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18 juin 2018 1 18 /06 /juin /2018 16:18

L’élection en Colombie le 17 juin d’Ivan Duque, candidat de la droite dure, marque le retour de la ligne incarnée par Alvaro Uribe, l’ancien président (2002-2010) lié aux grands propriétaires et aux paramilitaires et hostile à l’accord de paix signé en 2016 par son successeur Juan Manuel Santos avec la guérilla des FARC. Cette élection va dans le sens de ce qui est constaté en Amérique latine où, après deux décennies de gouvernements de gauche (la Colombie était l’une des rares exceptions), la droite oligarchique reprend le pouvoir, avec ou sans élections démocratiques, et avec l’aval des Etats-Unis, qui s’étaient désintéressés pour un temps (d’où les victoires électorales de la gauche auxquelles ils ne se sont pas opposés) du subcontinent car focalisés militairement sur le Moyen-Orient et économiquement sur l’Asie.

1/ Ivan Duque a remporté le deuxième tour de la présidentielle colombienne avec 54% des voix contre 42% (les bulletins blancs constituent le reste) au candidat de gauche, Gustavo Pedro. Participation faible (environ 50%), comme d’habitude.

Outre la progression de la gauche (surtout influente à Bogota et dans les autres grands centres), présente pour la première fois dans un deuxième tour, c’est surtout la victoire de la droite dure qui doit être notée.

Cette droite est traditionnellement forte dans ce pays marqué depuis ses origines par l’extrême violence et une démocratie dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est très imparfaite : achat de votes, intimidations, médias à sens unique et désintéressement des élections d’un grand nombre de Colombiens, notamment les plus pauvres (ceux-là, dans les zones rurales, ont plutôt eu tendance à faire confiance aux guérillas d’extrême-gauche, du moins tant que celles-ci n’ont pas été atteintes de dérives mafieuses responsables d’autant de crimes aveugles que les groupes « paramilitaires » liés aux grands propriétaires, et, dans les bidonvilles urbains, aux bandes de narcotrafiquants dont ils espèrent quelques miettes).

Le nouveau président était encore inconnu du grand public il y a un an. C’est l’homme d’Alvaro Uribe, président pendant près d’une décennie qui avait fait de la lutte sans merci (en couvrant les pires crimes) contre les guérillas d’extrême-gauche (son père avait été tué par les FARC) une affaire personnelle et qui s’était estimé trahi par son successeur, qu’il avait lui-même adoubé (il avait été ministre de la défense et avait participé de manière zélée  à la guerre anti-FARC), lorsque celui-ci changea totalement d’orientation dans son second mandat en signant la paix avec les FARC (ce qui lui avait valu le prix Nobel de la Paix, sur lequel il y aurait néanmoins beaucoup à dire) en 2016.

Les milieux les plus réactionnaires de Colombie avaient jugé cet accord de paix trop généreux avec les FARC (amnistie, transformation de la guérilla en parti politique) mais aussi, en le disant moins mais en le pensant très fort, trop généreux avec les paysans pauvres (auxquels une réforme agraire avait été promise), victimes de spoliations de terres, achetées à vil prix par de grands propriétaires en utilisant les intimidations (assorties d’assassinats pour les récalcitrants) des « paramilitaires », milices payées par les possédants et liées au pouvoir. L’ancien président Uribe avait mené la fronde contre l’accord de paix en remportant une première victoire en faisant rejeter l’accord de paix par référendum (à une courte majorité) et, maintenant, en faisant élire Ivan Duque.

Ce dernier, ami d’enfance d’Uribe, est un ancien de la Banque Mondiale qui avait participé dans les années 1990 aux privatisations très généreuses pour les entreprises étrangères (je l’ai moi-même constaté sur place en Colombie en m’intéressant aux activités de Véolia), assorties, comme on s’en doute, de pots de vins pour les hommes de pouvoir qui les ont favorisées. Plus récemment, il avait été élu sénateur sur une liste dirigée par Uribe.

Le nouveau président est lié, comme son mentor Uribe, aux grands propriétaires, aux milieux d’affaires et aux paramilitaires, en un mot à l’oligarchie qui dirige la Colombie depuis le 19ème siècle (et même avant si on remonte aux premiers « conquistadores »).

