Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
6 avril 2018 5 06 /04 /avril /2018 00:43

Lorsqu’une dictature méprise le peuple et l’empêche de s’exprimer, c’est du cynisme. Lorsqu’une dictature se pare des habits de la démocratie mais continue à se comporter en dictature, elle ajoute l’hypocrisie au cynisme. C’est le cas du Brésil où, après avoir destitué par un coup de force parlementaire une présidente démocratiquement élue, l’oligarchie au pouvoir empêche l’ancien président Lula de se représenter en le faisant condamner à douze ans de prison sous une fallacieuse accusation de corruption qui prêterait à sourire, si ce n’était tragique, tant les accusateurs nagent dans la corruption. Après des décennies de dictature militaire sanguinaire, on pouvait espérer (en tout cas on en avait l’illusion) que le Brésil serait définitivement devenu un pays « normal ». Ce n’est pas le cas : le régime ancien est de retour, mêlant cynisme et hypocrisie. Ce n’est hélas pas un cas unique. Plus près de chez nous, d’autres exemples existent, en particulier l’Espagne, qui foule aux pieds les droits de l’homme les plus élémentaires (notamment le droit de choisir son destin et de l’exprimer, fut-ce en contradiction avec des lois et des constitutions liberticides) en Catalogne avec la complicité active de l’Union européenne, mais aussi la Corse (moins dramatique, pour le moment). Face à ces dénis de démocratie, où sont nos donneurs de leçons si prompts à dénoncer les « dérives » dès qu’il s’agit de la Russie, de la Pologne ou de la Hongrie (pour s’en tenir à l’Europe), nos défenseurs à géométrie variable des droits de l’homme ? Aux abonnés absents. Silence radio. Oui, vraiment, à tout prendre, je préfère encore une bonne vraie dictature à ces parodies de démocratie qui salissent les notions même de droits de l’homme et de démocratie. Je vis dans un pays qui se dit démocratique. Aujourd’hui, je n’en suis pas fier.

1/ La Cour Suprême du Brésil vient de confirmer la condamnation à douze ans de prison de l’ancien président Lula pour « corruption ». Ses recours étant quasiment épuisés, il est probable qu’il soit rapidement incarcéré. En tout cas à temps pour l’empêcher de se présenter à l’élection présidentielle d’octobre prochain pour laquelle les sondages le donnent gagnant peut-être dès le premier tour.

Le président Lula a exercé deux mandats entre 2003 et 2011. Ne pouvant briguer un troisième mandat consécutif, le Parti des Travailleurs de Lula a investi Dilma Rouseff, qui avait été ministre et chef de cabinet de Lula. Elue en 2010, elle a exercé un premier mandat de 2011 à 2014, et, réélue (de justesse), elle a entamé un second mandat avant d’être destituée par le parlement en 2016 pour « maquillage de comptes publics ». Après ce qui n’est qu’un coup d’état à apparence légale, elle a été remplacée par son vice-président, Michel Temer, qui appartient à un petit parti qui était allié au Parti des Travailleurs.

2/ Pour comprendre ce qui se passe au Brésil, il faut en rappeler le contexte. Ce géant austral (220 millions d’habitants, seize fois plus vaste que la France, huitième économie mondiale) est le pays le plus inégalitaire au monde avec des différences abyssales de revenus et surtout de patrimoines entre son oligarchie et son prolétariat (avec entre les deux une classe moyenne nombreuse). C’est aussi l’un des pays les plus violents de la planète (30 000 morts par homicide par an). La corruption de ses dirigeants est endémique et à un niveau qu’on a peine à imaginer en Europe. Celle des députés, des ministres, des juges et des plus hauts fonctionnaires est de notoriété publique. Elle explique par exemple les dérives et les malfaçons qui ont entouré les JO de Rio et le mondial de foot de 2014 (j’ai beaucoup écrit sur le Brésil dans ce blog ; je vous y renvoie). Il est évidemment cocasse de constater que la majorité absolue des députés qui ont voté la destitution de Rousseff sont fortement soupçonnés d’être corrompus et que plus que des soupçons de corruption pèsent sur celui qui a pris sa place. On peut sans doute en dire autant des juges qui ont condamné Lula.

Que l’entourage de Lula, peut-être lui-même, et de Roussef aient « touché », cela est probable. S’agissant de Lula, il a été au moins éclaboussé par le scandale de Petrobras, la grande compagnie brésilienne publique de pétrole au sein de laquelle il est avéré que des détournements massifs de fonds publics ont eu lieu. On n’a, semble-t-il, rien trouvé de plus à reprocher à Lula que d’avoir reçu un appartement de luxe à Rio : broutilles au regard d’autres détournements d’une tout autre ampleur.

