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20 décembre 2011 2 20 /12 /décembre /2011 21:39

 

obcan-havel-pavel-koutecky.jpgJ’ai écrit le 18 décembre, jour du décès de Václav Havel, un petit article paru sur ce blog (« Václav Havel, acteur de la Révolution tchèque de Velours, est mort ») en hommage et souvenir de l’ancien président tchèque que j’ai eu l’honneur de connaitre personnellement.

 

 

Je viens de relire l’introduction au recueil de textes de Václav Havel que j’avais rédigée dans le cadre du livre paru en 1990 aux éditions de l’Aube et intitulé « L’amour et la vérité doivent triompher de la haine et du mensonge – Discours de Václav Havel choisis et présentés par Yves Barelli »).

 

Pour ceux qui n’auraient pas lu cet ouvrage (disponible chez l’éditeur ou, plus simplement, sur internet, par exemple chez Amazon), en voici l’introduction. Elle est assez courte et résume, je crois, le contexte du moment et la personnalité de l’acteur principal de la Révolution de velours (en vous demandant, s’il vous plait, de prononcer aussi correctement que possible son prénom, Václav, qui se traduit en français par Venceslas et qui doit se lire « vatslav », avec, si vous êtes perfectionniste, le premier « a », qui porte un accent, plus long que le second, qui n’en a pas. Vous avez de la chance : il y a beaucoup de sons dans la langue tchèque difficiles à prononcer par un Français, mais celui-là est facile) :

 

Début de citation : «L’élection de Václav Havel, le 29 décembre 1989 à la tête de l’Etat tchécoslovaque, dernier acte d’une année particulièrement riche en évènements qui avait commencé le 16 janvier par l’arrestation du dramaturge dissident – pour avoir déposé des fleurs sur le lieu du sacrifice de Jan Palach -, a consacré la victoire de la « Révolution de velours » et, du même coup, la fin du communisme en Tchécoslovaquie.

 

Cette révolution a balayé en quelques jours l’ordre ancien. Commencé le 17 novembre 1989 par une manifestation étudiante, pacifique, comme toutes les manifestations en Tchécoslovaquie, mais brutalement dispersée par les brigades anti-émeutes, le mouvement a rassemblé jour après jour, des centaines de milliers de Pragois, rapidement imités dans le reste du pays, et a culminé avec la grève générale du 27 novembre.

 

S’appuyant au départ sur les étudiants et les comédiens, en grève illimitée dès le soir du 17 novembre, relayé par les médias qui avaient repris d’eux-mêmes leur liberté, le mouvement, d’abord de protestation contre la répression, puis de contestation du régime, a mobilisé spontanément l’ensemble de la population. Cela ne s’est pas fait dans le désordre, mais au contraire dans un climat de discipline, d’organisation, de « force tranquille », comme nous dirions en France, tout à fait remarquable.

 

Un régime, un monde même s’est écroulé sans qu’aucune violence (si l’on excepte celle de la police le premier jour) n’ait été commise, sans même qu’ait été brisée une seule vitre.

 

Ce résultat, on le doit à la maturité des peuples tchèque et slovaque, mais aussi à l’action de Václav Havel. Au pays de Jan Hus et de Jan Palach, la non-violence et l’amour pour la liberté et la justice sont des traditions nationales. Havel synthétise ces valeurs ; il y ajoute le sens de l’organisation.

 

En dépit de vingt ans de « normalisation », le souvenir du Printemps de Prague, ce formidable élan en faveur d’un socialisme enfin à visage humain, immobilisé par les tanks soviétiques le 21 août 1968, mais jamais anéanti, était resté dans la mémoire.

 

La Tchécoslovaquie de Husak (président) et de Jakeš (leader du PC) n’était certes pas la Pologne économiquement exsangue, ni la Roumanie mégalomane de Ceausescu. Le niveau de vie y était relativement élevé et l’on n’y rencontrait pas les pénuries si fréquentes dans cette partie de l’Europe. La population n’y souffrait ni du chômage ni de l’inflation, et le trafic du dimanche soir sur les autoroutes convergeant vers Prague reflétait une certaine aisance, confirmée par un endettement extérieur faible. Si la police politique restait active, une certaine libéralisation était apparue depuis le milieu des années 1980, comme l’attestaient les voyages à l’Ouest plus faciles et une information un peu moins dirigée.

