Ils l’ont fait ! Le premier ministre espagnol Rajoy vient de décider, avec la complicité d’une Union européenne sans valeurs, autres que celles de la finance, sans scrupules quand il s’agit d’abaisser les peuples, et sans morale, de supprimer l’autonomie de la Catalogne en destituant, comme l’avaient fait les Bourbon en 1717 et Franco en 1939, son gouvernement et son parlement légitimes car issu d’élections démocratiques, en « reprenant en mains » son administration et sa télévision.
L’Espagne retrouve ses vieux démons, son incapacité à accepter la démocratie dès lors qu’elle concerne les peuples qu’elle asservit depuis des siècles, sa propension maladive à rechercher le conflit plutôt que le dialogue. Cette décision du chef d’un gouvernement et d’une majorité dont les membres, couchés devant Bruxelles et ses politiques d’austérité, ne savent bomber le torse que lorsqu’il s’agit des Catalans et des Basques, est insupportable. Cette image d’un président de la Commission européenne, jamais élue, et d’un fantoche « président » d’une Union européenne, non élu non plus, accourus à Oviedo le jour même du coup de force de Rajoy, pour se voir décerner une médaille par un roi sans légitimité, fils de la marionnette corrompue placée sur le trône d’Espagne par Franco, dictateur sanguinaire arrivé au pouvoir grâce au soutien militaire de Hitler et de Mussolini, est choquante.
Décidément, cette UE tombe de plus en plus bas. Elle aussi retrouve ses vieux démons qui lui ont fait abandonner la République espagnole sans lever le petit doigt ou qui ont livré à Munich la Tchécoslovaquie à Hitler. Cette UE rappelle cette « Sainte Alliance » des monarchies répressives mises en place en Europe après 1815 pour détruire les acquis et le souvenir même de la Révolution de 1789 dont les idées de Liberté avaient essaimé sur tout le continent. Honte à cette Europe-là. Elle ne sera pas éternelle.
1/ Mariano Rajoy a décidé de « destituer » le président de la Généralité de la Catalogne, de dissoudre son parlement, de placer toutes les administrations catalanes sous la tutelle directe de Madrid et même d’exercer un contrôle direct sur la télévision, sur internet et sur les télécommunications de la Catalogne. Même si Rajoy dit que cela ne supprime pas l’autonomie catalane, c’est bien, en réalité, de cela qu’il s’agit.
Reste à savoir comment il compte s’y prendre pour faire entrer dans les faits ces décisions scélérates. 90% des fonctionnaires catalans dépendent aujourd’hui de la Généralité. La population reste très mobilisée et ne semble pas décidée à accepter le fait accompli.
On peut hélas s’attendre à un usage accru de la force par Madrid. Déjà les présidents des deux principales associations culturelles ont été arrêtés (c’est symptomatique : quand on parle de culture, les ennemis de la démocratie et de la pensée sortent leurs armes. Comme Hitler, Franco et Pinochet) ; le chef des « mossos d’Esquadra » va passer devant la justice. Et ce n’est pas fini. On peut s’attendre à ce que Carles Puigdemont soit aussi arrêté et, bientôt, les automitrailleuses des forces espagnoles de répression stationneront sur la Rambla. Comme sous Franco.
2/ Malheureusement, les Catalans sont pacifiques et non-violents. On le sait à Madrid où on estime pouvoir passer en force face à des gens qui, in fine, se coucheront. Ils font peut-être la bonne analyse. Mais cette fois, je crois que ce sera plus difficile pour eux. A force de tirer sur le ressort de la patience catalane, il se pourrait qu’il casse et que la non-violence ne soit pas éternelle.
Je suis personnellement assez sévère sur la stratégie de Puigdement. Je crois qu’il a commis trois erreurs :
La première est d’avoir lancé le référendum d’autodétermination au mauvais moment, c’est-à-dire dans un contexte de gouvernement espagnol faible. Il ne dispose pas d’une réelle majorité au parlement. Il a donc peu de marges de manœuvres. Rajoy est en fait prisonnier des barons et de la base de son parti où les nostalgiques de Franco et de sa « mano dura » sont légion. Pour négocier, c’est-à-dire pour accepter de faire des concessions, il faut être fort. Or il est faible. Cela rappelle la 4ème République en France, incapable de rechercher une solution négociée en Algérie, incapable de s’écarter d’une constitution, qui, comme l’espagnole d’aujourd’hui, garantissait la pérennité de l’Etat unitaire et interdisait en conséquence d’accepter une autodétermination en Algérie. Seul de Gaulle a pu la réaliser et malheureusement dans des conditions qui étaient devenues très défavorables à la France, alors que des négociations menées plus tôt auraient sans doute permis de trouver un bon compromis. Les Catalans étaient prêts à trouver un bon compromis avec l’Espagne sous la forme d’un Etat fédéral avec une souveraineté-association de la Catalogne et du Pays Basque. Je crains que maintenant le divorce soit irrémédiable. Les Catalans ne sont sans doute pas en mesure d’obtenir aujourd’hui l’indépendance. Mais plus on continuera à les humilier, plus il est certain qu’un jour ils l’auront.