S’en échappera-t-il, comme Santos, en manant un jeu plus personnel ? Tout est possible dans ce pays. Je ne formulerai donc aucun pronostic.

2/ Cette victoire confirmée de l’oligarchie colombienne (la gauche n’y a jamais été au gouvernement) va dans le sens du retour de la droite dure au pouvoir dans la quasi-totalité des pays latino-américains.

Depuis le début des années 2000, la gauche avait marqué des points presque partout. Elle avait accédé au pouvoir dans la majorité des pays. Gauche révolutionnaire « bolivarienne » ou « sandiniste » au Venezuela, en Bolivie, en Equateur, en Uruguay ou au Nicaragua, gauche social-démocrate au Chili, gauche entre les deux  au Brésil, gauche de type péroniste en Argentine.

Partout, les droites oligarchiques, traditionnellement hégémoniques sur ce continent « champion » du monde des inégalités, qui avaient remportés des élections biaisées ou qui avaient été imposées par des coups d’état téléguidés par la CIA, et qui, sans doute pour remercier leurs protecteurs américains, avaient décidé des privatisations scandaleuses (le cas de l’Argentine ou de la Bolivie, où j’ai eu aussi l’occasion d’aller enquêter, est particulièrement édifiant), assorties de programmes économiques aussi irréalistes que dogmatiques (inspirés par l’ « école de Chicago », économistes ultra-capitalistes à la solde des banques), avaient été balayées par des élections pour une fois démocratiques. Là où la gauche ne l’avait pas emporté, elle avait failli le faire (au Mexique notamment). La Colombie était en fait l’exception qui confirmait la règle du passage de l’Amérique latine à la gauche au pouvoir, gauche, rappelons-le, pas révolutionnaire partout (Cuba redevenait fréquentable mais n’était pas forcément le modèle pour autant).

Ce fut la belle période où tous les espoirs furent permis : Lula au Brésil, les romantiques Chavez au Venezuela et Morales en Bolivie (je les ai personnellement connus tous les deux), l’un peu moins charismatique, mais respecté, Kirchner en Argentine, et tous les autres dont la liste serait trop longue. L’Amérique latine parlait alors quasiment d’une même voix et, dans les forums internationaux, d’égal à égal avec les Américains du Nord qui les avaient si longtemps exploités et humiliés.

Les prolétaires des « ranchos » (bidonvilles) de Caracas ou les indigènes de l’Altiplano avaient alors l’impression que, pour la première fois, leur sort misérable pouvait changer. Chavez ou Morales leur avaient rendu, tout simplement, la fierté (en même temps que le minimum vital). Ce dernier point me semble capital pour comprendre la psychologie des intéressés. Lula, par une politique jugée particulièrement habile par nos dirigeants et nos capitalistes, avait, en tirant profit des revenus générés par la hausse, très forte sur la période, des prix des matières premières, réussi à concilier les intérêts des pauvres (30 millions de personnes tirées de la pauvreté au Brésil) et des capitalistes, les anciens pauvres devenant de nouveaux consommateurs.

3/ Mais l’euphorie a cessé un peu après le début des années 2010 à la fois pour des raisons internes et externes.

Erreurs économiques (Chavez a beaucoup distribué mais sans chercher à produire autre chose que du pétrole), corruption endémique (un mal latino sous tous les régimes), infrastructures négligées (au Brésil notamment), absence de réformes de structures, se sont conjuguées au retournement de la conjoncture mondiale (la crise bancaire de 2008 s’est traduite par la récession, cause d’une demande plus faible d’énergie et de matières premières qui a fait chuté le prix du baril de pétrole, divisé par quatre, et de la plupart de ceux des minerais et produits agricoles qui avaient permis des excédents commerciaux confortables et attiré sur place les capitaux étrangers. Le cercle vertueux (excédents, afflux de capitaux, revenus accrus, marchés en expansion, nouveaux capitaux extérieurs) s’est alors transformé en cercle vicieux (déficits, fuite des capitaux extérieurs, repartis aussi vite qu’ils étaient venus, revenus en baisse, mécontentement social et contestation des pouvoirs de gauche, attisée par ceux qui, désormais, n’en voulaient plus parce qu’ils n’en avaient plus besoin).