 

Pourtant, si la plupart des Tchèques et des Slovaques ont fait semblant de collaborer avec lui, ce régime n’a jamais été réellement admis. Non par anticommunisme : le PC était quasi majoritaire en 1948 et a été fort populaire en 1968 dans la Tchécoslovaquie d’Alexander Dubček. Mais parce qu’imposé par les tanks soviétiques en 1968, il a toujours été considéré comme moralement illégitime.

 

Un homme a perçu très tôt l’importance de ce sentiment dans la conscience de ses compatriotes (et même dans leur subconscient, lorsque par intérêt ou lâcheté, on feignait de l’oublier), c’est Václav Havel.

 

Lui, qui a si bien compris que l’apparente force du totalitarisme, qui cherche à régner sur tout et sur tous, renfermait sa propre faiblesse (voir « interrogatoire à distance », éd. de l’Aube, 1989), a créé dès 1977 l’embryon de la force qui allait venir à bout du régime communiste douze ans plus tard.

 

Il a eu l’intuition que la meilleure manière de s’attaquer au régime totalitaire n’était pas le combat frontal. Personne, ou presque, n’adhérait à ce régime, mais tous le servaient, de par la nature même du système, mais aussi parce que celui-ci garantissait quand même un niveau de vie décent, et qu’en outre, après le choc de 1968-69, la population avait perdu l’envie de se battre.

 

Havel a choisi au contraire d’attaquer le régime d’une autre manière : sur le terrain de la morale ; en demandant au pouvoir de respecter ses propres lois socialistes, la Charte 77 le mettait dans l’embarras ; en témoignant devant la population que la résignation n’était pas inévitable, elle redonnait confiance à ceux qui espéraient encore et mauvaise conscience à ceux qui avaient choisi la compromission.

 

Peu importe alors que seules quelques milliers de personnes aient choisi de signer la Charte 77, avec toutes les conséquences que cela entrainait pour elles (perte, le plus souvent, de leur travail, de leur passeport, obstacles pour les études de leurs enfants, tracasseries policières enfin) : on ne peut demander à tous d’être des héros ! Mais par son existence même, la Charte 77 représenta la légitimité que du même coup le pouvoir perdit.

 

Sur la fin, le régime de Jakeš, sous des apparences de fermeté, était devenu très faible. Il ne pouvait plus s’opposer à l’existence, de fait, de la Charte 77, à son empire croissant sur l’opinion et à sa représentativité internationale. Lorsque, par exemple, le président Mitterrand a visité la Tchécoslovaquie en décembre 1988, les dirigeants tchécoslovaques ont compris qu’ils ne pourraient l’empêcher de rencontrer Havel et cinq autres dissidents à l’ambassade de France. Aussi, n’ont-ils même pas essayé de le faire.

 

Des secteurs de la société de plus en plus nombreux ont manifesté leurs sentiments au grand jour. A l’appel de la Charte 77 et de divers autres groupes contestataires, les manifestations de rues se sont succédées depuis le 21 août 1988, vingtième anniversaire de l’intervention soviétique : 28 octobre (anniversaire de l’indépendance), 16 janvier (mort de Jan Palach), 1er mai, 9 mai (fête nationale), à nouveau 21 août, à nouveau 28 octobre, puis, enfin, 17 novembre 1989, jour anniversaire de l’assassinat par les nazis en 1939 de l’étudiant Jan Opletal.

