C’est un « jeu » dangereux (et meurtrier par ses « dégâts collatéraux ») qui se joue depuis le 9 octobre à la frontière entre la Turquie et la Syrie du fait de l’intervention de l’armée turque dans le nord de ce pays contre les positions kurdes. Cette intervention, sans doute de caractère limité, était prévisible. Elle embarrasse les principaux acteurs présents sur le terrain (forces gouvernementales syriennes, Russie, Etats-Unis et, dans une moindre mesure, Iran – les pays de l’Union européenne sont, pour leur part, hors-jeu depuis longtemps -) et pourraient avoir des répercussions peu prévisibles (notamment la réaction américaine). Elle montre en outre, ce qui, hélas, était connu, le manque de maturité et de sens politique des Kurdes, manipulés par les forces extérieures, occidentales en particulier, et non payées de retour pour leur participation, souvent héroïque, à l’anéantissement de l’ « Etat islamique » (« Daesh »).
1/ L’armée turque a commencé son opération qui vise à prendre le contrôle d’une bande de trente kilomètres de large sur plusieurs centaines de long à l’intérieur du territoire syrien le long de la frontière turco-syrienne afin d’y déloger les milices kurdes qui se sont appropriées le terrain depuis quelques mois en y chassant les islamistes de Daesh et en y instaurant un pouvoir autonome de fait.
2/ Les Kurdes syriens avaient, avec la bénédiction et l’aide logistique et militaire des Etats-Unis et de leurs alliés, lutté victorieusement contre les terroristes de Daesh. Ils avaient réussi, ce faisant, à créer un « Kurdistan » autogouverné. Ils étaient convaincu que, ayant joué le rôle de supplétifs de la coalition dirigée par les Américains, ceux-ci, à défaut de reconnaitre de jure l’indépendance de ce territoire kurde, au moins, leur permettraient d’établir, comme en Irak, un territoire de facto souverain et qu’ils les protégeraient d’une intervention de la Turquie, qui n’a jamais caché qu’elle empêcherait toute tentative de créer, en Turquie ou au-delà de ses frontières, un Kurdistan indépendant, rêve de ce peuple sans Etat auquel des promesses en ce sens jamais tenues ont été faites de façon récurrente depuis la fin de la première guerre mondiale (et la disparition de l’empire ottoman).
3/ Depuis le début de la guerre civile de Syrie (2012), la stratégie (si tant est qu’il y ait effectivement une stratégie) américaine n’a jamais été claire et a donné l’impression de naviguer à vue. Au début, le but avoué était le renversement du régime laïc de Bachar-el-Assad en favorisant la subversion islamiste, soutenue en particulier par l’Arabie saoudite et les autres monarchies wahhabites du Golfe (d’ailleurs rivales des Saoudiens, notamment le Qatar). La Turquie d’Erdoğan, qui se voulait le leader naturel (comme au temps de l’empire ottoman) des musulmans sunnites militants, a, comme les Américains et les Saoudiens, aidé les factions islamistes (de Daesh mais aussi affiliées à Al Qaida), y compris en les armant et en achetant le pétrole de Daesh, à tenter de renverser l’Etat syrien.
Ce parti-pris anti pouvoir laïc des Américains (mais aussi, contre toute logique, de la France de Hollande, encore plus anti-Bachar que les Américains d’Obama, d’abord, puis de Trump) a été une folie dont le résultat a été la création d’un « califat » islamiste (« Daesh ») sur la moitié des territoires syrien et irakien, avec la barbarie et la cruauté que l’on sait et avec, conséquence qui n’a pas été la moindre, la perpétration d’attentats terroristes islamistes meurtriers en Occident (souvent d’initiative locale mais encouragée par les victoires sur le terrain syro-irakien des bourreaux sanguinaires de Daesh). On était en pleine absurdité : les « démocraties » occidentales aidaient sur le terrain ceux qui égorgeaient et assassinaient aussi chez nous.