Dans un pays lorsque la corruption atteint le niveau du Brésil, les corrompus et les corrupteurs sont évidemment coupables à titre personnel. Mais le plus coupable est certainement le système. Au Brésil, pour faire de la politique il faut beaucoup d’argent (il n’y a pas de financement public des partis et, comme aux Etats-Unis, les campagnes électorales se font à coup de publicités payantes sur les chaines de télévision). Rester « propre », c’est n’avoir aucune chance de faire de la politique dans ce pays. Tout le monde est donc, plus ou moins, « sale ». Lula comme les autres.

Il faut savoir aussi que le système politique brésilien, en grande partie calqué sur celui des Etats-Unis, mêle un président élu au suffrage universel qui dispose de pouvoirs importants mais qui doit en permanence composer avec un parlement formé de députés largement liés aux intérêts privés qui financent leurs campagnes électorales, équilibre des pouvoirs auquel s’ajoutent les pouvoirs des Etats fédérés (le Brésil est un Etat fédéral et la plus grande partie de la vie politique et de la vie tout court se passe au niveau de chaque Etat fédéré). Les députés (tant au niveau fédéral que dans les Etats) appartiennent souvent à des petits partis qui, de fait, se « vendent » au plus offrant. C’est notamment le cas du parti du président actuel qui, après avoir servi de force d’appoint à la présidente, a retourné sa veste et s’est allié avec la droite en réussissant un « beau coup » puisque Temer, quasiment inconnu auparavant, a réussi à vendre sa trahison contre le poste de président de la république, poste d’ailleurs sans pouvoir tant il est prisonnier de ceux qui l’ont fait roi.

3/ Comment et pourquoi le « coup d’état légal » et la condamnation de Lula ont-ils pu se faire?

Il faut remonter relativement loin dans l’histoire du Brésil pour le comprendre.

Depuis son indépendance (19ème siècle), le Brésil, comme le reste de l’Amérique latine, avait été gouverné par des représentants de l’oligarchie (l’oligarchie, c’est un ensemble de grandes familles qui possèdent l’essentiel de la richesse nationale et qui, au pouvoir économique, ajoutent celui de l’Etat (fédéral et fédérés), des médias mais aussi de la justice, de la police et de l’armée, ce qui lui assure impunité et, de fait, absence d’impôt, celui-ci frappant surtout les classes moyennes).

Dans les années 1960, le président João Goulart fit passer quelques timides lois sociales. On était aussi dans le contexte de la guerre froide et de la contagion dans le sous-continent des idées issues de la Révolution cubaine. C’est fut trop tant pour l’oligarchie que pour ses protecteurs américains. Comme en Argentine, au Chili ou en Uruguay (et quelques autre pays), l’armée, encouragée par les Etats-Unis, renversa le pouvoir civil par un coup d’état en 1964. Une dictature marquée par la violation massive des droits de l’homme et l’émigration de nombreux démocrates (au moins ceux qui n’avaient été assassinés), gouverna la Brésil de 1964 à 1985. Lula, syndicaliste, fut, entre autres, incarcéré et Dilma Rousseff en outre torturée.

Dans les années 1980, les temps avaient quelque peu changé. Le capitalisme international souhaitait offrir désormais un visage plus présentable. Ce fut le retour à la démocratie en Espagne, au Portugal, en Grèce et, un à un, dans les pays d’Amérique latine. Les militaires passèrent donc la main aux civils au Brésil. Des élections à peu près libres (sans être toutefois vraiment honnêtes tant l’argent et les médias restaient aux mains de l’oligarchie) purent à nouveau se dérouler. En 1989, première élection présidentielle au suffrage universel, Fernando Collor de Mello  fut élu, battant un jeune syndicaliste encore peu connu, un certain Luis Inacio Lula da Silva (qu’on appellera désormais simplement « Lula »). Collor fit ce qu’il put pour faire face à une situation économique catastrophique. Sans doute dérangea-t-il certains intérêts : il fut destitué en 1992 pour « corruption » (déjà!). Fernando Enrique Cardoso, qui avait été ministre des finances sous le pâle successeur de Collor, se fit élire en 1994 et réélire en 1998, les deux fois contre Lula. Son plan de lutte contre l’inflation avait eu un certain succès mais sous son deuxième mandat, la pauvreté des classes populaires empira encore et même les classes moyennes furent touchées.