 

Les troubles du mois de janvier avaient revêtu une ampleur inaccoutumée. L’évocation de Jan Palach, cet étudiant qui en 1969 s’était suicidé par le feu sur la place Venceslas pour protester contre l’occupation soviétique, contenait en elle un fort aspect émotionnel, d’autant que le bruit avait couru qu’un autre étudiant était prêt à renouveler le geste. Certes, les Pragois n’étaient pas descendus en masse dans la rue (pas beaucoup plus de 10 000 manifestants à la fois), mais l’agitation s’était poursuivie toute une semaine et les images montrant les canons à eau arrosant la foule, les policiers matraquant les personnes présentes sur la place, abondamment montrées par les télévisions du monde entier, mais aussi en Tchécoslovaquie, avaient fait mauvaise impression. Personne dans le pays n’était resté indifférent, tout le monde au contraire en parlait. L’arrestation de Havel, rendu responsable des troubles, mais auquel, pourtant, on ne pouvait reprocher rien de concret, constitua une faute politique majeure en contribuant grandement à la popularité du dissident désormais le plus célèbre.

 

On comprit à cet instant que le régime était condamné. La question était de savoir quand il tomberait, et comment.

 

Tout au long de l’année, aux manifestations à répétition se sont ajoutées des pétitions touchant chaque fois des milieux plus divers : en faveur de Havel emprisonné, en faveur des journalistes, eux aussi arrêtés, actions plus politiques enfin avec les « quelques phrases » (titre d’un texte largement diffusé) adressées au pouvoir, qui lui demandaient, entre autres, d’ouvrir un dialogue avec la Charte 77.

 

Les observateurs présents dans la manifestation du 17 novembre 1989 ont vite compris que, pour Jakeš, le début de la fin était arrivé. Vingt-cinq milles étudiants et jeunes au départ, mais rejoints par des gens de tous âges au fur et à mesure que le cortège s’approchait du centre. Cinquante mille personnes rue Nationale, à proximité de la place Venceslas. Le mouvement, dès lors, ne pouvait plus s’arrêter et les brutalités policières n’ont fait que l’accélérer.

 

En face du pouvoir déconsidéré, ce n’était pas le vide, puisque la Charte 77 existait ; aussi est-ce tout naturellement que la population s’est rangée derrière le « Forum Civique » (dont la Charte constituait l’ossature), mouvement créé pour coordonner la protestation. C’est naturellement aussi que Havel s’en est vu confier la présidence.

 

 En quelques jours, le Forum Civique a acquis un pouvoir de fait : il représentait la légitimité. Il n’en a d’ailleurs pas abusé, préférant ménager une porte de sortie en douceur à l’ancien gouvernement auquel on a laissé quelques jours encore l’apparence du pouvoir : le gouvernement (communiste) de M. Adamec a d’abord « accepté » le dialogue avec le Forum, il a « accepté » de réformer la constitution en abolissant le rôle dirigeant du parti communiste ; on a également laissé le PC éliminer lui-même ses dirigeants les plus honnis et renoncer à son rôle dirigeant. Dans un deuxième temps, le Forum a haussé le ton. C’est lui qui a imposé la constitution d’un nouveau gouvernement d’ « entente » dirigé par un communiste (qui a quitté le parti ensuite) jusque là inconnu, M. čalfa, mais dans lequel tous les postes clés étaient détenus par le Forum Civique.

 

Dès le 10 décembre 1989, on peut considérer que le pouvoir avait changé de mains. L’élection d’Alexander Dubček le 28 décembre 1989 à la tête d’un parlement pourtant « élu » sur des listes uniques dominées par le PC, allait le confirmer symboliquement. Celle, le lendemain, du premier président non communiste d’un pays de l’Est illustrait de façon plus éclatante encore le changement et consacrait le retour de la démocratie au pays de Masaryk.

 

Václav Havel n’est pas un président comme les autres. Il est même tout à fait atypique, selon les canons internationaux. Pourtant, il reste, au-delà d’une image personnelle déjà bien établie, assez dans la tradition de ce pays, dont il incarne admirablement les valeurs humanistes de tolérance, de vérité et de justice.

