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18 décembre 2011 7 18 /12 /décembre /2011 23:29

 

1989_havel.jpgL’ancien président tchèque est décédé le 18 décembre à l’âge de 75 ans. Je souhaite rendre hommage à cette grande figure humaniste que j’ai personnellement connue.

Alors en poste diplomatique à Prague, j’ai côtoyé Vaclav Havel entre novembre 1988 et novembre 1989 comme « dissident » (c’est-à-dire opposant), puis, à partir de cette date, comme premier Président de la République tchécoslovaque. J’ai publié en 1990 aux éditions de l’Aube la traduction assortie de commentaires de ses discours les plus importants (« L’Amour et la Vérité doivent vaincre la Haine et le Mensonge »), puis l’année d’après j’ai écrit, chez le même éditeur, une étude exhaustive sur les changements politiques qui ont mis fin au régime communiste en Tchécoslovaquie, intitulée « La Révolution de Velours en Tchécoslovaquie » (ces deux ouvrages sont toujours disponibles par exemple chez Amazon).

Vaclav Havel restera l’un des grands hommes qui ont marqué notre temps parce que, par la non-violence (caractère dominant dans l’histoire de ce pays) et une méthode intelligente et originale tout en restant dans la tradition tchèque des personnalités de grande force morale (Jan Hus, au moyen-âge, Masarych, au début du 20ème siècle, auquel on doit ajouter Alexander Dubček, slovaque étroitement associé à l’histoire tchèque puisqu’il fut, en 1968, le communiste réformateur du Printemps de Prague), il sut faire changer le destin de son pays et de notre continent.

L’intelligence de Havel a été de s’opposer à un pouvoir, illégitime parce qu’imposé par les tanks soviétiques, par la morale : « nous respectons les lois que vous avez créées. En nous refusant le droit de dire ce que nous pensons, c’est vous qui violez vos propres lois. La morale est de notre côté et non du votre ». Havel et ceux qu’on a appelé les « dissidents », ont voulu témoigner devant l’histoire et devant leurs concitoyens de la contradiction inhérente au pouvoir en place qui perdait sa légitimité en violant sa légalité. Cela a été le début de la « Charte 77 », mouvement civique qui connut rapidement un grand retentissement. Les « Chartistes » furent réprimés, mais, il faut le reconnaitre, plutôt en douceur, ce qui n’enlève rien au scandale que représentait la perte d’emplois et, parfois, l’emprisonnement pour de courtes périodes de ceux qui dirigeaient le mouvement.

Le retentissement international de la Charte joua beaucoup dans l’affaiblissement du régime en place à Prague. Cette Charte, formée de personnalités pour la plupart communistes qui avaient joué un rôle en 1968, parce qu’elle respectait la loi, était non violente et ne souhaitait pas renverser, du moins pour le moment, le régime (qui avait, du fait de l’histoire tchèque et grâce au rôle joué par Dubček, le soutien d’une majorité de la population : on remettait en cause le pouvoir mais pas le système) mais le réformer. Cela mettait évidemment en porte à faux le pouvoir et rendait plus difficile la répression. J’ai moi-même participé en 1977 à Belgrade à la réunion de la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe. La Charte 77 tchécoslovaque fut l’objet de débats et je me souviens que mes collègues diplomates de l’Est en étaient très gênés.

Avec l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev en Union Soviétique, le contexte changea du tout au tout. Désormais, le pouvoir tchécoslovaque était non seulement critiqué à l’Ouest, mais placé sous surveillance par Moscou. Lorsque je pris mes fonctions à Prague, les « dissidents » étaient déjà des personnalités incontournables. La France marqua un point en organisant à l’ambassade, à l’occasion du voyage officiel du président Mitterrand, en novembre 1988, un « petit déjeuner », auquel j’eus l’honneur de participer, qui réunissait autour du président les principaux leaders de la Charte 77 (je raconte tout cela dans mon livre), dont Vaclav Havel. Ce fut la première reconnaissance internationale.

L’année 1989 fut le théâtre de manifestations à répétitions sur la place Venceslas, les « Champs-Elysées » de Prague. Je reçus même un coup de matraque (léger) à cette occasion, qui justifia une protestation officielle de notre part.

