Si ce n’était les voitures qui sillonnent les larges artères de sa capitale, Bandar Seri Begawan, on pourrait penser que le temps s’est arrêté dans ce minuscule émirat situé sur la côte septentrionale de l’île de Bornéo, en Asie insulaire du sud-est.
Le sultanat de Brunei, de son nom complet « Brunei Darussalam », dont le second terme signifie en malais, qui, en l’occurrence, a emprunté à l’arabe, « porte de la paix », est un Etat de 5 765 km2 (la taille du département des Bouches-du-Rhône, ou encore celle du Monténégro, l’un des plus petits pays européens - mais beaucoup plus varié que le Brunei) sur lequel vivent près de 400 000 personnes, dont les trois-quarts dans sa capitale.
Le temps s’est arrêté au Brunei au 16ème siècle
Le temps s’est arrêté au Brunei au 16ème siècle, apogée de ce petit pays né vers le 10ème siècle. Le sultanat, qui venait, comme le reste de l’archipel malais, d’être islamisé, était une contrée prospère qui vivait du trafic maritime avec l’ensemble de l’archipel malais, mais aussi avec des contrées aussi lointaines que l’Inde et la Chine. Son autorité s’étendait sur des territoires bien plus vastes que maintenant. Elle rayonnait sur le nord de Bornéo (Etats de Sarawak et de Sabah de l’actuelle fédération de Malaisie), mais aussi sur le sud des Philippines. Il s’agissait alors de l’une des principales principautés maritimes qui se partageaient le commerce de la région.
Cette importance est attestée par le fait que les Portugais, lorsqu’ils arrivèrent dans la région, au début du 16ème siècle, donnèrent à l’ensemble de l’immense île de Bornéo le nom de ce pays alors royaume. Bornéo est en effet une déformation du mot « Brunei ». Ce terme vient lui-même du sanscrit « varunai », ou « barunai », « les gens de la mer ».
Le temps n’était plus en ce début de l’expansion européenne aux Etats souverains locaux. Les Portugais, pionniers en matière de « grandes découvertes », puis les Espagnols (qui colonisèrent les Philippines), suivis des Hollandais (qui seront maîtres de la future Indonésie) et enfin les Anglais, présents dans la région, comme dans le monde entier, commencèrent à asseoir leur souveraineté sur des terres qui jusque-là étaient restées indépendantes et même avaient constitué, comme le Brunei, des Etats forts.
Le protectorat britannique
Etant lui-même tombé en léthargie sans même que les puissances occidentales aient à intervenir, car il ne les intéressait plus, le Brunei perdit une à une ses possessions. La fin du 19ème siècle vit l’aboutissement du processus. Les Anglais avaient en effet déjà colonisé le Sarawak et le Sabah, qui bordent le sultanat de part et d’autre de sa côte, mais aussi en son intérieur. Il ne restait plus que le Brunei, sur lequel ils établirent finalement un protectorat en 1888. Deux ans plus tard, sans doute pour mieux contrôler le sultan, ils lui imposèrent la cession au Sarawak de la bande de Limbang qui s’enfonce comme un coin jusqu’à la mer entre les deux parties actuelles de Brunei.
Les Anglais ont toujours été pragmatiques dans la gestion de leurs territoires d’outre-mer. Ils ne cherchaient pas à en assimiler les habitants et, se réservant le commerce et le contrôle territorial, ils laissaient en général les pouvoirs politiques locaux continuer à gouverner à leur guise, comme ils l’avaient fait avant de passer sous leur contrôle. C’est ce qui se passa avec le Brunei. Le monarque absolu de droit divin continua à avoir tous les droits sur ses sujets. Les Anglais n’interféraient pas dans ses affaires.
Un émirat pétrolier
Le sultanat végéta jusqu’au début du 20ème siècle. On découvrit en 1906 du pétrole. Il sera exploité à partir de 1929 au profit partagé des Britanniques et de la famille royale. Le pétrole constitue encore aujourd’hui la ressource quasi unique du pays.