Ce retournement s’est symboliquement matérialisé par le fiasco du « mondial » de football au Brésil (survenu deux ans avant la gabegie des JO de Rio)  en 2014. Je me suis trouvé au Brésil un peu avant ce « mondial » et j’ai décrit dans mon article du 22 mai 2014 (« Brésil, le mondial sous haute surveillance »), auquel je renvoie le lecteur, la lourde atmosphère qui pesait sur ce géant austral aux pieds d’argile. En résumé, infrastructures de transports mais aussi sportives, insuffisantes ou inexistantes, malfaçons, coûts envolés du fait de la corruption et tout cela dans un contexte de violence (30 000 morts violentes par an), d’inégalités sociales considérables et de mécontentement généralisé. Au Venezuela, c’était (c’est toujours) encore pire avec des caisses vides du fait de la chute des cours de pétrole (mais aussi de l’insuffisance de sa production car les investissements avaient été négligés), une inflation galopante et une population manquant désormais de tout.

4/ Aujourd’hui, c’est le reflux partout de la gauche latino-américaine.

Tout se conjugue : des gouvernements incompétents, corrompus, de plus en plus coupés de leurs peuples et leurs ennemis prêts à tout pour les éliminer.

Prêts à tout, cela signifie des campagnes électorales avec mobilisation massive de tous les moyens restés au service du capital (télévisions privées, presse, mobilisation de sommes considérables pour financer les publicités payantes à la TV pour les campagnes électorales, voire pour acheter les votes). Cela signifie aussi, la guerre économique. Au Venezuela par exemple. Mais cela signifie aussi, lorsque c’est nécessaire coup d’état : c’est ce qui s’est passé en Brésil avec la destitution scandaleuse de la présidente Dilma Roussef, accusée de « corruption » par des députés eux-mêmes plus que corrompus et, plus encore, par le procès fait à l’ancien président Lula, lui aussi accusé de corruption imaginaire et condamné à douze ans de prison afin de l’empêcher de se présenter à la prochaine élection présidentielle prévue à l’automne.

On n’en est pas encore au retour des bons vieux coups d’état militaires et des sanglantes dictatures des Pinochet et consorts. Mais ce n’est qu’une question de temps. Si c’est nécessaire, les sinistres képis étoilés seront bientôt de retour.

Les oligarchies ont en effet eu peur de perdre leurs revenus, leurs patrimoines et leurs pouvoirs. C’est d’ailleurs la grande faute de Lula de ne pas s’y être attaqué. Il a cru qu’en ménageant la propriété, il pourrait assurer la croissance économique et affecter une partie du surplus en l’affectant à la lutte contre la pauvreté, bref bien traiter à la fois les riches et les pauvres. Mais cela n’a eu qu’un temps.

Si des présidents de gauche ont pu s’installer provisoirement au pouvoir en utilisant la fenêtre d’opportunité pour le faire, cela semble maintenant terminé : l’oligarchie est de retour, elle ne reculera devant rien pour y rester et les Etats-Unis, qui ont laissé jouer un temps la démocratie parce que occupés ailleurs, sont désormais bien décidés à reprendre le contrôle de l’Amérique latine où leurs intérêts ont été entravés par les politiques protectionnistes adoptées partout mais aussi par des postures internationales moins serviles (par exemple cette sorte de nouvel axe politico-économique constitué par ce qu’on a appelé le groupe des « BRIC » (Brésil-Russie-Inde-Chine) qui s’est souvent opposé à Washington dans les forums internationaux (ce groupe est devenu le groupe de Shanghai – voir mon article du 11 juin : « l’axe Moscou-Pékin-Delhi se renforce » - mais Brasilia n’y est plus).

XXX

La crise de la gauche n’est pas seulement latino-américaine et la reprise en main par l’impérialisme (n’ayons pas peur des mots) américain ne se limite pas au « nouveau monde ». Ceux qui aspirent à un monde plus juste et plus solidaire et à la libre expression et administration des peuples (j’hésite à utiliser le mot « gauche », tant celui-ci a été dévoyé, notamment en France) doivent évidemment analyser sereinement les échecs et réfléchir aux voies et moyens à mettre en œuvre pour enfin se libérer de ce capitalisme mondialisé qui nous opprime et qui est en train de mener notre planète à sa perte.

Ceci est mon « appel du 18 juin ». Après la défaite, le redressement./.

Yves Barelli, 18 juin 2018                  

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