Lula l’emporta finalement en 2002 à sa quatrième tentative. Ce n’est sans doute pas un hasard si la gauche réussit à gagner non seulement au Brésil mais dans la plupart des autres pays d’Amérique du Sud (notamment Chili, Uruguay, Bolivie, Venezuela). Après les attentats contre les tours jumelles de New-York, les Etats-Unis avaient désormais les yeux tournés ailleurs, en l’occurrence le Moyen-Orient et, le « danger » communiste ayant désormais disparu en Europe de l’Est, et Cuba étant très affaiblie, on se désintéressa à Washington de l’Amérique latine. Dès lors, la CIA ne recevait plus l’ordre de favoriser les dictatures et d’empêcher la gauche d’accéder au pouvoir.

4/ Le bilan de Lula et de Dilma est contrasté. A l’actif, à la fois de grandes avancées sociales et (sauf vers la fin) une vigoureuse croissance économique. Par ses lois sociales généreuses, Lula fit passer 30 millions de personnes de la pauvreté à la classe moyenne. Ces anciens pauvres (qui continuent à être des supporteurs inconditionnels de Lula) furent de nouveaux consommateurs et un cercle vertueux s’enclencha, favorisé de surcroit par la forte hausse des prix du pétrole et des denrées agricoles (la grande spécialité du Brésil) : plus de consommation, marché en expansion, afflux d’investissements étrangers (que le protectionnisme obligeait à produire sur place) et donc forte croissance : le Brésil devint le nouvel eldorado et, les profits y étant garantis et peu taxés, on peut comprendre que même l’oligarchie soutint Lula.

A son passif, pourtant : on n’a pas touché à la propriété et l’oligarchie resta maitresse de l’essentiel de la richesse et de l’économie. En outre, le début des années 2010 fut marqué par un retournement de la conjoncture internationale : les prix du baril de pétrole et de la plupart des produits agricoles exportés par le Brésil s’effondrèrent, l’inflation commença à miner les salaires (des plus pauvres, mais aussi des classes moyennes), de sorte que la consommation s’effondra. Conséquence : les capitaux étrangers sont repartis aussi vite qu’ils étaient venus, en route vers de nouveaux « eldorados ».

Dans n’importe quel pays, on peut supporter les maux endémiques lorsque la croissance est là. Dès qu’elle part, soudain, les maux sont insupportables. Au Brésil, ces maux s’appellent inégalités sociales, violence, corruption, magouilles permanentes d’une classe politique complètement coupée du peuple (d’autant plus que Brasilia est une capitale relativement petite et fermée, loin de la vie réelle), mais aussi infrastructures déficientes (peu de transports publics, routes dans un état lamentable, aéroports saturés, entre autres). Grèves, manifestations, mécontentement généralisé ont accompagné la récession et l’inflation, dans un contexte de violence des gangs de la drogue.

Je me suis trouvé au Brésil en 2014 un peu avant le « mondial » de foot. Le pays était en effervescence. Même la police fit grève pendant plusieurs jours (ce qui se traduisit par encore plus de crimes que d’habitude – dans une ville de « province » comme Recife, où je me trouvais, c’est en moyenne 50 morts violentes par week-end – et des commerces pillés). La construction des stades avait pris du retard et le coût des équipements s’était envolé du fait de la corruption. Pas étonnant que, bien que dans ce pays le foot soit roi, les gens aient eu d’autres préoccupations et que le mécontentement soit monté en flèche : j’ai ainsi constaté que les boutiques vendant des tenues sportives étaient délaissées par les supporters. Pas étonnant aussi que l’équipe du Brésil ait été « sortie » d’une façon humiliante sur son propre terrain dès les premiers tours de la compétition. Elle non plus n’était pas entrée dans le jeu.

Si on ajoute le fait que Dilma n’a jamais eu le charisme de Lula, on comprend qu’elle ait fait l’objet d’un rejet massif. En 2014, elle ne fut réélue de justesse que parce que littéralement portée à bout de bras par Lula.

A nouveau, le balancier avait tourné en Amérique latine. Le pouvoir chaviste était mal en point au Venezuela, miné par un prix du baril au plus bas. En Argentine, la gauche, elle aussi embourbée dans des affaires de corruption et de népotisme, fut elle aussi malmenée.