Le peuple n’en reçoit que des miettes, de sorte que l’opposition gagna les premières (et dernières) élections libres organisées en 1962. Mais le sultan refusa de nommer un premier ministre issu de la majorité parlementaire et de violentes émeutes s’ensuivirent, encouragées par l’Indonésie voisine alors à la tête du mouvement tiers-mondiste. L’armée britannique réprima violemment la rébellion. Depuis cette date, le sultan gouverne, seul, par décrets. La constitution reste suspendue. La démocratie n’a jamais été rétablie.
Le sultan actuel, Hassanal Bolkiah, monte sur le trône en 1968 après l’abdication de son vieux père passablement déconsidéré. C’est un homme éclairé qui a fait ses études en Angleterre. Il modernise le pays et, à l’image des émirats pétroliers du Golfe, comprend qu’il est judicieux de donner à son peuple une part un peu plus élevée des revenus considérables tirés du pétrole. Il établit ce qui est la situation actuelle : pas de démocratie, mais un niveau de vie élevé du fait de la « générosité » du monarque. Du berceau à la tombe, ses sujets sont bien traités, dans la mesure où ils ne contestent pas son pouvoir. Ils ont droit à l’éducation et aux soins médicaux gratuits. De plus, l’achat de voitures et de logements est subventionné et le système de retraites est en partie financé par l’Etat.
Lorsque le sultan prend en charge le destin du pays, les temps sont désormais à la décolonisation. Mais le sultan n’est pas pressé. La situation de protectorat est la plus confortable pour lui.
Les Britanniques, qui avaient accordé une large autonomie à chacun de leurs territoires malais, les encouragent à se grouper pour former une fédération ayant pour vocation d’accéder à la souveraineté internationale. Ces territoires sont, outre le Brunei, le Sarawak, le Sabah, la Malaisie proprement dite et Singapour. Les trois premiers sont sur l’île de Bornéo, les deux autres sur la péninsule malaise et son prolongement, l’île de Singapour. Il n’y a pas continuité territoriale. C’est un premier problème. Le second est plus difficile à résoudre, celui de la cohabitation entre Malais et Chinois. A Singapour, les Chinois sont 80% de la population, à Bornéo, les Malais sont très majoritaires tandis que la Malaisie péninsulaire a autant de Malais que de Chinois. La cohabitation a toujours été difficile et les affrontements intercommunautaires fréquents. Une fédération politiquement dominée par les Malais, mais où les Chinois sont maîtres de l’économie, est finalement créée en 1963. Brunei, qui ne veut pas partager les problèmes du nouvel Etat, n’y adhère pas. Deux ans après, Singapour quitte la fédération, presque poussé dehors par la majorité malaise, désormais maîtresse du pays où les Chinois deviennent une minorité. La Malaisie devient une fédération musulmane bien que les Chinois ne le soient pas.
L’indépendance et le renforcement du caractère islamique du sultanat
Le protectorat britannique sur le Brunei va alors encore durer presque vingt ans. C’est seulement en 1984 que le sultanat accède à la pleine souveraineté internationale.
Sentant monter dans la société le fondamentalisme musulman, le sultan accompagne le mouvement. Il promeut une idéologie officielle, enseignée dans les écoles, le « Melayu Islam Beraja » qui associe dans une même exaltation nationaliste la culture malaise, l’islam et la monarchie.
En 1991, la charia est adoptée et introduite dans le code pénal, même si, de fait, les châtiments corporels ne sont pas appliqués. L’alcool est interdit et même, officiellement, la vente des cigarettes, qui l’on trouve toutefois, non dans le commerce, mais dans un système de contrebande presque officiellement organisée (c’est aussi le cas pour l’alcool, mais de manière plus cachée). Les tenues vestimentaires, notamment pour les femmes, sont rendues obligatoires, même si l’application en est assez souple (un voile léger suffit).
La situation s’est détériorée à la fin des années 1990, notamment après les extravagances du frère du sultan qui a dilapidé une bonne part du trésor public en multipliant les dépenses inutiles et coûteuses, telles cet immense et luxueux parlement qui ne sert à rien…parce qu’il n’y a pas d’élections. Concordant avec une baisse passagère des revenus pétroliers, chômage et mécontentement apparurent.