A cette faiblesse du gouvernement de droite s’en ajoute une seconde, celle des socialistes. Elle est encore plus navrante. Le PSOE soutient le gouvernement de Rajoy tout en déplorant de manière hypocrite la violence policière le jour du référendum et en préconisant la modification de la constitution qu’ils n’ont même pas eu la velléité d’envisager quand ils étaient au pouvoir. Aujourd’hui, les socialistes espagnols laissent faire le « sale boulot » à Rajoy, espérant peut-être tirer un jour le bénéfice de l’échec de sa politique. En Espagne, comme ailleurs, les socio-démocrates, auxquels le vieux sobriquet de « socio-traitres » s’applique plus que jamais, ont trahi tous leurs idéaux. En Espagne comme ailleurs, ils sont sanctionnés par les électeurs et ils le seront de plus en plus. Triste à constater.
Droite et socialistes sont faibles par rapport à l’opinion publique. Je n’ai pas connaissance de sondages récents (le dernier date de septembre ; il est déjà obsolète) mais je crains que l’opinion majoritaire des Espagnols (ailleurs qu’en Catalogne et au Pays Basque), que je connais bien, soit hostile aux Catalans. Les Espagnols sont viscéralement attachés à l’Espagne, son unité et sa « grandeur » (hélas passée). Il y a une forme de paranoïa et de complexe collectif. Les Espagnols ont tout abdiqué face à Bruxelles, y compris leur honneur. Ils se sont soumis aux pires programmes d’austérité de Bruxelles (on a baissé les salaires des fonctionnaires et les retraites de 20% pendant que les banquiers responsables de la crise continuaient à s’engraisser). Ils ne sont plus capables de bomber le torse que lorsqu’il s’agit des Catalans et des Basques. Un peu comme un individu humilié se venge sur plus faible que lui.
Sans doute les Catalans auraient-dû attendre un peu que le gouvernement de Rajoy s’affaiblisse davantage. Une majorité de substitution Podemos-socialistes n’était pas impossible. Podemos sont les seuls coopératifs avec les Catalans.
Les Catalans ont commis deux autres erreurs stratégiques.
La première est de penser que les Espagnols n’oseraient pas dénier ouvertement la démocratie et le droit des gens et qu’ils n’utiliseraient pas la force. Le gouvernement de Rajoy, convaincu de l’impunité et même du soutien national et international, a osé envoyer la police le 1er octobre pour tenter d’empêcher les gens de voter, il a osé arrêter des patriotes catalans, il a osé destituer les dirigeants catalans et il s’apprête à oser censurer la télévision. S’il pense devoir envoyer les tanks à Barcelone, il le fera.
La deuxième erreur a été de penser que l’Europe ne laisserait pas faire. Les mêmes qui ont dépecé l’Union soviétique et la Yougoslavie, qui ont livré le Kosovo aux mafias albanaises, qui dénoncent les régimes autoritaires ou soit disant autoritaires sur la terre entière, ne trouvent rien à redire au déni démocratique en Catalogne, à la censure de la télévision, aux arrestations d’opposants politiques, à l’envoi de flics pour « confisquer » des urnes. La démocratie, oui, pour les autres, tant qu’il s’agit de dépecer des Etats communistes, mais pas en Europe, devenue prison des peuples. Chez nous, on peut encore voter, mais seulement pour entériner, jamais pour décider. On l’a vu en France en 2005 lorsque nous avons dit non à la soit disant constitution européenne, imposée ensuite sans vote.
Il était certainement naïf de compter sur l’Europe. Je le disais déjà à mes étudiants de Barcelone il y a trois ans. Je leur disais aussi qu’un jour ils verraient des tanks dans les rues de Barcelone. Ils ne me croyaient pas. Nous y sommes presque.