Pour l’oligarchie brésilienne (et ses sœurs latino), le « lulisme » avait fait son temps. On s’en était accommodé tant que la croissance garantissait les profits (même s’il fallait payer un peu plus les ouvriers ; mais, au moins, consommaient-ils). Sans croissance, Dilma était un poids mort. On a donc inventé cette histoire de « comptes publics trafiqués » (même s’il y avait une part de vrai) pour la virer.

Quant à Lula, il restait dangereux. Alors, on a employé les grands moyens : 9 ans de prison, augmentés à 12 ans et 1 mois en appel et confirmation par la Cour Suprême. Et, bien entendu, on ressort la fable de la justice « indépendante ». Indépendante du pouvoir politique sans doute. Mais pas de l’oligarchie (dont dépend aussi le pouvoir politique, Lula n’ayant été qu’une parenthèse).

L’affaire n’est pas tout à fait terminée. Mais les chances que Lula soit remis en liberté et puisse se présenter à l’élection d’octobre prochain sont infimes (pas nulles : il y a parfois de bonnes surprises dues au hasard, à des fautes d’inattention ou, plus vraisemblablement, à des dissensions au sein même de l’oligarchie ; mais, en l’occurrence, c’est peu probable car Lula, pauvre au départ et président des pauvres, a accumulé un maximum de haine chez les possédants).

Ma conclusion est double.

D’abord la tristesse. Il y a des pays et des peuples qui semblent condamnés à un certain déterminisme. Le Brésil sera-t-il (et je pense la même chose pour un autre pays plus proche, l’Espagne) un jour une véritable démocratie, pas seulement dans ses institutions mais aussi et surtout dans la tête des gens, et en particulier chez les plus riches qui s’arc-boutent sur leur richesse par un égoïsme d’autant plus navrant qu’en partageant un peu ils seraient à peine moins riches, et qui sont prêts à tout dès qu’ils sentent leurs privilèges menacés ?

Je n’ai pas la réponse. Je me contente de déplorer ce qui s’y passe.

Mon second sentiment est d’être scandalisé par l’hypocrisie de nos dirigeants et de nos médias. A titre d’illustration, je viens de voir un sujet au JT de France 2 ce soir sur la Hongrie, qui s’apprête à voter dimanche en reconduisant probablement la majorité « populiste » de  Victor Orban, évidemment accusés de tous les maux habituels du « populisme » : information dirigée, opposition muselée, chasse aux migrants, etc. On a eu droit à peu près aux mêmes commentaires sur Poutine. Et je ne parle même pas de la Syrie (dont l’armée et celle de Poutine « massacrent » des civils, alors que, c’est bien connu, nos avions et ceux des Américains devaient probablement lancer des roses sur Mossoul et sur Raqqa).

En revanche, sur le scandale de la dictature qui revient au grand galop au Brésil, rien. Pas un commentaire négatif, ni des médias, ni des gouvernements occidentaux. Et sur le président démocratiquement élu en Catalogne, Carles Puigdemont, obligé de fuir son propre pays et arrêté comme un voleur en Allemagne et menacé d’être livré aux néo-fascistes de Madrid ? Rien non plus.

Et on pourrait citer d’autres exemples.

Oui, une dictature qui s’assume, c’est cynique. Une dictature qui se déguise en démocratie, c’est non seulement cynique mais hypocrite.

Et un pays comme le nôtre (je parle de la France, mais je pourrais dire la même chose pour l’Allemagne et quelques autres pays) qui en est le complice, c’est plus que cynique et hypocrite, c’est abject.

Yves Barelli, 5 avril 2018                                                   

Partager cet article
Repost0

commentaires

G
Vous avez raison de dénoncer le maquillage outrancier de nos pseudos démocraties. La France est devenue ni plus ni moins qu une dictature déguisée : progressivement le peuple s est vu confisqué insidieusement son pouvoir (Traité de Lisbonne, réintégration dans l Otan sans consultation des citoyens... et plus récemment là loin Secret-Affaire votée en une nuit dans le silence assourdissant des médias, allegeance à la version Euro atlantique dans l affaire Skripal sans avoir pris le temps d attendre les conclusions de l enquête ce qui nous met encore une fois la Franc au ban de la Russie...) A côté de chez nous la Catalogne, vaillante , pacifiste, fait front à la Moncloa. Ironie de l Histoire : les pays membres de l UE , si prompts à déclarer que la Catalogne était une question interne à l Espagne, seront obligés malgré eux de se prononcer sur la Catalogne. Hommage soit rendu à tous ces peuples encore capables de vouloir décider de leur destin !
Répondre

Recherche