Quelques réformes très limitées
Quelques réformettes s’ensuivirent. Ainsi le Conseil Législatif, qui tient lieu de mini-parlement, devrait passer des 29 membres actuels, tous appartenant à la famille royale, à 45, dont 15 élus. Mais on se garde bien de dire quand. Pour l’heure, il n’y a toujours rien de changé et le bâtiment du parlement, comme d’ailleurs, quelques autres réalisations aussi inutiles, restera vide.
Parmi les réalisations de prestige figurent les nombreuses mosquées construites un peu partout. La principale est la mosquée Omar Ali Saifuddien qui porte le nom du 28ème sultan du Brunei. Elle a été construite en 1958. Son minaret, haut de 44 mètres, en fait l’édifice le plus élevé de la capitale... et le restera car il est interdit d’en construire un plus haut. Une banque, qui s’y était risquée, probablement involontairement, a dû détruire son dernier étage sur ordre du sultan. Le dôme de la mosquée, visible de partout, est recouvert d’or, le marbre vient d’Italie, les vitraux d’Angleterre et les tapis du Moyen Orient.
La langue officielle du Brunei est le malais, écrit en caractère latins. La langue locale du Brunei, le jawi, écrite en caractères arabes, a un statut officieux, de même que l’anglais, principal vecteur de communication dans les affaires et pour tous les contacts avec les étrangers. Presque tous les habitants de Brunei, bien scolarisés, sont à l’aise dans la langue de Shakespeare. Le monnaie est le dollar du Brunei (1US$=1,25BR$)
La capitale Bandar Seri Begawan
Bandar Seri Begawan, la capitale du Brunei, est une ville de 300 000 habitants qui concentre la quasi-totalité de l’activité du pays.
Ce nom un peu compliqué (mais les noms à rallonge des membres de la famille royale - rares parmi les gens qui comptent ne sont pas apparentés, de près ou de loin, au sultan ; ici la consanguinité est fréquente – sont encore plus compliqués).
Le terme a une signification. Bandar signifie « ville » en malais. C’est un mot d’origine persane qui désigne plutôt un port dans sa version originale. Ici, pas de problème, la ville est aussi un port. Seri et Begawan sont d’origine sanskrite, ce qui n’est pas étonnant lorsqu’on connait l’influence qu’eut l’Inde au moyen-âge sur la région ; le sanskrit y était alors la langue de culture et de communication. Seri est une déformation de « sri », terme honorifique en Inde au départ réservé aux dieux, étendu ensuite aux hommes. Begawan est une déformation de « bhagavan » qui signifie « dieu », en sanskrit aussi. On peut donc traduire Bandar Seri Begawan par « la ville bénie ».
Le site de Bandar Seri Begawan est intéressant. La ville est bâtie au fond d’un large estuaire avec d’un côté une cité lacustre (voir infra) et de l’autre la ville moderne. Des quartiers résidentiels s’étirent sur plusieurs kilomètres le long de la mer. La ville est assez plate dans le centre, plus vallonnée sur les faubourgs et le long de la côte, découpée à cet endroit.
On arrive dans la ville par l’aéroport international, peu fréquenté mais ultra moderne (on peut également venir au Brunei en voiture depuis les Etats malais voisins du Sarawak et du Sabah). Il n’est situé qu’à six kilomètres du centre-ville avec une large autoroute. Signe du coût élevé de la vie, les taxis prennent 25$ pour effectuer cette courte course.
Les artères du centre sont en rapport. Larges et aérées. Le trafic automobile est relativement important. Sur les trottoirs, on ne voit personne, sauf dans les quelques rues de l’hyper-centre. Ici, on ne marche pas. Aller en voiture, notamment vers les grands centres commerciaux climatisés est le seul passe-temps des habitants. Cela rappelle Doha, Manama ou Dubaï, mais en bien plus petit et plus tranquille.
Le centre-ville proprement dit est un carré de quelques centaines de mètres avec deux rues commerçantes dans chaque sens. On y trouve quelques restaurants et des petites boutiques qui rappellent les petits bazars tenus par des immigrés qui fleurissent maintenant dans la plupart des villes européennes. Ici aussi, ce sont les minorités d’origine étrangère, notamment indienne ou indonésienne, qui les tiennent. Bas de gamme surtout (les produits de luxe sont dans les centres commerciaux de la périphérie). Pas de prix affichés.