La Syrie laïque n’a pu résister à la subversion que grâce à l’aide russe (et, dans une moindre mesure iranienne). Poutine, auteur du retour de la Russie sur la scène internationale après les tristes palinodies de son prédécesseur Eltsine (qui a vendu le pays aux intérêts capitalistes étrangers et aux « oligarques », enrichis sur le dos du peuple), a renforcé la Russie et son armée et l’a envoyée en Syrie défendre l’Etat laïc (criminel certes, mais dans ce pays, ils le sont tous et, à tout prendre, mieux vaut un criminel laïc qui n’agit pas contre nous que des criminels islamistes dont le but avoué est la fin de la civilisation occidentale ; les Israéliens se s’y sont pas trompés : ils n’ont pas participé à la guerre contre la Syrie car ils n’ont aucune envie d’avoir un Etat islamiste à leur frontière) contre la subversion islamiste.
4/ Les Occidentaux et la Turquie (elle aussi frappée par des attentats terroristes), ont fini par comprendre que la subversion islamiste était plus menaçante pour eux que la Syrie de Bachar, quand bien même était-elle alliée de la Russie de Poutine, à leurs yeux le continuateur de la politique de l’ex URSS. Ils se sont en conséquence enfin décidés à concentrer leurs forces sur l’élimination de Daesh (quitte à laisser Bachar en place).
Les Américains, toutefois, échaudés par leur calamiteuse guerre contre l’Irak (2003), ont préféré ne pas intervenir directement (si ce n’est par les bombardements aériens et la présence de « forces spéciales » au sol : une « force spéciale » est constituée d’unités d’élite, peu nombreuses mais remarquablement performantes dont la présence n’est jamais avouée officiellement) et ont utilisé les milices kurdes.
5/ Après l’élimination de Daesh en tant que force organisée à assise territoriale (après les prises de Mossoul et de Raqqa, il n’y a plus de « territoire » de l’ « Etat islamique » ce qui ne signifie pas que le danger est écarté : les djihadistes qui n’ont pas été arrêtés ou qui n’ont pas fui sont disséminés et pourraient à nouveau être actifs lorsque l’occasion se présentera), la situation est la suivante : a/ l’autorité de l’Etat syrien est recouvrée sur les trois-quarts du territoire b/Un « Kurdistan » de fait a été constitué au nord de la Syrie c/Il y a encore une poche dans le nord-ouest de la Syrie (région d’Idlib) qui n’est contrôlée ni par l’Etat syrien ni par les Kurdes (c’est là où l’Etat syrien, les Russes, les Kurdes mais aussi les Turcs et les Américains avaient toléré le regroupement de ce qui restait de forces anti-Bachar hors Daesh, avec des restes de milices disparates ; les forces syro-russes n’ont pas encore donné l’assaut de ce réduit en attendant un moment plus propice, notamment pour ménager la Turquie vers laquelle des centaines de milliers de gens pourraient trouver refuge pour fuir les combats, s’ajoutant ainsi aux 3,6 millions de Syriens déjà présents sur le territoire turc – certains rentrent en Syrie ; il y a en fait un va et vient).
6/ Quelles sont les alliances et rapports entre Etats présents dans la région ?
La situation est complexe et avant de la préciser il faut rappeler une chose essentielle si on veut tenter de comprendre cet « Orient compliqué » (comme disait le général de Gaulle) : il n’y a pas un conflit mais des conflits dans le conflit ; il n’y a pas une alliance d’un côté opposée à une autre alliance de l’autre mais chacun a des intérêts individuels, parfois en concordance, parfois en opposition avec d’autres et l’axiome mathématique « les amis de nos amis sont nos amis et les ennemis de nos ennemis sont nos amis » n’a aucune valeur au Moyen-Orient : les alliances contrenatures conjoncturelles et changeantes sont le lot commun et des « amis » peuvent s’affronter. Il n’y a pas de « gentils » et de « méchants » à 100% (même si certains peuvent apparaitre plus « gentils » que d’autres) mais des protagonistes défendant des intérêts particuliers avec des stratégies évolutives.