 

N’ayant jamais appartenu à aucun parti politique ni exprimé de préférence particulière, Havel est politiquement inclassable. Sous d’autres cieux, laïc non sectaire, n’ayant aucun goût pour le luxe ni penchant naturel pour l’esprit mercantile, il serait probablement social-démocrate. Dans « interrogatoire à distance », Havel indique d’ailleurs que, jusqu’à il y a une dizaine d’années, il se définissait comme socialiste, mais ce terme ayant été perverti par le précédent pouvoir, il avait perdu pour lui toute signification. Aussi, a-t-il choisi de ne plus s’exprimer sur ce sujet et, plutôt que de se raccrocher à des étiquettes politiques existantes, préfère-t-il, simplement, se comporter comme il estime devoir le faire. Aux autres, éventuellement, de le juger et de le classer – s’ils le peuvent.

 

Comme écrivain dramaturge (spécialiste du théâtre de l’absurde, prisé par les tchèques depuis Kafka), comme dissident, et maintenant comme président, Havel est un amoureux de la liberté. Il n’a cessé de démonter le système totalitaire en montrant (voir par exemple ses « essais politiques », Calmann-Lévy, 1989) comment, dans un tel contexte, les gens étaient amenés à collaborer en dépit de leur opposition, participant ainsi malgré eux à la pérennité du système.

 

C’est dans un esprit chrétien, lui le laïc, qu’il appelle au pardon et refuse la chasse aux sorcières. Il a été amené, à cet égard, à appeler à un peu plus de mesure certains comités locaux du Forum civique, à l’esprit moins ouvert que le sien.

 

Havel estime que la meilleure arme pour débarrasser le pays de son passé et les gens de leurs complexes, ce sont les valeurs éthiques de tolérance, d’humanisme et de justice.

 

Havel tient la morale comme la qualité suprême que doit rechercher l’homme politique. Ce faisant, il participe à une vieille et sympathique tradition tchèque, illustrée, entre autres, par Jan Hus, le réformateur médiéval dont la devise était « la vérité vaincra » et qui a payé de sa vie en 1415 sur le bûcher de Constance son obstination à dénoncer l’ « amour excessif » de l’Eglise de son temps pour l’or. Illustrée aussi par Jan Palach, mort volontairement à 19 ans pour protester contre les contre-vérités que les occupants soviétiques répandaient alors dans leur immonde propagande. Illustrée enfin par les deux dirigeants les plus populaires, avec Havel, de la Tchécoslovaquie : Tomáš G. Masaryk, le premier président de la république tchécoslovaque, le père de la patrie, dont Havel se sent le plus proche et qui a écrit que « la politique ne peut que reposer sur des bases morales », et Alexander Dubček, au tempérament assez différent de l’actuel président, mais qui, lui aussi, a placé la morale au dessus de toute autre considération ou calcul politique.

 

Cette tradition rencontre les aspirations, passées et actuelles, d’un peuple pour lequel « perdre avec la vérité pour soi » est plus glorieux que gagner « dans le mensonge », ce qui explique que dans ce pays certaines défaites, comme 1620 (bataille de la Montagne blanche) ou 1968 soient davantage commémorées que des victoires ; elles sont en fait ressenties comme des victoires morales sur des adversaires, supérieurs par la force, mais inférieurs par l’esprit.

 

Comme Masaryk, le paysan morave, comme Dubček, le petit apparatchik slovaque, Havel est devenu un héros malgré lui. Pas plus que Masaryk et Dubček, il n’est un orateur-né. Nul ne songerait à le lui reprocher : on lui sait gré au contraire de dire ce qu’il pense, sans artifice oratoire. Sans éloquence particulière, il trouve pourtant le mot juste lorsqu’il improvise en public et c’est alors une extraordinaire communion avec ses interlocuteurs, petit groupe ou centaines de milliers de concitoyens assemblés. Il peut, de sa voix chaude, bien timbrée, manier l’ironie et l’humour, ou dire des choses graves. Ce qui frappe alors, c’est la conviction et l’élévation de la pensée, caractères que l’on retrouve dans ses discours préparés, dont il rédige d’ailleurs presque toujours lui-même les textes.