Lorsque le 17 novembre 1989, une nouvelle manifestation, dédiée à la commémoration du soulèvement étudiant contre les nazis dans la Prague occupée de 1939 se mit en route, j’étais aussi au sein de cette marche (il est normal que des diplomates se mêlent à ce genre de manifestation pour l’évaluer et ensuite en rendre compte dans sa capitale ; dans ce cas, on y est incognito et on s’astreint à une certaine réserve même si on sympathise avec les manifestants) qui traversa tout Prague jusqu’à la Rue Nationale où la police fit, pour la première fois, preuve de brutalité (on a de bonnes raisons de penser que ces brutalités ont été provoquées par les services soviétiques pour mettre en difficulté le gouvernement).

A partir de ce moment, plus rien ne put arrêter la Révolution, civique, non-violente (en dehors de cet épisode du 17 novembre) et unanime dans la population. Chaque jour, désormais, une grande manif avait lieu (avec jusqu’à 500 000 participants – Prague a à peine plus d’un million d’habitants). Les facs, les théâtres (Havel était un dramaturge connu), les usines furent occupés. Partout, des discussions avaient lieu. Lors du discours d’Alexander Dubček sur la place Venceslas, qui marquait son grand retour, j’étais à quelques mètres lui (nous avons sympathisé ensuite et je garde un culte pour ce personnage hors du commun). Les journalistes prirent le pouvoir dans leurs rédactions et, dès lors, la télévision, qui retransmettait non-stop les évènements, se transforma en centre du contre-pouvoir (comme elle l’avait déjà fait en 1968 pendant l’occupation soviétique).

Vaclav Havel, en créant le Forum civique, organisa ce contre-pouvoir qui, dès lors, devint l’interlocuteur reconnu du pouvoir communiste chancelant.

La passation de pouvoir fut de velours comme la Révolution (en un mois de manifestations quotidiennes, pas un carreau ne fut brisé, aucune violence produite. Pas non plus de revendications salariales ou catégorielles : les gens demandaient la démocratie, pas des avantages particuliers pour eux). Le parlement, avec les mêmes députés communistes, procéda à l’élection à sa tête de Dubček (on s’attendait à ce qu’il brigue le poste suprême de président de la république, mais, fatigué, satisfait d’avoir été réhabilité, lui, le communiste de toujours, il laissa la place à Havel dont l’ascension, de toute façon, était devenue irrésistible). Fin décembre, j’eus la satisfaction personnelle d’assister dans le magnifique Château de Prague à l’élection de Vaclav Havel à la tête de l’Etat tchécoslovaque.

En 1968, jeune étudiant, je me trouvais à Prague lors de l’arrivée des tanks soviétiques dans la nuit du 20 au 21 août ; j’y étais encore lorsque Alexander Dubček revint de Moscou, où les Soviétiques l’avaient emmené, pour annoncer, la voix prise dans les sanglots, les « accords » passés avec l’URSS (ce n’est que l’année suivante, que Moscou réussit à remplacer le héros du Printemps de Prague par un dirigeant plus coopératif ; ce fut alors le début de la « normalisation ». 500 000 membres du Parti Communiste, les meilleurs, furent exclus, dont Dubček). Avec l’élection de Havel et de Dubček aux plus hautes fonctions de l’Etat, l’injustice était réparée, la boucle était bouclée. Joie mêlée d’amertume et de nostalgie (on avait perdu 20 ans !) de tout un peuple. Joie personnelle aussi d’être là dans ce moment historique, comme je l’avais été vingt et un an plus tôt. Ce soir-là, au Château, je me sentis tchèque. Je n’étais plus le diplomate distant, mais, en quelque sorte, moi aussi, comme 15 autres millions de personnes, j’étais acteur du morceau d’Histoire qui se jouait.

Deux jours plus tard, j’étais invité, à titre personnel aussi (et je fus le seul étranger à l’être) à la grande fête du Forum civique qui marqua la nuit de la saint Sylvestre. Je fis, à cette occasion, part au nouveau Président de mon souhait de traduire et commenter ses discours (ceux d’avant la Révolution et ceux qui viendront après : une anthologie de ce qui restera un modèle de grandeur morale et de prose de haute tenue. Ils figurent parmi les plus beaux morceaux de littérature politique. Lorsqu’on les écoute, comme lorsqu’on écoute par exemple « I have a dream » de Martin Luther King, on a la chair de poule et on est fier d’appartenir à l’humanité, capable, parfois, de donner le meilleur d’elle-même). Havel me donna son accord avec enthousiasme et, plus tard, il citera mon livre dans plusieurs de ses discours devant des auditoires étrangers ou tchèques.