La Turquie est un pays membre de l’OTAN, tout comme les Etats-Unis ou la France par exemple. Les Etats-Unis et la Russie s’affrontent sur de multiples « théâtres » dans le monde. Ils ont néanmoins toujours pris soin d’éviter un affrontement direct en Syrie. Pourtant, la Turquie d’Erdoğan a établi une coopération qui est devenue « stratégique » (c’est-à-dire pas seulement conjoncturelle) avec la Russie (alors qu’au début du conflit syrien elles étaient opposées), mais aussi l’Iran.
Au début du conflit syrien, les Kurdes de Syrie avaient des relations plutôt correctes avec l’Etat syrien de Bachar. Les deux se battaient contre l’islamisme et étaient en différend avec la Turquie qui, elle, avec les Occidentaux, soutenaient en fait Daesh. Cette conjonction remontait aux fondements de l’Etat syrien, dominé par la minorité alaouite alliée à toutes les autres minorités (chiites, chrétiens et Kurdes) contre la majorité sunnite (dont est issu l’islamisme).
Lorsque le recul de l’Etat syrien (à partir surtout de 2014) a entrainé une sorte de vide dans le nord de la Syrie et que les Kurdes ont réussi à résister à l’avance de Daesh, puis ont gagné du terrain, ceux-ci ont réussi à contrôler la longue bande de terrain qui va d’Idlib à l’Irak le long de la frontière turque (c’est là où ils sont présentement et où ils sont attaqués par les Turcs). Leur situation était toutefois fragile : d’un côté, les Turcs, bien décidés à ne pas tolérer un « Kurdistan » ; de l’autre Daesh, toujours menaçant ; sur un troisième côté, enfin, l’armée syrienne, en phase de reconquête. Sans compter les dangers internes : dans « leur » Kurdistan, les Kurdes sont moins nombreux que les Arabes. Ils ont alors choisi l’alliance avec les Etats-Unis, garantie à leurs yeux d’être « sanctuarisés ».
7/ Cette sécurité n’était qu’illusion. Les Américains n’ont pas d’intérêts vitaux en Syrie et, maintenant que Daesh n’est plus une menace, l’alliance avec les Kurdes (pauvres, ne maitrisant aucune ressource naturelle et entourés d’ennemis avec lesquels les Américains ont intérêt à composer) ne leur sert à rien.
La géostratégie de la Syrie a changé. D’une part, le renforcement et donc la pérennité de Bachar sont désormais admis tant par les Américains (même s’ils ne le disent pas), les Turcs (ils peuvent s’en faire un allié contre les Kurdes puisque l’ambition de l’Etat syrien est de recouvrer le contrôle de la totalité du territoire) que les Israéliens (qui n’ont jamais voulu sa perte).
Mais il y a une autre raison, capitale : désormais, l’ennemi numéro un des Saoudiens et autres monarchies du Golfe, mais aussi des Israéliens et donc des Américains (qui n’ont rien à refuser à l’Etat hébreu qui contrôle, de fait, le Congrès à Washington) est l’Iran. Cela est une chance pour Bachar : plus personne n’éprouve le besoin de le combattre, d’autant que, et cela est important, tout le monde a intérêt à avoir de bonnes relations avec la Russie : elle est le seul élément stable et solide dans la région alors qu’on ne sait ce que feront les Américains. Aussi, l’Arabie saoudite, affaiblie, cherche à séduire Moscou (qui peut transmettre les messages avec Téhéran). Israël a d’excellentes relations avec la Russie, de même que la Turquie et l’Iran. La clef de toute solution au Moyen-Orient passe donc par Moscou, pas par Washington (pour le moment).
Et tous ces acteurs parlent avec Ankara. Que pèsent les Kurdes face à la Turquie ? Rien. Pas seulement sur le plan militaire. Mais sur tous les autres plans aussi. La Russie est l’alliée de fait de la Turquie qui, par ailleurs, est toujours membre de l’OTAN. De par le monde, beaucoup ont leurs propres séparatistes. Donc, pas de sympathie à priori avec les Kurdes, les seuls à contester le statuquo territorial (en Syrie, en Turquie, en Irak et, potentiellement, en Iran – même si, pour le moment, ils ne contestent pas l’Etat iranien).