Les Catalans ont leur part de responsabilité dans cette situation. Ils n’ont jamais su expliquer leur cause et sont toujours apparus aux yeux des autres Espagnols comme des gens fiers, prétentieux, peut-être trop imbus de leur réussite économique et culturelle. Ils n’ont même pas su convaincre les Valenciens, qui, pourtant, parlent la même langue qu’eux.
3/ Que faire maintenant ?
Les Catalans ne peuvent plus reculer. Ils vont sans doute proclamer l’indépendance dans le courant de la semaine. Cela ne changera rien à la situation et renforcera la détermination de Madrid en lui donnant un argument supplémentaire pour imposer ses vues par la force.
Mais cette proclamation est inévitable. Ne pas la faire ajouterait le ridicule à l’humiliation.
Et ensuite ? Si j’étais à la place de Puigdemont, je me réfugierais dans le monastère de Montserrat, haut-lieu de l’âme et de la résistance catalanes sous Franco, et j’y organiserais la riposte. Des intellectuels y avaient trouvé refuge, sous la protection des moines. Franco n’osa pas les en déloger. Ce que Franco n’a pas fait, Rajoy le ferait-il ? Je ne l’exclue pas. Mais il faut le mettre au défi.
Pour le reste, la résistance passive sera la bonne méthode. Mais elle ne suffira pas. Je ne préconise pas la violence côté catalan, mais il faudrait en laisser planer le doute. La dissuasion est une arme efficace. Ne jamais dire qu’on utilisera jamais la force. Face à des gens qui ne comprennent qu’elle, c’est être sûr de perdre. C’est comme avoir la bombe atomique et dire que ne l’utilisera jamais.
Rendre la vie impossible à l’Espagne me parait être la bonne stratégie. S’attaquer au fonctionnement de l’économie, dissuader les touristes de venir, commencerait à faire réfléchir, non seulement à Madrid mais aussi à Bruxelles et dans les grandes entreprises, dont Bruxelles a l’oreille.
Alors, on se mettra peut-être autour d’une table pour discuter. Seul un rapport de forces plus favorable aux Catalans y parviendra. Ils ne vont pas se libérer seuls, mais en posant un problème durable en Espagne, ils pourront parvenir à convaincre une majorité d’Espagnols et d’Européens qu’un asservissement permanent des Catalans n’est pas une solution viable sur le long terme.
4/ J’ai parlé de cette question avec pas mal d’interlocuteurs, espagnols et français.
Beaucoup d’Espagnols sont effondrés par ce qui se passe. Ils ont conscience qu’il y a un engrenage qui risque de dépasser tout le monde. Ils n’ont pas oublié le drame de la guerre civile espagnole et ils considéraient massivement que les erreurs et les crimes du passé ne pourraient plus se reproduire, que l’Espagne, enfin, était devenue un pays « normal ».
Je suis sur cette ligne-là. Comme une majorité d’Espagnols et de Catalans, j’étais attaché à l’existence d’une Espagne unie parce qu’on est plus fort ensemble que séparés. Mais pas à n’importe quel prix. Une Espagne fédérale, union libre de peuples libres, d’accord. Pas une Espagne, prison de peuples captifs, pas une Espagne où un « tribunal constitutionnel » ose censurer un statut d’autonomie sous prétexte que son préambule rappelle que la Catalogue est une Nation depuis le 10ème siècle (c’est pourtant un fait historique) et qui ose affirmer que le seul pouvoir réside dans le gouvernement de Madrid qui consent à déléguer aux « régions » la part de compétences qu’il veut bien leur déléguer, qui crée sa propre constitution en y incluant une clause interdisant l’autodétermination et qui se réfugie ensuite derrière cette constitution, garante d’un soit disant état de droit, pour empêcher les gens même de voter (et l’Europe fait semblant de gober tout cela !).
Une bonne constitution fédérale assurant l’égalité entre les peuples d’Espagne, aurait eu l’assentiment des Catalans et, par la même occasion, de moi-même.
Il est sans doute trop tard. Le divorce est dans les esprits. Plus vite il sera dans la réalité, plus vite on pourra recréer les conditions d’une bonne coopération entre la Catalogne et l’Espagne. Je citais hier dans mon article consacré aux élections tchèques le cas de l’ancienne Tchécoslovaquie. Un divorce « de velours » est intervenu entre Tchèques et Slovaques (beaucoup, dont moi, pensent qu’on aurait pu l’éviter, mais c’est fait ; on ne refait pas l’histoire). Aujourd’hui, les deux peuples ont des relations exemplaires. Ils continuent à consommer les mêmes produits et continuent à regarder les chaines de télévision de l’autre, mutuellement diffusées). Ils s’estiment en fait quasiment faire partie du même pays. Le probable nouveau premier ministre tchèque est d’origine slovaque et a l’accent slovaque quand il parle tchèque. Cela ne gêne personne à Prague. Ce serait le cas, aussi, de la Catalogne et de l’Espagne. Mêmes « tapas », même paella, même passion pour le foot, même sentiment, finalement, de faire partie d’un même monde, d’une même communauté de valeurs. A condition que ce soient des valeurs de liberté et d’égalité.