 

Václav Havel se définit comme un amateur. Il en a la sincérité et la conviction, la liberté aussi : ne devant rien à personne dans son ascension au pouvoir, il ne recherche pas non plus les concessions et les compromissions pour s’y maintenir. Cette position et cette popularité lui donnent une autorité considérable, qui va bien au-delà des attributions que lui confie la constitution. Il est le symbole de la Tchécoslovaquie libre, mais il est plus que cela : il incarne un pouvoir qu’il a réussi à imposer dans tous les domaines avant même que les élections libres n’aient eu lieu. C’est lui qui a imposé la composition du gouvernement de M. čalfa, formé le 10 décembre 1989, c’est lui aussi qui, par le jeu des cooptations, a suscité une nouvelle majorité au parlement, c’est lui encore qui nomme aux divers postes de responsabilité ses anciens compagnons de la Charte 77, devenus dirigeants du Forum civique.

 

La manière dont Havel a organisé, d’abord la Charte 77, puis le Forum civique, le nouveau régime ensuite, montre que, s’il est un amateur, c’est un amateur éclairé et compétent disposant en fait, sous des apparences d’improvisation, presque de naïveté, de plus de professionnalisme que bien des politiciens professionnels.

 

Masaryk non plus n’avait pas d’ambition personnelle. Cela ne l’a pas empêché de rester au Château de 1918 à 1935. Havel, lui, est encore jeune (53 ans). Il a déjà laissé entendre qu’il serait à nouveau candidat après les élections législatives de juin 1990. Pourquoi se priverait-il, et priverait-il la Tchécoslovaquie, de la durée, afin d’imprimer sa marque à l’évolution de son pays et lui permettre d’apporter à l’Europe et au monde sa principale richesse, ses valeurs éthiques et humanistes ?

 

Trop longtemps gouvernés par des bureaucrates sans âme et sans envergure, les Tchécoslovaques retrouvent en Havel le visage humain qu’ils avaient connu avec Dubček et Masaryk. Sans nationalisme, mais avec un sentiment national puissant, les Tchèques et les Slovaques ont trop longtemps souffert de leurs défaites, même si, comme le soldat švejk, ils se sont toujours sentis supérieurs à ceux qui les asservissaient et ont su transformer leurs défaites en victoires morales. Pour la deuxième fois de ce siècle (la première en 1918), ils sont gagnants, et cette fois avec la victoire la plus difficile, celle remportée sur eux-mêmes !

 

Ils ont enfin un président qui leur tient un langage qui touche leur tradition et leur sensibilité. C’est pourquoi, ils s’identifient à Havel. Ce personnage un peu frêle et timide, peu à l’aise en public, qu’ils voient à la télévision ou dans les meetings, est comme leur propre image renvoyée en un miroir. Celle d’un peuple finalement surpris d’avoir gagné si facilement, qui reste serein dans la victoire, mais qui désormais a repris confiance et est prêt aux sacrifices nécessaires pour assurer un redressement économique, sans doute plus difficile à réaliser que la révolution politique et culturelle.

 

Cette confiance retrouvée est le meilleur gage de l’avenir. Le peuple n’est pas descendu dans la rue poussé par la faim, mais pour recouvrer sa liberté et sa dignité. Lors de la grève générale du 27 novembre 1989, pas une seule revendication catégorielle n’a été mise en avant. Cet esprit civique est en soi-même un atout considérable.

 

A Prague, le 21 août 1968, et plus encore le 27 août, quand Alexander Dubček, d’une voix brisée par les sanglots, a fait part à son retour d’URSS de la signature des « accords » de Moscou, j’ai vu les gens pleurer. Malgré une semaine intense de résistance active, intelligente, aussi digne, non violente et émouvante que la « révolution de velours », on savait que c’était fini. Ils ont encore pleuré quand Palach est mort. Je les ai revu verser des larmes le 29 décembre 1989 quand Havel est entré au Château, mais de joie cette fois.

 

Sur le pont Charles, sous les lumières de la ville reflétées par la Vltava, à l’ombre des tours de Mala Strana et de la Vieille Ville, au pied du Château, des jeunes gens, qui sont les enfants de ceux qui, en 1968, avaient entonné le premier chant de la liberté, se rassemblent par les douces soirées de ce printemps. Ils jouent de la guitare et ils chantent. Ils reprennent par exemple cette chanson de Jaroslav Hutka, interdite sous l’ancien régime, que les Pragois rassemblés sur la Place Venceslas ou à Letna chantaient en chœur en novembre 1989 :

 

« L’air est joli. La mer est plus jolie. Qu’est-ce qui est le plus joli ? Le plus joli, c’est un visage souriant.