Et l’Europe dans tout cela ? Mais quelle Europe ? Politiquement, l’Union européenne n’existe pas, si ce n’est comme un appendice de l’OTAN. La France et la Grande Bretagne ont participé à la guerre des Américains en Syrie, mais sans aucune autonomie et seulement comme petite force d’appoint. Si les Américains lâchent les Kurdes, aucun Européen ne pourra rien pour eux, si ce n’est de prononcer quelques discours larmoyants à l’ONU.
8/ Que va-t-il se passer maintenant ?
Vladimir Poutine a été prévenu par Erdoğan de l’intention de ce dernier d’intervenir en Syrie. Sans doute a-t-il essayé de l’en dissuader ou, au moins, d’en limiter l’ampleur. Trump aussi. En annonçant deux heures après l’entretien téléphonique avec le président turc le retrait des forces spéciales américaines de la zone, cela, aussi, a équivalu à un feu vert.
La réaction de Bachar a été, en apparence, plus véhémente. Il ne pouvait en effet ne pas réagir à ce qui est, de par le droit international, une agression caractérisée. Il aurait même dit qu’il s’y opposerait militairement. Mais sans le feu vert russe, cela est improbable.
Une réunion du Conseil de Sécurité de l’ONU est en route. Les consultations à huis-clos ont déjà commencé. On peut s’attendre à des discours très fermes des pays européens, la France en premier lieu. Paroles qui se perdront dans l’océan… Y aura-t-il mise aux voix d’un projet de résolution ? Ce n’est même pas sûr. On se contentera sans doute d’une déclaration de la présidence du Conseil de Sécurité appelant la Turquie à la « retenue ».
Cette saisine du Conseil de Sécurité se place dans un contexte d’affaiblissement durable du multilatéralisme. Il y a longtemps que les Américains, les Israéliens et quelques autres agissent quand et où bon leur semble sans aucun mandat international. Pourquoi pas la Turquie ? Quand bien même y aurait-t-il une résolution du Conseil de Sécurité, elle ne pourra que rester lettre morte.
Un gain de sable pourrait néanmoins se glisser dans les rouages. Le Congrès américain n’aime pas beaucoup Erdoğan. Il pourrait voter des sanctions contre la Turquie et forcer Trump à les appliquer. Cela aggraverait encore la situation de l’économie turque, déjà peu flambante. Erdoğan pourrait se venger en ouvrant la route des réfugiés vers l’Union européenne. Je ne crois pas beaucoup à ce scénario, mais on ne sait jamais. La tension turco-syrienne dans la poche d’Idlib pourrait aussi dégénérer. Sans doute Poutine parviendra-t-il à calmer le jeu.
Mais même lorsque le pire n’est pas le plus probable, il n’est jamais totalement improbable.
9/ Mon évaluation est la suivante : l’intervention turque va être très limitée et l’armée turque ne s’installera pas. Mais ils obtiendront ce qu’ils cherchent : on ne parlera plus de « Kurdistan » syrien. Les Kurdes vont rentrer dans le rang et chercheront un arrangement avec l’Etat syrien. Dans le meilleur des cas pour eux, ils obtiendront un régime de fait d’auto-administration qui ne sera même pas une autonomie formelle.
10/ Cela est triste pour ce peuple courageux qui mérite mieux mais auquel, malheureusement, il manque beaucoup de sens politique. On l’a constaté en Irak (avec une déclaration d’indépendance avortée). On le voit aujourd’hui en Syrie. De tous les « Kurdistan » possibles, celui de Syrie était le moins viable. Il n’a pu émerger, provisoirement, que par la faiblesse de la Syrie. Il était en fait condamné dès le départ. Je crois davantage à la pérennité de celui d’Irak. Le seul possible, à condition qu’il s’en tienne à l’autonomie théorique, même si elle a l’allure d’une indépendance que, pour le moment, les Kurdes n’ont pas intérêt à proclamer officiellement. Les relations internationales ne sont pas une affaire de sentiment, pas plus que de « bon droit » légitime, mais de rapports de force./.
Yves Barelli, 10 octobre 2019