. Une autre décision symbolique, plus dangereuse : le futur premier ministre a promis dans sa campagne de reconstruire un temple hindou en un lieu où on avait édifié à la place une mosquée. Je n’ai aucune information sur ce cas et donc aucune opinion. S’agit-t-il du lieu de culte qui avait déclenché les émeutes en Gujerat ? Je n’en sais rien. En tout état de cause, on ne saurait trop conseiller la prudence au nouveau pouvoir. Il devrait avoir bien d’autres priorités.
Pour le reste, certainement pas de grands changements à l’intérieur. Le pouvoir central est loin des citoyens, il n’a pas beaucoup de moyens. Tout se passe surtout dans les Etats.
Sur le plan sociétal, le nouveau pouvoir ne peut faire moins que de faire semblant de s’attaquer à la corruption, à défaut de le faire réellement (il faudrait changer tellement de choses que cet objectif est hors de portée actuellement). S’agissant de l’évolution des mœurs et notamment de la place de la femme dans la société (la pire au monde, pire qu’au moyen orient), si le gouvernement BJP s’arc-boute sur les valeurs traditionnelles de la société indienne, il est malheureusement à craindre que peu ne soit fait pour en atténuer les aspects les plus négatifs. On peut même craindre un retour en arrière mettant en cause les rares avancées passées. Toutefois, de récents cas de viols horribles avec meurtres qui se sont récemment produits à Delhi (ceux des localités éloignées, on ne les connait même pas) et qui ont soulevé un émoi considérable dans l’opinion indienne, pourrait inciter le gouvernement à enfin s’attaquer à ce problème.
La politique étrangère du nouveau pouvoir pourrait être plus incisive que celle de l’ancien. On peut s’attendre à une attitude plus ferme et plus fermée en matière de commerce international. Tant mieux. Les ennemis de la mondialisation comme moi y trouveront leur compte.
Parallèlement, l’Inde devrait avoir une voix un peu plus forte dans le monde. Ce peut être bon pour les intérêts de l’Inde. Ce peut être dangereux aussi. L’Inde aura sans doute envie d’accroitre son influence en Asie du Sud-est. Sur ces terres de vieilles civilisations d’inspiration hindoue (voyez Angkor ou Bali par exemple), c’est dans l’ordre des choses. Mais il y aura aussi un risque de conflits d’ambitions, notamment avec la Chine, mais aussi avec des puissances montantes comme l’Indonésie.
L’évolution des rapports avec le Pakistan est la grande inconnue. C’est lors du premier passage au pouvoir du BJP que l’Inde et le Pakistan s’étaient tous deux dotés de l’arme nucléaire (en étant optimiste, on peut considérer que la dissuasion nucléaire contribue à éviter les conflits majeurs). Les motifs de différends entre Delhi et Islamabad restent nombreux : Cachemire, autres zones frontalières, accusations réciproques d’implication lorsque des attentats terroristes frappent l’Inde ou le Pakistan.
Le danger que les mauvaises relations entre les deux géants du sous-continent dégénèrent reste constant.
A surveiller de près, donc.
En tout état de cause, le destin de ce pays détenteur de l’une des grandes civilisations mondiales ne saurait nous laisser indifférents.
Yves Barelli, 9 mai 2014