« La table est solide. Le rocher est plus solide. Qu’est-ce qui est le plus solide ? Le plus solide, c’est la foi humaine.

« Le désert est vide. L’espace est plus vide. Qu’est-ce qui est le plus vide ? Le plus vide, c’est la vie sans amour.

« L’armée est puissante. Le droit est plus puissant. Qu’est-ce qui est le plus puissant ? Le plus puissant, c’est la Vérité.

« La planète est grande. L’eau y jaillit. Qu’est-ce qui est le plus grand ? Le plus grand, c’est la Liberté ».

 

Cette chanson, comme d’autres que les jeunes chantent sur le pont Charles et ailleurs en Tchécoslovaquie, exprime la joie, même si le tempérament tchèque et, peut-être, les épreuves du passé, teintent cette joie d’un peu de mélancolie. Ces jeunes manifestent aussi leur foi dans l’avenir. Il sera ce qu’il sera, mais ce sera, enfin, leur avenir.

 

Quand le Forum civique a décidé, en décembre dernier, de proposer « Havel au Château », le dissident-futur président avait fait inscrire sur les affiches qui portaient sa photo : « L’amour et la vérité doivent triompher de la haine et du mensonge ».

 

Oui, de Plzen à Košice, l’amour et la vérité l’ont emporté. Cette victoire est celle des Tchèques et des Slovaques. C’est aussi celle de l’Europe et du genre humain, car elle nous honore et nous grandit tous. Yves Barelli ; Prague, mars 1990 ». Fin de citation.

 

Pour conclure cet hommage à Václav Havel, une citation d’un de ses discours s’impose. Voici un court extrait de sa toute première allocution prononcée à la télévision au cours de la révolution de velours :

 

« Bonsoir, chers amis. Avant tout je voudrais remercier la télévision tchécoslovaque qui m’a permis de vous dire quelques mots. Je les ai écrit dans la matinée et je vais les lire directement sur ma feuille ; je n’aime pas les tricheries et je n’accepte pas que les hommes politiques lisent leurs discours sur l’appareil de lecture de la caméra, faisant ainsi semblant d’improviser. Il y a eu suffisamment de tromperies comme cela dans ce pays.

 

(….) Nous tous sommes reconnaissants aux étudiants d’avoir prêté à cette révolution un visage paisible, digne, je dirais même plein d’amour, que le monde entier admire aujourd’hui. Une révolte de la vérité contre le mensonge, une révolte de la netteté contre la saleté, une révolte du cœur humain contre la violence. Aux étudiants sont venus se joindre les gens de théâtre, puis le monde de la culture. Ce fut une étape importante, car elle permit d’enrichir cette révolution d’une dimension culturelle, comme l’exigeait la tradition de ce pays. En effet, c’est la culture qui, pendant des décennies, voire des siècles, fut porteuse de notre identité nationale à travers les périodes sombres de notre histoire. (….) ». Fin de citation.

 

L’évolution de la Tchéquie après cette belle Révolution de velours n’est sans doute pas exactement ce que beaucoup de ceux qui l’ont faite attendaient. La politique qu’a suivie ensuite le président Havel n’est pas exempte de critiques. Mais je crois qu’il l’a menée avec honnêteté et en conformité avec ses convictions et la conception qu’il se faisait d’une politique morale, m^me si on a pu diverger sur le sens à donner à ce mot.

 

Personnellement, et je crois que ce sentiment est partagé par la majorité des Tchèques, je garde des évènements de 1989 le souvenir de quelque chose de grand et de moralement beau. Une révolution sans mort ni violence, une fin de régime en douceur (c’est aussi à l’honneur de ceux qui sont partis), une révolution sans vengeance mais dans la dignité de tous et en premier lieu de ceux qui sont descendus dans la rue sans rien demander pour eux-mêmes mais tout pour la collectivité et la nation, donnant ainsi cette dimension culturelle, humaniste, civique et morale qu’il me plait à souligner.