La Venise malaise
Ces rues du centre sont tout aussi modernes que les faubourgs. Peu d’animation, aucun édifice traditionnel. En fait pas grand-chose à y faire. Le « vrai » Bandar ne se trouve pas là. Traditionnellement, aussi longtemps que l’on remonte dans la mémoire des habitants du sultanat, la cité était lacustre.
Lorsqu’on longe le quai qui borde les rues du centre, on se trouve au bord du fleuve. Il est large d’environ un kilomètre. De l’autre côté, des milliers de maisons sur pilotis sont alignées le long de pontons. Elles sont desservies par un réseau de canaux, ce qui a fait surnommer Bandar la « Venise malaise ». Ceux qui y vivent ont des bateaux. Les autres peuvent visiter cette cité par bateaux taxis. Il s’agit là de l’une des plus grandes villes de ce type au monde. C’est la principale attraction touristique (touristes peu nombreux, au demeurant).
La mosquée Omar Ali Saiffudien, évoquée plus haut, est à 200 mètres du centre de la ville.
Une ville où on s’ennuie
D’ailleurs, dans cette ville, on n’est jamais loin de quoi que ce soit. Pour les locaux, on n’est jamais à plus de quelques minutes de voiture. Pour l’étranger de passage, c’est plus compliqué. Les taxis ne sont pas très nombreux (il vaut mieux les commander par téléphone) et sont chers. Il n’y a quasiment pas de transport public. Quant à la marche, même sur un kilomètre, c’est du sport parce que les artères sont difficiles à traverser et que, sous la chaleur moite qui règne sous le soleil équatorial, on transpire rapidement beaucoup. On peut aussi se mouiller car il pleut presque tous les jours, en général le soir. Aussi, le spectacle d’un piéton traversant la ville est-il incongru.
Dans cette ville hors du temps, le visiteur, s’ennuie rapidement. Une à deux heures suffit pour visiter le peu qu’il y a à voir dans le centre. Une promenade en bateau dans la cité lacustre s’avère un peu plus exaltante.
Comme Singapour, la grande ville-Etat voisine, l’émirat a une batterie impressionnante d’obligations et d’interdictions qui sont rappelées en permanence sur de grands panneaux. On ne plaisante pas avec la propreté au Brunei (d’ailleurs, on ne plaisante avec rien !) : Première infraction 1000$ d’amende, en cas de récidive 3000$ + jusqu’à trois mois de prison. Voici une mesure qu’on pourrait peut-être étudier en France, non ? Nos rues et nos trottoirs s’en porteraient mieux.
Dans les environs, il n’y a pas grand-chose de plus à faire. Un petit parc national, auquel il faut se rendre en bateau car il est situé dans la deuxième partie du sultanat, donne une idée de la forêt équatoriale. Mais les forêts équatoriales ne sont pas les plus intéressantes. Les animaux sont nombreux mais cachés de sorte qu’on ne les voit jamais. Les seuls « animaux » que l’on côtoie, ce sont les moustiques. De plus la chaleur humide est pénible et il y pleut presque tous les jours.
Définitivement, ce pays n’est pas un pays touristique. Aucune animation. Une charia qui ne pousse pas à s’amuser. Un climat qui n’est pas favorable. Bref, on s’ennuie au Brunei et les locaux ne sont pas les derniers à s’ennuyer.
La jeunesse n’est pas pauvre, mais elle a peu de distractions. Pas étonnant si une partie d’entre elle s’adonne à la drogue. Il n’y a pas de délinquance dans ce pays et donc peu de raisons d’arrêter les gens. Presque tous ceux qui sont incarcérés le sont pour trafic de drogue. Quant aux mœurs, il vaut mieux être respectueux des traditions. Peu y dérogent, tant la pression familiale et de la société est forte. En fait, le Brunei est une prison. Une prison dorée, mais une prison dont on peut certes s’échapper en émigrant. Mais alors, on perd les avantages matériels réservés aux sujets de sa Majesté restés au pays. Peu le font.
Oui, ce pays est hors du temps !
Yves Barelli, 25 novembre 2013, mis en ligne le 9 août 2018