Lorsque, quelques jours après, Havel forma son gouvernement, il nomma mon ami Jiři Dienstbier comme ministre des affaires étrangères. Personnage aussi de grande force morale, mais, en outre, très sympathique et haut en couleur. Dienstbier, comme plusieurs dissidents, avait perdu son emploi de journaliste (il fut l’un des plus connus en 1968) et était devenu ouvrier chauffagiste (c’était le paradoxe de ce régime, qui prétendait représenter la classe ouvrière, de condamner les dissidents à devenir ouvrier. Autre paradoxe, les ouvriers étaient mieux payés que les intellectuels et le passage pour les dissidents au statut d’ouvrier se traduisait par une meilleure rémunération !). Il me téléphona un matin, après avoir consciencieusement assuré une dernière fois son boulot de chauffagiste, pour me dire : « Yves, tu connais beaucoup mieux le palais černin (le Quai d’Orsay local) que moi. Accompagne-moi ». C’est ainsi que le nouveau ministre des affaires étrangères visita son ministère accompagné du premier conseiller de l’ambassade de France (Dienstbier est mort en 2010. Quant à Dubček, il décéda malheureusement dès 1990 dans un accident de voiture sur l’autoroute de Prague à Bratislava. Ce fut une tragédie pour l’ensemble des Tchécoslovaques et plus encore pour la Slovaquie).

Ce qui s’est passé ensuite, je préfère ne pas en parler. Parfois, les révolutions sont dévoyées et même trahies. Pas nécessairement par la faute de ses acteurs, mais par les évènements. Les années 1990, avec la chute du communisme, ont marqué le retour à l’Est du capitalisme le plus radical et le plus sauvage. Les Tchèques ont suivi le mouvement. Cela sans doute dans la tradition de la mentalité de ce peuple, non-violent, capable de grandeur morale mais aussi de renoncement et de compromission. Sur les bords de la Vltava, on n’oublie pas que nous sommes sur la terre de ce grand pragois nommé Kafka. On se convainc facilement que ce monde est absurde et que, tel le héros de la « Métamorphose », on est balloté par des forces imprévisibles et irrésistibles. En l’occurrence, cette force fut, à partir de 1991, celle de l’argent, du dieu Fric, qui emporta les beaux élans de solidarité et de générosité. Alors que personne n’avait rien demandé, on restitua aux anciens propriétaires, souvent résidant aux Etats-Unis, les immeubles et les terres qu’ils possédaient autrefois, les anciens aparatchiki se transformèrent en nouveaux entrepreneurs et troquèrent leurs petites škodas contre de rutilantes BMW. Havel lui-même se convertit au capitalisme et poussa son pays à intégrer l’OTAN. La droite, inexistante pendant la Révolution, prit une nouvelle importance. Elle trouva son chef de file en Vaclav Klaus, actuel président tchèque (certes bien moins « libéral » en action que dans ses discours – c’est une tradition tchèque de complaire au puissant du moment, autrichien impérial naguère, soviétique après 1945, américain aujourd’hui – et ses réformes furent modérées et pragmatiques – ainsi, la Tchéquie actuelle a conservé ses coopératives agricoles de type kolkhoze et son système de santé communiste). En 1992, Tchéquie et Slovaquie procédèrent à ce qu’on a appelé le « divorce de velours », sans d’ailleurs que la population fut consultée.

Klaus eut donc la réalité du pouvoir. Havel fut néanmoins réélu président tchécoslovaque puis premier président tchèque (c’est le parlement qui désigne le président) avant de laisser la place à Klaus.

Je garde le souvenir, comme la plupart des Tchèques, de Vaclav Havel, dissident courageux (en un temps où bien peu osèrent signer la Charte 77 – Klaus ne la signa pas et conserva en conséquence son poste au ministère communiste des finances – il n’était toutefois pas membre du PC), président emblématique de la Tchécoslovaquie libre, force morale de stature mondiale et personnage à la fois humain, cultivé, modeste et simple dans lequel nous nous reconnaissons. J’oublie le président qui ensuite crut bon de s’aligner sur les Etats-Unis des plus mauvais jours (il approuva ainsi la guerre américaine en Iraq). Les Tchèques ont déjà oublié ce passage prolongé au « château ». Ils préfèrent se souvenir de l’homme simple et droit que j’ai accompagné dans son ascension à la tête du Forum Civique et dans son élection au Château de Prague en cette fin de cette historique année 1989.

Une belle page d’Histoire est tournée. Je suis fier d’y avoir été associé à ma modeste place. Je ne peux cependant m’empêcher d’éprouver une certaine morosité et même tristesse. Pas seulement parce que Havel n’est plus.

Yves Barelli, 18 décembre 2011.

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