 

J’ai eu la chance de vivre cette belle révolution, comme j’avais vécu en 1968 l’espoir du Printemps de Prague et la tristesse de l’été des tanks de la honte. J’ai eu la chance aussi de côtoyer, voire d’être l’ami de Havel et de la plupart des anciens dissidents, tels Petr Uhl, qui a écrit la préface de mon livre sur la révolution de velours, Dienstbier, devenu ministre des affaires étrangères ou Hajek, qui l’avait été dans un gouvernement précédent avant de rompre avec le parti, sans oublier Alexander Dubček, homme à la grande simplicité et gentillesse. Quand on a connu de tels personnages, on est réconcilié avec la politique et avec l’humanité.

 

Lorsque je suis à Prague, je fuis ces boutiques pour touristes qui dénaturent la cité depuis que le capitalisme en a fait un souk et je marche, seul, dans cette irréelle clarté de cette cité magique et je pense aux évènements que j’y ai vécus. Vous comprenez alors que cette ville qui a vu tant d’anti-héros faire l’Histoire, que cette terre où les citoyens préfèrent ces anti-héros qui lisent leurs textes aux politiciens brillants, que cette Nation, petite par la taille mais grande par l’histoire (au moins quand les Tchèques se décident, une fois tous les vingt ans, à « faire » l’histoire et non, comme maintenant, à la subir) occupent une place particulière dans mon cœur, même si, parfois, le présent ne me parait pas tout à fait à la hauteur du passé.

 

Mais cessons cette digression, presque cette jérémiade. Je ne veux pas jouer à l’ancien combattant qui regrette le temps qui s’enfuit. Gardons du passé le meilleur : le souvenir de Havel est devenu intemporel et universel. Il est dans la lignée de Gandhi, de Martin Luther King ou de Nelson Mandela qui ont marqué leur temps et leur terre d’un message qui est commun à tous les hommes de bonne volonté, capables de pardon et de réconciliation et non de vengeance, de désintéressement personnel et non de cupidité, d’amour et de vérité qui triomphent de la haine et du mensonge.

 

Ce message était aussi celui d’un petit enfant né dans une pauvre étable. Adieu Havel et joyeux Noël !

 

Yves Barelli, 19 décembre 2011

 

 

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commentaires

B
C'est une bonne question. On pourrait en effet considérer que Vaclav Havel aurait mérité le prix Nobel de la paix pour sa contribution exceptionnelle au changement politique pacifique en<br /> Tchécoslovaquie et pour son attitude quant à la réconciliation nationale.<br /> Celà pose sans doute le problème de la pertinence des choix de lauréats du prix Nabel de la Paix par le jury norvégien. Pluisieurs oublis lui ont été reprochés, en particulier celui de Gandhi. En<br /> sens inverse, l'attibution du prix à des personnalités dirigeant des pays pas particlièrement pacifiques, tels les Etats-Unis ou Israël, est certainement choquante.<br /> S'agissant de Havel, peut-être a-t-il été victime de l'actualité. En 1990; le prix Nobel a été attribué à Gorbatchev, lui aussi artisan d'un changement politique pacifique, sans doute de portée<br /> mondiale supérieure à celui de la Tchécoslovaquie. Ensuite, l'actualité s'est éloignée de l'Europe centrale et orientale et on peut se féliciter que Mandela ait obtenu le prix en 1993, peut-être en<br /> regrettant que le président du régime d'Apartheid de Klerk l'ait eu avec lui.<br /> Par la suite, on a un peu oublié Havel, qui lui-même a sans doute légèrement oublié les valeurs de paix et de fraternité qui étaient celles de la Révolution de velours en soutenant l'intervention<br /> américaine en Iraq ainsi que le déploiement de systèmes de fusées et de radars US en Europe centrale. Comme quoi, avec ou sans Nobel, nul n'est parfait...<br /> Yves Barelli
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V
Pourquoi n'a-t-il jamais eu le prix Nobel de la Paix ?
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