Ceux qui lisent mes textes peuvent penser que je suis un indépendantiste catalaniste invétéré. Ils se trompent. J’étais pour l’Espagne unie. Mais pas n’importe quelle Espagne.
Les discussions que j’ai avec certains Français sont souvent placées sous le sceau d’une grande incompréhension. La plupart parlent alors qu’ils ne connaissent rien à l’Espagne. Défaut bien français. Ils vivent dans un pays si centralisé qu’il a réussi à tuer les identités « régionales ». Le black-out complet des médias fait que beaucoup de Français ne savent même pas qu’il y a encore des gens qui parlent breton ou occitan (dont moi). Beaucoup ne savaient pas non plus que les Catalans parlent catalan et combien savent qu’il y aussi des Catalans en Roussillon ? Leur monde s’arrête le plus souvent au boulevard périphérique parisien. Navrant.
Beaucoup sortent un argument, certes un peu plus recevable, pour s’opposer à l’indépendance de la Catalogne, le précédent yougoslave, ses guerres entre républiques et ses « nettoyages ethniques ». Je connais bien ces conflits que j’ai eu le temps d’étudier lorsque j’ai été en poste diplomatique dans l’ancienne Yougoslavie. Je ne vais pas en parler ici, ce n’est pas le sujet. Mais l’Europe y a eu sa part de responsabilités.
Aujourd’hui, il y a un problème en Espagne et en Catalogne. Ce n’est pas en le niant qu’on va le résoudre. Au contraire. Nier le droit des Catalans à choisir leur destin sous prétexte que cela donnerait des idées à d’autres de faire pareil n’est pas la solution.
Il vaudrait mieux, je crois, s’interroger sur l’avenir (et déjà le présent) que l’on propose aux peuples d’Europe. Certains pensent qu’on évite le nationalisme (néfaste, alors que le patriotisme est utile) en niant les nations. C’est non seulement antidémocratique, mais c’est une erreur.
A force de nier les identités, en voulant transformer les citoyens en simples consommateurs dans une société mondialisée, les gens ne savent plus où ils en sont. Avoir une identité, c’est savoir d’où l’on vient pour avoir une chance de choisir où l’on va. Là où il n’y a plus d’identité, il n’y a plus de lien social. Vous voulez supprimer ce que vous appelez les « égoïsmes nationaux » et vous ne récoltez que des égoïsmes individuels et de classes ou, pis, du communautarisme, forme accomplie de l’égoïsme le plus primaire.
Transformons cette Europe, caricature d’un système si pervers qu’il ne peut déboucher que sur le chaos et l’oppression. Construisons de véritables rapports humains entre citoyens fiers de leur histoire, de leur culture, bref, de leur identité. Je suis internationaliste mais j’ai des racines et j’y tiens. L’internationalisme sans racines ni identités, c’est une construction artificielle qui non seulement débouche sur rien mais est porteuse de tous les dangers. Les peuples comme la nature ont horreur du vide. Plus vous « mondialiserez », plus vous obtiendrez en réaction ces « populismes » que vous combattez parce que, simplement, vous n’avez rien compris. Vous essayez de boucher la marmite en vous bouchant les yeux et vous vous étonnez ensuite qu’elle explose !
Et si les Catalans peuvent nous aider à ouvrir les yeux, merci à eux. On rapporte l’interpellation au 19ème siècle du tsar de Russie, lorsque la Pologne était dépecée et occupée par la Russie, la Prusse et l’Autriche. Quelqu’un s’approcha de lui et lui dit « Vive la Pologne, Monsieur ».
Je dis aujourd’hui à ceux qui veulent l’entendre « Visca Catalunya lliura, Senhor ! », vive la Catalogne libre, Monsieur ! Et honte à ceux qui veulent l’enfermer dans la soumission.
On va voir ce qui va se passer cette semaine. Je vous en reparlerai. C’est loin d’être fini.
Yves Barelli, 22 octobre 2017